La tricoteuse
Möly
Chapitre I
Voilà une chose que j'aimais réellement faire, une de ces petites activités qui pouvaient sembler insignifiantes mais qui, moi, m'apaisaient et me laissaient concentrée des heures durant. Et les gens qui me connaissaient un peu savaient à quel point cela était difficile pour moi. J'étais donc en train de tricoter un gilet en plein mois d'août, ce qui rendait la chose d'autant plus stupide ; afin de me détendre. J'avais découvert ce petit plaisir grâce à ma grand-mère maternelle qui m'avait appris, très tôt, à me servir de ces longues aiguilles. Elle les maniait habilement et je pouvais rester regarder ses gestes précis et rapides faire apparaître au fur et à mesure du temps des manches, des cols, des morceaux de vêtements qui devenaient mon nouveau pull ou ma nouvelle écharpe. Je l'observais, ses mains ridées si agiles et son regard imperturbablement posé sur son travail en phase d'accomplissement. Un jour, elle se décida à me mettre entre les mains ces aiguilles et une pelote de laine ; et elle m'apprit ses gestes, ses méthodes. Je ne m'étais jamais arrêtée.
J'étais donc en train de confectionner un gilet pour une amie, elle me l'avait déjà demandé l'hiver dernier mais ma liste de commandes se rallongeant au fil du temps ; je ne l'avais pas terminé au moment voulu. J'étais tranquillement installée sur mon transat, je vivais dans un petit appartement avec balcon. De mon perchoir, j'avais vu sur un petit centre commercial de quartier, et un espace vert composé d'une étendue d'eau, quelques bancs et des machines de torture pour sportifs invétérés. Je voyais donc la vie s'affairer sous mes pieds, les allers et venus des voisins, les chamailleries des enfants ; la vie paisible des canards barbotant sur l'eau. En bref, je n'avais pas une vue magnifique sur la mer, sans vis-à-vis. Mais je me sentais plutôt bien chez moi. Je m'y étais habituée, dirais-je. Cela faisait maintenant cinq ans que j'y étais, cinq ans que je travaillais pour une boîte japonaise qui me payait à mettre en page et styliser son site internet ainsi que ses flyers, publicités, affiches. En bref, je faisais de la communication et du graphisme. Ce n'était pas mon plan d'avenir de départ mais je m'en étais accommodée. Et j'appréciais de ne pas avoir de collègues lourds, collants ou stupides. De ne pas avoir de patron stressant et stressé au front transpirant ou aux remarques déplacées. J'étais en lien via mail et dans le pire des cas via Skype. De plus, travaillant de chez moi, j'organisais mon temps comme je le désirais. Depuis cinq ans, ma petite routine s'était donc installée à ce rythme.
J'habitais dans une ville moyenne. Cela permettait d'éviter les commérages usuels aux petits villages dans lesquels tout le monde se connaît voire tout le monde est de la même famille. Mais ne le sait pas vraiment…Mais j'évitais le trop plein de foules, de gens agglutinés les uns aux autres dans des vieux métros sales et bondés. Finalement, j'avais quelque peu trouvé un certain équilibre dans ma vie. Approchant les trente ans à grand pas, il le fallait bien. C'était important, du moins, selon les dires des autres. Des gens. Mes parents étaient rassurés, pour eux, j'avais de l'argent et un logement ; c'était un poids en moins sur leurs épaules. Ils m'avaient donc un peu lâché ces dernières années et je m'étais sentie plus libre et plus indépendante.
Mes amis étaient toujours plus ou moins présents, plus ou moins nombreux. Les soirées du samedi soir continuaient toujours à exister. Les célibataires persistants les faisant perdurer sans vraiment le vouloir. Les trentenaires célibataire d'autant plus. Voyant leur vie filer au rythme des aiguilles de leur montre, ils avaient envie de stabilité relationnelle, de couple, de copulation, d'enfants et plus d'enfantillages. Ils devenaient chiants, pour certains. Et puis mes amies, les plus proches, celles venant du plus loin de ma vie ; elles étaient toujours les mêmes. Linda, même fiancée avec un enfant ; restait la Linda excitée et curieuse que j'avais toujours connu. Elle était aussi la romantique pure et dure de notre trio et il était évident qu'à son âge elle aurait déjà un enfant et s'apprêterait à se marier. Cela n‘avait pas été une surprise. Nora, elle, voyageait à travers le monde, à son bras un nouveau compagnon de voyage ou plus si affinités. Elle parcourait la planète pour tenir son blog sur « le voyage et autres conseils ». Elle s'était lancée dans ce projet à 23 ans à peine après un voyage de deux mois, en vélo, à travers la France. Evidemment à notre époque, les blogs et autre vidéos sur internet pouvaient avoir un succès retentissant comme rester inexistant aux yeux de la planète. Le style de Nora, son talent de photographe et, bon, il faut surtout le dire ; son physique avantageux l'avait propulsé dans le top des blogs de voyage. Elle en vivait maintenant. J'avais toujours un peu envié Nora, plus jeune c'était parce qu'elle était le canon du lycée, de la fac, de la ville. Plus vieille, c'était parce qu'en plus d'être canon, elle avait une vie trépidante.
Bref, j'adorais mes deux meilleures amies et chaque année nous partions toutes les trois deux semaines en vacances. C'était devenu notre rituel pour faire durer et perdurer notre amitié. La première fois, nous avions fait du camping près de chez nous, en bord de mer. Nous avions passé deux semaines à nous dorer la pilule, acheter du rhum pour se faire des mojitos ratés et trop alcoolisés et rejoindre les groupes autour des feux sur la plage. Si nos parents nous avaient vus, ils nous auraient probablement interdits de repartir ensemble. Les randonnées, les sorties kayaks et autres promenades pour les photos souvenirs n'eurent jamais lieu. Du moins, nous avions des photos souvenirs mais nous les avions gardées pour nous. Cet été-là, j'avais rencontré Nicolas. Il avait ri avec moi, et n'avait pas remarqué Nora comme tous les garçons habituellement. Il m'avait remarqué, moi, Erin. Je n'avais vécu que des flirts insignifiants auparavant, dans les boums ou autres soirées d'anniversaire gênantes ; transpirant la puberté. Ce soir-là, Nicolas était réellement tombé sous mon charme. Il avait deux ans de plus que moi. Il était souriant, léger et avait en lui tout le désir du monde. J'en étais instantanément tombée amoureuse.
Pendant une semaine et demie, je n'ai cessé de penser à lui. On se voyait tous les soirs aux feux. La journée, il s'occupait avec ses amis et moi avec les miennes. Nora et Linda remarquèrent très vite mon engouement pour cette relation que je percevais comme réelle et sérieuse. Elles m'avaient conseillé de ne pas m'emballer, de vivre une relation de vacances sympa. Nora avait même ajouté qu'il était sûrement en couple, qu'il avait envie de s'amuser mais que j'en avais autant le droit. Je l'avais détestée. Non, Nicolas n'était pas déjà en couple. Je ne savais pas d'où il venait mais il était honnête, j'en étais persuadée. J'avais mis de côté mes amies, qui m'avaient déçues ; pour passer du temps avec Nicolas. Ou plutôt à l'attendre, la plupart du temps. Alors je tricotais, ça me calmait. Et le soir venu, je finissais dans ses bras. Et un soir, je terminai dans sa tente. Ça n'était pas ma première fois. J'avais déjà fait l'amour avec un garçon, ça avait été nul. La soirée du repas de Noël entre classes. J'avais bu, on avait terminé chez une fille qui n'était même pas dans notre classe. Il m'a embrassé, j'ai aimé ça. Il m'a collé à lui, j'ai bu des shooters. Lui aussi. Et puis on a perdu notre virginité ensemble. On s'est recroisés au lycée plus tard mais il n'y avait aucune chance à donner à cette histoire d'un soir. Avec Nicolas, c'était différent. Ma vraie première fois avait été avec lui, j'avais des sentiments pour lui ; il avait été parfait. J'en étais folle.
La fin des vacances a sonné le glas de notre romance. Je voulais le revoir, je lui ai laissé mes coordonnées et pris les siennes. Et c'est à ce moment-là que j'ai su qu'il vivait à l‘autre bout de la France. Il m'a gentiment fait comprendre que ça serait sûrement compliqué de se revoir, qu'il avait passé des supers moments avec moi. Et puis, je ne sais plus comment, j'ai su qu'il était effectivement déjà en couple avec une autre fille.
Ce fut mon premier chagrin d'amour, j'en eus le cœur brisé pendant des mois. Malheureusement pour moi, ce ne fut ni le premier, ni le dernier. De mes seize ans à mes 25 ans, j'écumai les histoires : certaines jolies, d'autres ratées. Certaines d'un soir, d'autres plus longues. La finalité était toujours la même ; j'étais déçue, triste ou atterrée. Nora et Linda restaient confiantes, me soutenaient. Quand Linda commença à s'installer avec Flynn ; à préparer des projets futurs à deux ; j'eus du mal à m'y faire et surtout à me confronter à mes propres échecs. Leur histoire était, pour couronner le tout, très belle. Peut-être un peu trop romantique à mon goût, mais ça collait tellement à Linda. Flynn était son correspondant irlandais à la fac. Elle avait 19 ans et lui vingt. Ils ne s'étaient pas mis en couple de suite même si Nora et moi avions immédiatement vu l'évidente attraction entre eux. Linda voulait que Flynn lui prouve son intérêt pour elle, ses sentiments, ce qu'il éprouvait. Le pauvre était si timide que pendant les trois mois qu'il passa en France, épris de Linda, il ne tenta rien. Linda devait partir à son tour six mois plus tard. Elle resta en France trois mois durant lesquels ils étaient plus proches que jamais, mais il ne se passa rien. Nora en était exaspérée. Linda rentra en France, transformée. Elle avoua alors qu'elle était folle amoureuse de lui ; elle avait si peur qu'il ne soit pas à la hauteur de ses sentiments ou qu'il l'aime moins ; qu'elle le faisait ramer. Et c'était le cas de le dire…Pour prouver son amour à sa Juliette, le Roméo irlandais avait traversé la mer en voilier. Il n'avait pas littéralement ramé mais il était parti en solo sur la manche pour arriver à bon port avec deux valises. Linda se jeta à son cou, finit par craquer et arrêta de torturer le pauvre garçon. Evidemment, tout le monde ne rêvait pas de ce genre d'histoire et je n'étais pas friande ce type de démonstration romanesque. Mais c'était toujours mieux que mes minables et pathétiques histoires sur fond de tristesse et de regrets ou de remords. Nora, elle, était la fille libre et libérée ; indépendante. Sans attaches et vivant à cent à l'heure sans penser à après. Elle oscillait entre réussites et échecs sans baisser les bras, elle repartait toujours comme une capitaine de navire, fière, à sa barre. Cela avait payé. Elle ne voulait pas « se ranger » et ses différentes romances exotiques la ravissaient et la comblaient.
Et moi, j'étais entre les deux, j'étais là avec ma morosité et ma rancœur accumulée. Je les voyais moins souvent, nous faisions notre vie chacune de notre côté. Nous essayions toujours d'être disponible les unes pour les autres mais entre Nora qui décollait et atterrissait à tout moment et Linda qui préférait cocooner avec Flynn et leur bébé ; j'étais la pauvre fille à la vie fade et chiante. A 25 ans, les soirées arrosées et interminables commencèrent à me fatiguer. Et plus que tout, ces rencontres inutiles et dérisoires à me peser sur le cœur, le corps et l'esprit. Je n'étais pas du genre solitaire et casanière ; j'avais besoin de prendre l'air et de ses sorties. Mais toutes ces rencontres ratées avec ces types nuls, me rendirent, au-delà du stade de malheureuse : amère et cynique. Je ne supportais plus les techniques de drague foireuses des uns, les regards soutenus des autres. Une main posée au hasard sur mon épaule me hérissait les poils. Je me mis alors à ne même plus supporter la gent masculine tout court. Heureusement, mes amis « mâles » bénéficiant du statut ami depuis longtemps étaient pour moi asexués. Tout comme mon père et mon frère. Les autres, par contre, étaient devenus au fil des ans, mes ennemis.
J'avais presque terminé le gilet pour Linda, j'allais pouvoir entamer celui de sa fille. Il était maintenant dix huit heures, je n'avais pas de plan pour le soir même. Je ne savais pas si j'avais envie de sortir ou de rester regarder tous les épisodes de la nouvelle saison de ma série favorite. J'étais dans l'incertitude de volonté. Une part de moi avait envie de s'affaler dans son lit et de boire un thé devant son ordinateur ; l'autre partie voulait sortir et faire la fête. Boire des mojitos et danser. Dilemme. J'en eus assez de tricoter, je laissai donc mes travaux entamés de côté pour me préparer à manger. Le temps de cuisiner, soit je me serais décidée, soit on m'aura aidé à prendre une décision.
J'ouvris mon frigo et me rendis compte qu'il y avait déjà pleins de tupperware remplis de repas précédemment préparés. Comme je n'aimais pas manger la même chose deux fois de suite mais que je cuisinais en trop grande quantité ; comme si j'avais une famille de six bouches à nourrir, il restait tout le temps une part ou deux. A mon grand désarroi, je dus en jeter deux dont le contenu avait moisi. J'en sortis un qui me plut bien et me fit envie. Il n'y avait plus qu'à le mettre au micro ondes et mon repas était prêt. Je l'avouai, j'avais la flemme de couper des légumes, de cuire, d'assaisonner, de faire revenir. En gros, de faire la cuisine.
On sonna alors à ma porte. Ça n'était pas l'interphone mais à la porte de mon appartement. Ce qui était étonnant puisque à part mon frère qui possédait le double de mes clefs, aucun autre de mes proches ne pouvait rentrer dans le bâtiment. Ou alors un voisin leur aurait ouvert. Mais lequel d'entre eux débarquait chez moi maintenant sans même m'avoir envoyé un texto ? Je me posai toujours mille et une questions quand un évènement inattendu m'arrivait. Il suffisait juste que j'aille ouvrir pour répondre à tous ces questionnements. Je me dirigeai vers ma porte, qui ne possédait pas de judas ; et l'ouvris.
Cela faisait cinq minutes que l'individu inconnu était maintenant assis à mon bureau, à faire des recherches sur internet. Je l'observai tout en faisant mine de manger, laissant refroidir mes courgettes à la crème qui avaient soudainement un aspect beaucoup moins ragoûtant. Afin de ne pas passer pour une effrontée, je me permis de briser le silence. Après tout, il était mon nouveau voisin ; c'était important d'avoir des liens cordiaux pour éviter tous conflits de proximité.
- Je peux vous offrir à boire ?
Il se retourna, légèrement surpris, sûrement coupé dans ses pensées.
- Heu…Oui, je veux bien mais je ne voulais pas vous déranger…
Un bel homme. Approchant la quarantaine, les cheveux légèrement grisonnant ; mais grisonnant sexy. Un look de quarantenaire dynamique et cool, à la fois. Et un joli regard enfantin. A première vue, c'était indéniable, il me plaisait bien. Mais je tentai de réprimer cette attraction ; il valait mieux éviter. Je décapsulai deux bières fraîches.
- Est-ce qu'on peut se tutoyer ? demanda-t-il pendant que je lui tendais son verre, je trouve ça moins froid.
- Ça me va. Acquiesçai-je
Il sourit poliment et se retourna vers l'écran.
- J'ai retrouvé le mail et j'ai le numéro. Je peux vous emprunter votre téléphone ? Je suis vraiment désolé, tout était censé être en ordre à mon emménagement…
Je lui rendis son sourire, haussai les épaules et répondis :
- Nan, c'est bon, je comprends. Vas-y, sers-toi du téléphone.
Nous discutâmes de banalités le temps qu'il termine sa bière puis il rentra chez lui me laissant entendre qu'il m'inviterait à sa pendaison de crémaillère pour me remercier. A ces mots, une peur irrationnelle s'empara de moi. Je me calmai et me répétai comme à chaque fois qu'il n'y avait aucune raison que ça se passe mal. C'est là que Cédric m'appela pour me proposer un petit apéritif chez lui avant de sortir en ville. J'acceptai, je n'avais plus envie de rester seule chez moi.
Gueule de bois monumentale au réveil, je me levai tant bien que mal pour avaler un Doliprane et me recoucher sous ma couette. Je détestai me dire qu'il fallait que j'arrête de boire puisque je ne le ferai jamais. Mais ces lendemains de soirée me rendaient folle à chaque fois. Je m'infligeai cela toute seule et c'était stupide ce besoin de s'enivrer à tout prix. En parlant de prix, j'avais sûrement du dépenser une petite somme en shooters offert aux copains…Tant pis, la soirée avait été sympa. J'avais même récupéré un numéro de téléphone d'un inconnu que je ne rappellerais jamais. A moins qu'une envie de me dépenser ne me vienne un jour et que je n'aie que lui sous la main.
Je repensais à mon voisin, je ne lui avais même pas demandé comment il s'appelait. Lui non plus d'ailleurs, ne m'avait pas posé la question. Je me donnai mentalement deux claques pour me recentrer. Il était hors de question de jeter mon dévolu sur ce type, c'était insensé et c'était un jeu dangereux. Il finirait comme à chaque fois, et ça n'était pas ce que je cherchais. Des relations saines et cordiales avec ses voisins, et c'était mieux comme ça. Je n'irai frapper à sa porte qu'en cas d'urgence ; plus de sel ou besoin de pommade contre les brûlures. Déjà, le fait de m'auto-convaincre de cela annonçait la couleur. J'avais clairement craqué sur lui. Mais, et lui ? M'avait-il trouvé séduisante ?
Je passai mon dimanche à somnoler, j'eus la motivation de cuire des pâtes et de les recouvrir de gruyère. Vers 17 heures, je me traînai jusqu'à ma douche pour me sentir un minimum propre et je retournai immédiatement dans mon lit. Dans ces moments, un lit semble être un cocon, un havre de paix, un soutien incommensurable. Le seul endroit sur terre où on peut se sentir bien, rassuré et en sécurité. Enveloppée dans ma couette, la tête enfouie dans mon oreiller ; le sommeil pouvait m'envahir rapidement. Un coup de téléphone strident me sortit de mes rêves violemment, je grommelai. C'était Cédric.
- Alors grosse patate, on a encore mal fini hier soir ?
Ce garçon était charmant, il avait toujours les mots pour faire plaisir. « Grosse patate » était mon surnom depuis qu'on se connaissait, depuis donc presque dix ans. Je l'entendis glousser au téléphone, je perçus d'autres voix avec lui qui semblaient ricaner.
- Vous êtes relous là…Je suis pas bien…Qu'est-ce tu veux ? grognai-je
- Je voulais savoir si tu avais eu des nouvelles de ton voisin. T'as pas eu de souci ?
Je sursautai, m'assis contre la tête de lit, les yeux écarquillés.
- Comment ça ?! m'écriai-je
Un blanc qui signifiait beaucoup mais surtout le pire s'installa. Il enchaîna :
- Bhen tu nous as bassiné avec lui quand t'as commencé à être bien saoule comme d'hab et puis tu as dit qu'en rentrant tu irais sonner chez lui. Bérénice t'as raccompagné et apparemment tu as sonné à son interphone deux ou trois fois avant de rentrer chez toi…difficilement…
Je n'en crus pas mes oreilles. Mais quelle conne ! Il fallait maintenant espérer qu'il ne se douterait pas un seul instant que la folle qui sonnait chez lui à 5 heures du matin c'était moi. Ou tout bonnement, que lui aussi, s'était absenté de chez lui.
- Putain…marmonnai-je, nan…bhen, je sais pas…je suis restée clouée au lit toute la journée…Qu'est-ce que je suis conne…
Cédric me rassura en me disant que ça n'était pas bien grave, que je ne lui avais pas sauté au cou, je n'avais pas frappé à sa porte en titubant. Je raccrochai et m'enfouis dans mes couvertures, me recouvrant la tête comme pour me cacher de ma propre honte. Et je m'endormis.
Le fameux voisin, prénommé Léo, je ne l'avais recroisé que rapidement dans le couloir. J'avais vu son prénom sur la boîte aux lettres, je l'avais trouvé doux et presque étonnant pour un homme de son âge. Apparemment, il n'avait pas eu vent de mes folies alcoolisées, ou alors avait-il préféré éviter le sujet et m'éviter, moi aussi. Depuis une semaine, la boîte pour laquelle je bossais m'avait demandé de « redonner un coup de fouet » à leur site. J'étais donc devenue un zombie du travail, buvant café sur café et fumant clope sur clope. Mon rythme de travail n'était pas sain et c'était pour cela que je réclamais le repos éternel pour les travailleurs et une vie libre…En attendant, cela me permettait de payer mon loyer et ma voiture ; comme une bonne petite citoyenne française que j'étais. Je prenais le temps d'une courte pause déjeuner pour être libre plus tôt l'après-midi. J'avais repris la course, pour extérioriser et me sentir plus en forme et je m'y tenais au moins une fois par semaine. Le jeudi, c'était parfait.
Je faisais le même tour, la première partie m'amenait dans un sentier en forêt puis cela débouchait autour d'un étang et je remontai le long d'une rivière ; enfin j'arrivai sur la côté et rejoignais la route me ramenant chez moi. Je croisais régulièrement des sportifs de tout âge et tous niveaux ; j'aimais cette solidarité qui exaltait, elle n'était que palpable car difficile d'échanger des bavardages de courtoisie avec quelqu'un qui courait ou pédalait à toute vitesse. Mais les sourires et autres hochements de tête qui m'étaient adressés étaient autant d'encouragements qui me revigoraient.
Un méchant point de côté me fit faire une halte, je trottinai sur place en buvant de grande rasade d'eau. Soudain, une voix me fit sursauter.
- C'est vraiment désagréable, hein…
Je me retournai en sursautant, surprise que l'on m'adresse la parole.
- Excuse-moi, je voulais pas arriver par surprise…
Et il rit doucement. Et je ne sus que répondre et balbutiai :
- Ouais…ouais…c'est…chiant.
Il hocha la tête silencieusement, quelques secondes de silence s'installèrent. « Nan, ne laisse pas ce silence gênant le faire fuir. Il est super mignon, allez Erin ! »
- Tu…Tu veux un peu d'eau, peut-être.
Cette réplique, je l'ajoutai à ma liste de « répliques nulles prononcées à des hommes que je tente de séduire ». Il sourit et me montra une gourde accrochée à une ceinture autour de sa taille. Je me mis à rire, d'un rire nerveux. Il sembla légèrement vexé.
- Je pensais pas que c'était un atout humoristique…lança-t-il sur le ton de la plaisanterie
- Je suis désolée…c'est nerveux. Je m'attendais pas à rencontrer quelqu'un d'aussi équipé !
A son tour il éclata de rire. Je ne m'étais pas rendu compte de la tournure ambigüe de ma phrase. Nous nous mîmes bêtement à rire tous les deux sans même avoir échangé plus que des banalités maladroites. Je craquai immédiatement.
Nous finîmes notre course ensemble et il me demanda si j'acceptais d'aller boire un vrai verre, avec lui. J'acceptai ; je le sentais bien ce garçon. Nous nous donnâmes rendez-vous dans le centre ville deux heures plus tard. Le temps de rentrer me doucher et enfiler ma jupe fétiche. Nous nous étions seulement dit nos prénoms, il s'appelait Etienne. Il avait adoré mon prénom. Comme à chaque fois.
La soirée se déroula très bien, Etienne me plaisait beaucoup et j'acceptai avec plaisir de le revoir. Ainsi, nous commençâmes à nous lier et au bout de trois rendez-vous ; il termina la nuit chez moi. Nora me glapit au téléphone « T'as attendu trois nuits pour mettre un athlète dans ton lit ?! ». Etienne était entraîneur de natation. Il donnait des cours à des futurs champions, futurs médaillés olympiques. Effectivement, cela se voyait. Il était aussi un talentueux cuisiner et s'intéressait à pleins de choses. Je vantais ses mérites car je fondais complètement devant ses beaux yeux. Linda me conseilla de ne pas trop foncer comme à mon habitude. Mais comme à mon habitude c'est ce que je ne fis pas.
Un mois fila, mon travail me prenait moins de temps. Avec Linda et Nora, nous commencions à organiser nos deux semaines de vacances : où ? Comment ? Et ce n'était pas évident de satisfaire tout le monde. Etienne et moi étions ensemble, officiellement. Plus ou moins. A vrai dire, nous n'en étions pas rendus au stade de présentation aux amis. Quand le deuxième mois fut entamé, je voyais Etienne régulièrement chez lui ou chez moi. Nous passions notre temps à faire l'amour et à rire devant des films qui semblaient ne plaire qu'à nous. En clair, je sentais de plus en plus que le jeune homme ne voyait en nous qu'une sympathique relation sentimentalement platonique et sexuellement électrique. J'étais flattée d'être vu comme un être provoquant tant de désirs et de fantasmes mais j'en avais assez.
- Laisse voir le temps, Erin…Tu es d'une impatience ! lâcha Nora
Elle était gonflée de me dire ça, elle pour qui attendre trois soirs avant de coucher avec quelqu'un était insupportable.
- Ça n'a rien à voir et tu le sais…Toi, tu voudrais qu'il soit déjà complètement fou de toi mais ça marche pas comme ça. Profite, il est cool et tu baises : c'est déjà pas mal, nan ? dit-elle en riant
Je ris aussi et acquiesçai.
- Ouais…c'est sûr…Et toi alors, ça va comment à Kyoto. Tu passeras dire bonjour à mes patrons, tiens !
Le lendemain, rassurée par Nora ; je vis Etienne et passai une soirée en étant plus détachée et en profitant ; simplement.
Cela me valut de me faire plaquer à la fin de la soirée et de me voir remercier par cette réplique :
- C'était cool Erin mais, je sens bien qu'on a pas le même feeling…
Je casai cette réplique dans ma liste des « répliques les plus nulles qu'on m'ait sorties pour me lourder ». Je partis de chez lui sans rien répondre, le laissant à moitié à poils dans son lit sans même lui avoir lancé un dernier regard. Une fois de plus, mon ego, mon cœur, mes espoirs venaient de se prendre un uppercut en pleine tronche. Ça allait mal finir pour moi. Encore.
Chapitre II
J'avais commencé à être anesthésié par les cris et les larmes des autres à partir du moment où mes propres cris et larmes ne me faisaient plus d'effet. Au point de ne même plus pleurer ou crier. Linda et Nora n'avaient jamais remarqué ce changement, peut-être l'avaient-elles mis sur le compte de l'âge, la maturité, une meilleure gestion de mes émotions.
Une meilleure gestion de mes émotions, elles n'étaient alors pas loin du compte. Du moins, c'était mon avis.
Le service des urgences offrait un panel d'émotions à n'importe quel être trop sensible. Une ribambelle de cas arrivant, défilant et patientant des heures. Sur des brancards, sur des chaises en plastique inconfortables. A demi conscients, légèrement éméchés ou affolés. J'observai cette vie grouillant, sentant la tension et l'angoisse qui s'en dégageaient. Des enfants en pleurs, laissant couler de chaudes larmes sur leurs petites joues rougis pour un poignet cassé. Et des mères paniquées s'imaginant l'amputation. Des personnes âgées dont le visage reflétait l'habitude lasse de ces visites régulières aux urgences. Un jour, ce serait peut-être plus grave ; en attendant, ils faisaient avec leur fragilité et leur vieillesse. Certaines arcades en sang laissaient sous entendre qu'une rixe avait mal tournée, une histoire de filles ou d'argent. De bousculade, de manque de respect et le coup est parti, puis le deuxième.
- Madame Raison Erin ?
J'avais eu la maladresse d'aller courir pour me vider la tête et me défouler mais courir en étant en colère n'était pas la bonne solution. J'avais trébuché bêtement sur une racine et, à vive allure, c'était fatal. J'avais boité jusqu'à croiser un promeneur afin qu'il puisse m'aider à me ramener chez moi. Une femme en pleine exercice jeta un œil à ma cheville et en conclut que ce n'était sûrement qu'une simple foulure ; par précaution elle me déposa aux urgences après que j'eus été récupéré mon téléphone chez moi.
Effectivement, le médecin me confirma que je m'étais foulée la cheville, un bandage, du repos et une béquille dans les cas où je devais me déplacer. Ma mère vint me récupérer à la sortie, elle me questionna sur les raisons de cet accident. Les réelles raisons car selon elle, je ne m'étais pas fait cela simplement à cause d'une bête chute. Au fond, elle avait raison. Cette histoire ratée avec Etienne m'avait touchée, la colère et la frustration qui m'avaient envahi m'avaient conduit à cette situation. Je ne rentrai pas dans les détails car je savais que ma mère aurait tout voulu savoir, elle aurait sûrement trouvé le moyen d'excuser ce pauvre professeur de natation aussi paumé que moi. Et cela m'aurait probablement agacé.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas passé de temps avec mes parents, rendez-vous fut alors pris pour un déjeuner avec eux deux jours plus tard. Mon frère était aussi de retour, un repas familial s'imposait.
****
Le poulet, encore chaud, luisait dans son plat au milieu d'une flaque de graisse. Sa chair tendre et blanche me rappelait mon enfance et le plaisir que j'avais à dévorer le blanc de poulet accompagné de sauce ketchup. Avec ceci, mon père avait fait un gratin dauphinois et des haricots au beurre. J'avais oublié à quel point les repas en famille étaient diététiques, mais qu'est-ce que c'était bon. Dorénavant, ils s'accompagnaient de verres de vin ; et j'aimais être légèrement enivrée en famille ; j'avais l'impression de braver un interdit et de devoir être discrète et feindre un comportement sobre. C'était sans compter mon rire et mes yeux qui brillaient. Mon frère raconta ses dernières vacances, il était parti en Mongolie pendant un mois et nous en étions au moment photos et autres anecdotes de voyage. Il était parti seul, avec son sac à dos, avant de retourner à la rentrée pour une énième année d'études. J'enviai son voyage, je n'avais pas encore bougé d'ici et les vacances avec Linda et Nora se préparaient lentement. J'avais envie de changer d'air, de voir du pays et de m'amuser. Je me mis donc en tête de prendre les choses en main pour organiser des vacances inoubliables. Inévitablement, le repas était rythmé par les infos ; mon père ne pouvait pas être à table sans avoir en fond les bonnes et les mauvaises nouvelles du jour. Ce blabla redondant m'était désagréable, j'aimais pouvoir être dans une bulle stérile aux malheurs quand je mangeais, surtout en famille. J'aimais que l'atmosphère ressemble à un de ces parfaits moments de vie qu'on voyait dans les séries dans lesquelles les familles rient ensemble, sont heureuses, sourdes aux horreurs de la réalité quotidienne.
- Mon dieu, mais c'est horrible…souffla mon père en lâchant sa fourchette dans son assiette, mais comment on peut faire une chose pareille…
Nous nous tournâmes tous vers l'écran lumineux, la journaliste relatait des faits passés quelques jours plus tôt ; un meurtre horrible avait été commis. On avait retrouvé un homme, dans un sentier, la poitrine et la gorge transpercées. Les enquêteurs firent allusion à deux crimes commis quelques années plus tôt, ressemblant étrangement au même mode de fonctionnement du tueur. La journaliste conclut en rapportant qu'il semblait qu'on ait à faire à un tueur en série s'il s'avérait que ces trois crimes soient réellement reliés. Un frisson glacial parcourut nos corps, une tension envahit la pièce. Ça n'était jamais rassurant d'entendre que dans la petite ville paisible où nous vivions ; où ce qui pouvaient arriver de plus grave étaient des vols ou des agressions alcoolisées, traînait dorénavant un tueur en série.
Cependant, ce qui pouvait être d'autant plus effrayant et ce qui traversa sûrement l'esprit de mon père, ma mère et mon frère était que la personne en question pouvait être un voisin, un proche, un ami ; en tout cas quelqu'un que l'on avait peut-être déjà croisé auparavant de près ou de loin.
« Dans son sac à dos, elle avait glissé un sweat-shirt noir à capuches, son téléphone, des gants, des lunettes. Elle avait accroché à sa taille une gourde, c'était plus pratique que de tenir à la main une bouteille d'eau. Et cela évitait la soif intense ou les points de côté.
Elle ne pouvait pas courir, c'était bien malheureux car elle allait devoir être vive. Mais cela l'aiderait plus tard…Elle avait garé sa voiture, s'était faufilé dans le sentier et avait attendu sur le banc. A cette heure-ci, beaucoup moins de gens s'aventurait à la course ; trop sombre, trop dangereux.
Il était arrivé, elle avait insisté. Elle lut sur son visage qu'il semblait peu enthousiaste d'être là, voire pressé. Il voulait régler ça très vite, il était pris le soir même. Elle lui assura que ce serait rapide, elle n'avait que quelques mots à lui dire.
Elle l'invita à s'asseoir près d'elle, elle ne le regarda pas. Elle commença par lui dire qu'elle avait été déçue, qu'elle avait trouvé son comportement lâche et la lâcheté, elle ne supportait plus. Il soupira, ce baratin ne l'intéressait pas ; il n'avait certainement pas envie de se prendre la tête pour une fille qu'il ne connaissait presque pas et une histoire sans intérêt. Elle le comprit, elle l'avait déjà compris.
Elle posa son sac sur ses genoux, fit mine de trembler de froid. Elle enfila son sweat, entoura son cou d'un foulard. Un silence pesant envahit l'air de fin de journée.
- « Bon…fit-il
- Non. Dit-elle d'une voix glaciale, non, ce n'est pas bon. »
Elle sortit une bombe lacrymogène de son sac et lui aspergea le visage, tout en protégeant le sien. Il se leva d'un bond en hurlant, et dans la panique, il trébucha. Elle l'assomma violemment avec une statuette en bois massif qu'une de ses meilleures amies lui avait ramené de voyage. Elle lui était très précieuse. Puis, elle sortit de son sac ; ces deux plus fidèles compagnes : deux aiguilles à tricoter. Elle les planta avec force dans la poitrine et la gorge du jeune homme ; qui émit des spasmes et des cris gutturaux se mêlant au liquide rougeâtre qui parcourait ses veines, ses artères et qui se vidait maintenant petit à petit.
Elle essuya ses deux aiguilles telle une chirurgienne venant de terminer son opération. Puis, elle se releva ; trottina jusqu'à sa voiture ; l'adrénaline du moment lui ayant fait oublié sa douleur à la cheville. Elle s'assit sur le siège conducteur ; le cœur battant, un sourire aux lèvres. Ce qu'elle ressenti alors fut un grand soulagement, une chaleur éprit son corps, toute la colère et la frustration s'évacuèrent soudainement. Elle se sentait légère et libérée ; tant bien que mal, elle conduit jusqu'à chez elle. Elle s'activa à nettoyer, ranger, cacher. Comme pour les deux précédentes fois. Et elle entoura immédiatement sa cheville de glace, s'allongea sur son canapé, le pied surélevé.
Sa soirée fut celle de n'importe lesquelles de ses voisins, elle parcourut les internets, se prépara un repas et appela un ami.
A la différence des autres, elle se coucha avec un apaisement incroyable qu'aucune autre activité ne pouvait lui apporter, pas même le tricot. Elle en était la première horrifiée et en même temps excitée. Demain, tout irait mieux. »
Ils étaient d'autant plus loin d'imaginer que cette personne n‘était autre que leur fille.