La tendresse

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Greta était appréciée de ses camarades, toujours prête à prendre l'initiative, quelles que soient les circonstances. Par exemple, c'est elle qui fut à l'origine pour son village de Garsteim de la création du premier cercle féminin des éclaireuses patriotes. Elle en prit naturellement la direction. Ainsi, tous les week-ends, on les voyait défiler, flambeau à la main et oriflamme en tête, chantant à tue-tête les airs à la mode, ceux du parti, qui glorifiaient la nation et la famille. Tout le monde applaudissait ce retour aux valeurs traditionnelles, après les années d'errance de la République de Weimar. Ainsi, on la surnomma la Tendre Hesse.

L'avenir semblait lumineux. On ne pouvait pourtant pas dire que sa scolarité fut des plus glorieuses. C'est à peine si elle savait lire et compter, à cause de ses capacités intellectuelles limitées et des obligations de la ferme. Dès son plus jeune âge, elle dut s'acquitter des tâches les plus pénibles pour pallier le handicap de son père qui avait perdu l'ouïe dans une tranchée de la Somme du côté de Péronne.

Quand les hommes furent mobilisés, il fallut bien que les femmes prennent le relais. C'est en toute logique que Frantz Hartmann, le tout puissant et influant responsable du district, pensa à elle quand il eut écho que l'on recherchait à former des responsables pour les intégrer dans une unité spéciale. Il parvint facilement à convaincre Papa Hesse. Le salaire était de cinquante marks, plus le gite et le couvert offerts. En sus, il s'arrangerait pour lui adjoindre sur l'exploitation deux prisonniers français du stalag voisin.

Elle passa les épreuves haut la main. Ses capacités physiques n'étaient pas à démontrer. Elle surpassa tout le monde aux épreuves d'endurance qui consistaient à soulever des poids. Au niveau des tests psychologiques, on détecta chez elle sa faculté à répondre aux ordres et à les appliquer sans l'ombre d'un doute. Elle sut d'ailleurs ânonner sans la moindre erreur tous les textes de propagande qui lui furent soumis. Quant à prouver son aryanité, ce fut une formalité. Les derniers étrangers que l'on intégra dans la vallée remontaient à près de quatre siècles ; des paysans cévenols qui fuyaient la Contre-Réforme et qui surent s'adapter aux mœurs locales. En ses gènes ne coulaient pas la moindre trace de sang impur.

Après deux mois de formation sur les bases du métier à Dachau, elle intégra Ravensbrück en novembre. Depuis deux semaines, le givre couvrait la campagne. Elle n'en avait cure, fièrement et chaudement vêtue de son uniforme d'oberaufseherin. Ce n'était pas le froid qui était le plus déstabilisant. C'était l'odeur âcre qui enveloppait le camp et qui ne la quitterait plus, imprégnant chaque parcelle de son corps.

Elle eut très vite à cœur de se mettre à l'ouvrage. Elle ne rechignait pas à les mettre toutes au pas et prouver à ses supérieures qu'elles n'avaient pas à regretter son embauche. Contrairement à quelques comparses qui jetèrent rapidement l'éponge, préférant aller se planquer à Berlin comme secrétaires, elle n'y voyait aucun inconvénient. Goebbels avait bien œuvré. À ses yeux, elle n'y côtoyait que de la vermine. Elle ne faisait aucune différence avec son travail champêtre, hormis peut être que les fesses qu'elle rougissait à coups de schlag étaient moins dodues que celles des vaches qu'elle emmenait paître. Les meuglements des détenues en polonais, en yiddish ou en rom lui étaient tout autant incompréhensibles que ceux d'un troupeau.

Il faut cependant admette que, même pour elle, ce n'était pas de tout repos. Fort heureusement, les activités ne manquaient pas. Lors des soirées, la tendre Hesse refaisait surface, ne refusant jamais les avances d'un bel officier.

À son procès, elle n'eut de cesse de répéter qu'elle n'avait fait que son devoir. Quand on passa la corde autour de son cou, elle n'eut pour seul regret que ne pas avoir revu sa tendre province du Hesse.

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