La tonte d'automne

Frankie Perussault

Les tribulations d'une bergère dans l'hémisphère sud

Au retour à l'auberge, une affiche fraîche offrait une place nourrie logée dans une ferme à moutons en échange d'un coup de main pour la tonte d'automne. Le lendemain, ELLE était à Hamilton, en bottes de caoutchouc, comptant des moutons.

- C'est bête d'avoir laissé Fadièse à Auckland, dit Li-Yane le soir dans la chambre.

- Et l'appareil photo! ajouta ELLE.

Puis elle se tut.

- C'est une drôle de pagaille ici, continua Li-Yane, trouvant l'atmosphère frais, les gens distants et la maison pas belle.

ELLE ne répondant pas, Li-Yane se tut aussi.


Le deuxième jour, ELLE était debout à six heures.

- Passe par là et libère les chiens,  lui avait dit Jim, le patron éleveur de moutons,  ...et rejoins-moi au hangar.

Les trois chiens étaient dans des petites cages sur pilotis, près d'un abri en demi-lune où étaient pendu des brides pour chevaux, à mi-chemin entre l'habitation et le hangar aux moutons. Ils s'élancèrent hors de leurs cages, fous d'impatience et de passion pour leur métier de bergers. Elle les avait vu faire la veille, obéissans aux commandes de Jim pour rabattre les moutons et les faire aller où il voulait.


- Reste là jusqu'à mon retour,  avait dit Jim.

ELLE, plantée en sentinelle à la porte du hangar, observait les trois hommes courbés en deux sur leur mouton, soutenus par une ventrière accrochée à un ressort pendant d'une poutre, pour un peu plus de confort, ou un peu moins de mal aux reins. La radio à tue-tête. Les tondeuses à fond. La laine qui tombait des tondeuses, était poussée par trois femmes à l'aide d'un balai raclette vers un quatrième homme qui la ramassait et l'enfournait dans une espèce de tonneau carré. De temps en temps, il montait dans le tonneau et tassait la laine avec ses pieds. Technologie des siècles précédents. Poussière et odeur des brebis parquées sous le plancher attendant leur tour. Aucune panique chez les bêtes; elles avaient l'air d'en avoir vu d'autres. C'était la tonte d'automne. Moins de laine mais de meilleure qualité, avait dit le patron, et une fois tondues, comme elles ont froid, elles engraissent plus vite.


- Prends cette moto et suis-moi, on va chercher les brebis qui restent dans le carré du bas.

La moto en question était une quatre roues tout terrain, métissage d'un cheval et d'une jeep, ça se conduisait comme une mobylette. Jim en avait deux. Celle de ELLE n'avait pas de marche arrière. A un moment, elle passa trop près d'un poteau et y coinça sa roue arrière droite. Elle tira et poussa l'engin, puis mit les gaz pour rattraper le patron qui filait devant sans s'occuper des bosses ou des creux, ni des pentes de terrain. Il fallait ouvrir les barrières pour le passage du troupeau, encercler les brebis et les faire avancer vers le hangar. Les chiens courraient de tous leurs muscles.


Au hangar, les moutons tondus attendaient serrés dans les parcs. ELLE avait décrété qu'un bon berger guide ses moutons devant. Jim n'avait pas insisté sur la méthode, il lui faisait confiance, lui donnant les ordres de renvoyer tels moutons de tel parc dans tel pré. Elle effectuait son travail de bergère avec plaisir, ouvrant les barrières, fermant les barrières et marchant devant son troupeau de brebis tondues. Une fois ce lot acheminé, elle revenait au hangar en chercher un autre.


Jim donnait un coup de main au hangar en haut pour la fermeture des balles de laine et criait à ELLE de faire monter les brebis encore à tondre. Elle passait sous le plancher, ouvrait les barrières des enclos, criait des yo-o-o en gesticulant pour faire monter les brebis par un passage glissant. Une fois, elle apparut en haut derrière les brebis, enjambant les cloisons des enclos et ressortant à la porte où les tondeurs prenaient les bêtes à faire. Son arrivée par là fit son petit effet. Elle lut un certain respect dans le regard des tondeurs. "Pas peur de la merde, hein?" semblait être le message.


A la pause café, on buvait un boc de thé au lait avec un morceau de gâteau, installé sur les balles de laine qui s'entassaient.


Un jour, il n'y eut plus de moutons à tondre. Il en restait dans un parc qu'il fallait trier pour le camion de 7h le lendemain matin. Un lot d'agneaux partait aux enchères du marché aux moutons d'Hamilton. Un lot de brebis pleines restait au hangar pour être échographiées.


Le dimanche matin, Jim et ELLE attendaient au hangar. L'échographiste n'était pas vétérinaire, il possédait l'équipement nécessaire et le savoir-faire. Il se dérangeait le dimanche. Les brebis n'auraient pas tenu un jour de plus sans manger. Elles stationnaient dans les parcs et les enclos depuis le début de la tonte déjà. Certaines étaient malades. Jim en avait égorgé deux qu'il avait laissées sur une remorque. Difficile de savoir pourquoi elles étaient malades. Le vétérinaire coûtait trop cher.


L'échographiste arriva, mit son matériel en place et le travail commença. ELLE, un compteur en main, devait rester postée de l'autre côté de la machine où les brebis étaient immobilisées quelques secondes, le temps que l'échographiste leur enfourne le bras dans le vagin avec un lecteur de sons en forme de pénis de bêlier.


Les plaisanteries grasses sur les bêliers qui les avaient engrossées, allaient bon train, quelque peu tempérées, se disait ELLE, par sa présence. Le ton était franchement misogyne, élogieux des mâles ovins tout puissants avec lesquels les hommes du hangar semblaient s'identifier.


Un voisin était venu donner un coup de main. Jim poussait les brebis des enclos dans un couloir étroit, le voisin les poussait dans la machine. Les brebis tondues et échographiées s'entassaient dans l'enclos du bout, maintenant très boueux et couvert d'urine stagnante. ELLE, de temps en temps, traversait cet enclos et allait en ouvrir la barrière. Les brebis s'engouffraient dans le passage pour se ruer sur l'herbe du talus d'en face.


Au bout de plusieurs heures, le travail fut fait. Le taux de brebis restées stériles était satisfaisant et le nombre d'agneaux à naître d'ici le printemps, de quoi réjouir le patron. Les 1500 bêtes éparpillées sur le talus autour du hangar allaient rejoindr leur pré, à plusieurs kilomètres de là. Deux quads, trois chiens, trois personnes et plusieurs heures plus tard, elles étaient laissées à brouter sur plusieurs hectares de mauvais pâturages. Jim et ELLE étaient rentrés à la maison, harassés.

- 6% d'échec,  avait-il dit à sa femme qui savait compter, ...ça aurait pu être pire.

Signaler ce texte