La Soustraction.
atea
« Cache-moi ça ! Cache moi ce corps! » dit-il en lançant une couverture sur la jeune femme étendue au sol. Elle s’écrasa, recouvrant à peine son corps à moitié nu. Il faut dire qu’il était maladroit. Il faut surtout dire qu’il était tétanisé. Saisi par la scène, il ne pouvait détacher son regard. « Remue toi ! Grouille !». Il bégaya. « Mec, qu’est-ce… mais qu’est-ce que t’as fait ? » Il n’attendait pas vraiment de réponse. Il ne voulait pas vraiment savoir. Au milieu de l’appartement, il se sentait seul. Enfin seul, tout était relatif. Il restait la présence de ce corps inerte. Cette femme qu’il ne connaissait pas quelques heures auparavant. Cette femme qu’il ne connaîtrait jamais, mais avec qui, il serait lié à jamais. Être présent le jour de sa mort avait quelque chose d’intime. S’occuper de son corps, quelque chose de solennel. Il ne se sentait pas à l’aise dans cette tâche. Ses cheveux blonds bouclés encadraient son visage fin. Elle était paisible, les yeux fermés. A son poignet, un bracelet en argent était gravé. Edwige. C’était probablement son prénom. Très proche du sien. Il s’appelait Edward. Cela le fit sourire puis il trouva que c’était macabre. Trouver une ressemblance aussi futile dans un moment aussi grave. Qui plus est avec une morte. Vraiment, il n’était pas sain d’esprit. Il se trouva même sordide.
Sordide. C’était bien un mot pour le définir. La trentaine. Bien planté. Il séduisait et le savait. Des yeux sombres, ténébreux. Un sourire ravageur, carnassier même. Il pouvait mettre mal à l’aise. La gent féminine recherchait sa virilité, la craignait aussi parfois. Il ne comptait plus ses conquêtes. Il n’en avait que trop. Il se rappelait de ses jeunes années où, ayant moins de pouvoir, les personnes l’ignoraient. Tout était prétexte pour se moquer de lui. Sa gaucherie, sa famille décousue, ses lunettes. Autant de coups portés à sa fierté. Aujourd’hui, il prenait sa revanche sur les autres. Il avait travaillé lentement. Il avait serré les dents. Aujourd’hui, il les méprisait tous. Il jouait un rôle merveilleux trouvait-il. Il aimait jouer à cache-cache avec les gens. Il savait se montrer doux, il savait se montrer humiliant aussi. Il savait choisir ses moments, ses victimes. Il aurait pu s’amuser avec Edwige. Elle était plutôt jolie. Il l’imaginait comptable à l’étage au-dessus. Il l’aurait séduite. Ils auraient pu passer du bon temps ensemble. Sa fraîcheur l’aurait énervé. Il aurait voulu souiller sa candeur, sa naïveté apparente… Machinalement, il caressa son épaule fragile. Sa peau était douce, chaude. Il cru qu’elle bougea. Il sentit des frissons le parcourir. « Bougre, même inerte, elle me fait de l’effet ! » s’exclama-t-il.
« Ne me touche pas ! » Elle voudrait hurler mais ce serait comme un suicide. Elle pria. Elle ne savait pas pourquoi, ni comment il fallait faire mais elle pria. Elle pria pour qu’il ne se rende pas compte qu’elle sortait de la torpeur dans laquelle il l’avait plongé. Au milieu de son appartement, elle se sentait bien seule. Un courant d’air froid lui fit prendre conscience qu’elle était dévêtue. Les sensations lui semblaient lointaines. Peut-être cela la préservait-elle de tout mouvement brusque. Elle pria encore. Elle ne savait que faire. Elle imaginait autant de possibilités que son cerveau embrumé, lui permettait. « Attendre qu’il s’endorme ? Et après ? Me lever ? Non, je vais tomber. Ramper ? Oui mais vers où ? La porte ? Le téléphone ? Et après, s’il me rattrape, il me tuera vraiment. Il se déchainera. » Il ne fallait pas qu’elle cède à la panique. Elle ne savait pas jusqu’où il irait. Il lui semblait bien perturbé. Son regard se voilait et un autre homme apparaissait. « Et s’il ne s’endort pas ? On peut rester là pendant des heures, des jours. Il va me garder. Il va me tuer à petits feux. Personne ne s’inquiètera de mon absence. » Personne n’avait prévu de l’appeler. Edwige s’était isolée. Elle était sociable le temps d’une soirée, mais elle n’avait pas grand monde dans sa vie. Mis à part son poisson combattant. Jekyll. Un ami lui avait montré ses couleurs dans un aquarium. Elle avait été subjuguée par son agressivité. Quelques temps après, elle avait appris qu’elle n’était qu’un numéro deux dans sa vie. Elle avait couru dans le magasin acheter ce poisson. Chaque jour, elle l’entrainait. Chaque jour, elle se rappelait de se méfier des hommes. Ils ne pénétreraient plus jamais son antre. Son appartement était devenue son repère, sa cachette. Là où elle pouvait être elle-même. Là où elle pouvait vivre sans carapace. Ils ne pénétreraient plus jamais soncœur. C’est ce qu’elle s’était imposée. Il y a toujours des exceptions. Une seule fois, elle s’était laissée aller. Et la voilà, à terre, telle une proie. Elle était à découvert. Elle ne savait que faire. Elle se dit qu’elle pouvait en finir à n’importe quel instant. Il lui suffisait de se manifester, ne serait-ce qu’un peu. Il ne lui ferait pas de cadeau. Elle le sentait.
« Mais qu’est ce qu’il fait ? Il ne m’écoute pas. Il fait la sourde oreille, comme toujours. Il m’a toujours ignoré. J’ai dû faire ça pour qu’il me prête attention. Elle s’est offerte, un vrai cadeau du destin. J’aurais pu jouer avec elle. Mais je m'en tape, je veux qu’il m’écoute. Ca fait trop longtemps qu’il me bride. Il m’enferme. Il m’oublie. Il fait comme si je n’existais pas. Je lui envoie des signaux. Rien à faire. Il va falloir que j’aille plus loin encore… »
Au milieu de l’appartement, Edward ne se sent plus vraiment en sécurité… Il entend une petite voix intérieure qui grogne. Elle tempête, elle rouspète. Ces derniers temps, il la sent de plus en plus présente. « C’est le surmenage ! » Il s’allonge près d’Edwige, tire la couverture pour la couvrir. Se collant contre elle, il fait un faux mouvement. Il cligne des yeux. Il jure avoir entendu unpetit grognement. Il se rapproche, colle son oreille contre sa bouche. « Tu respires ! Sale chienne !Tu es encore en vie ! Tu t’es moqué de moi ! » Il se met sur ses pieds en un bond. Se baisse, la prend par les bras et la relève. Lacouverture tombe. Elle ne tient pas sur ses jambes et retombe dans ses bras. Il la pousse contre le mur. Elle retombe, gémit. Elle ne réagit pas. Ce n’est qu’un moment à passer. Il monte en puissance. Il hurle. Il se jette sur elle. Il saisit ses cheveux et lui cogne la tête sur le sol à plusieurs reprises. La douleur est douce. La drogue l’anesthésie peut-être encore. Qu’importe, elle sent que sa fin approche. Elle pense à son poisson. « Qui s’occupera de lui maintenant ? » Son esprit la quitte doucement, sans bruit.
Une porte qui s’ouvre brusquement. Un brouhaha. Des cris, des lumières, des pas.
« A terre ! A terre ! Pas de geste brusque !
- Un médecin, vite ! Occupez-vous d’elle ! »
L’équipe d’intervention était au cœur de l’appartement. Edwige aurait été ravie de voir autant d’hommes. Elle aurait beaucoup moins apprécié qu’ils entrent chez elle comme ça. C’était son antre. C'était son lieu de retraite. Là où elle se soustrayait à la vie.
« Elle est morte. »
Et c’était là où elle se cacherait à jamais…
« Monsieur ! Répondez-moi ! Quel est votre nom ?
- …
-Ok. Bon trouvez moi ses papiers et embarquez-le !
-Edward. Edward Ailledeu qu’il s’appelle » répondit un policier.
C'est vraiment original comme point de vue, et comme mise en place de l'intrigue ! J'ai beaucoup aimé ta façon de montrer les personnages chacun dans leur solitude respective et puis le final ... Et t'as aussi très bien décliné ton mot dans ton texte :)
· Il y a environ 11 ans ·Enfin voilà, j'aime !
rafistoleuse
N'oublie pas de poster aussi sur le forum ;)
· Il y a environ 11 ans ·rafistoleuse
Merci pour ce commentaire. Ca me fait plaisir. J'suis contente que l'effet que je souhaitais, soit perçu... Notamment sur leur solitude qui les unit.
· Il y a environ 11 ans ·Fait pour le forum :)
atea
En tout cas, on sent que t'as pris plaisir à jouer avec ce mot, et c'est d'autant plus plaisant à lire :)
· Il y a environ 11 ans ·rafistoleuse