La terre
waxette
La terre colle a ses chaussures.
Chaque pas pèse plus, chaque geste lui est plus raide. Le cheval devant lutte aussi obstinément contre cette pègue, pour tirer en avant l’harnachement qui le retient puissamment en arrière. Mais la silhouette qui pousse le soc, à un mètre de sa queue, veut valoir son homme. Pour l’aider, elle pousse en crachant son haleine, suant et ahanant, entêtée contre le froid, la terre et les pierres, les manches de bois calés contre le haut du torse, ruant de toutes ses forces contre le sol qui s’agrippe au fer de la charrue.
Elle console son dos douloureux en regardant la quinzaine de mètres qui la séparent du bout du champ, de cette insignifiante parcelle qu’elle a décidé de travailler, et les sillons hésitants et hasardeux qu’elle a déjà tracé dans la colle.
Le vent ne l’aide pas, balayant ses jupes pourtant lourdes et épaisses, tentant de la coucher sur l’herbe drue qu’elle retourne péniblement. Il s’engouffre au bout du vallon, en suit le goulet, à peine freiné par les arbres qui bordent le débaoù où récoltes finies on viendra jeter l’inutile, avec le fumier des lapins et la paille souillée des chevaux, pour le répandre en précieux humus au pied des oliviers quand en viendrai le temps, et vient gonfler sa robe, libérer ses cheveux qui se collent au visage claquent au vent, s’emmêlent devant ses yeux de minuscules nœuds qu’il faudra ce soir longuement démêler quand, les enfants soigneusement bordés et couchés, elle calerais la bûche au fond de l’âtre et se dévêtirait enfin devant la chaleur réconfortante de l’immense cheminée, au coin de laquelle fumera sa tasse de tilleul, apaisante tisane de la nuit, et qu’elle boira un peu refroidie avant de passer à son tour les braises entre les draps gelés comme de l’eau tout juste puisée. Jambes lourdes, reins douloureux, des bleus foncés, virant vers ces couleurs mêlées qui font mal, de chaque côté du torse là où le bois, ce matin lui écrase la peau.
Elle massera doucement ses bras, sous la manche de la chemise, presque machinalement, malgré tout heureuse que ces marques témoignent du travail accompli. Ils auront des légumes, au moins et, en pensant à la place vide à côté d’elle dans le lit, au travail qu’il n’accomplira pas demain et qu’elle devra encore ajouter au sien, elle se dit qu’il n’aura pas à rougir, qu’il pourra la serrer, l’embrasser sur le front, arrimés l’un à l’autre sur le bout du champs, enfin tranquilles et réunis. En poussant sur son bois, en pesant sur la terre, la tranchant, lui ouvrant les entrailles pour remonter à l’air celle humide prête à recevoir les semences, en s’épuisant de trop rudes travaux, pestant contre la bête qui ne tire pas assez et la terre qui s’accroche trop, au moins n’aura -t- elle pas le temps de penser à ce vide à côté d’elle, qui veille et la suit, à cette crainte, immense comme sa fatigue, de ne jamais lire la fierté dans son regard, à cette lettre qui n’arrive pas, à ces nouvelles, qui tardent bien trop. En hurlant contre la bête, dans le vent qui rend muet le moindre de ses cris, au moins ces pensées noires ne la suivent-elle pas, au milieu du champs traître et humide qui colle à ses chaussures.
Elle s’endormira lourdement ce soir, aidée par l’infusion et la fatigue, lutant avec un peu plus de renoncement contre ses démons noirs, espérant la lettre tout autant qu’elle redoute de la recevoir. Elle dormira sans rêves, sera surprise d’être éveillée si tôt et d’arriver encore à se lever, lorsque les petit réclameront leur pitance. Et elle recommencera, mêmes gestes, mêmes rituels, mêmes fatigues.
Comme hier, d’ailleurs, et comme demain. Sûrement.