La tristitude
flemingrob
Année 1
14 février. La porte de l’appartement à peine ouverte, les douces odeurs d’épices lui envahissent les narines. Après un bref regard pour s’assurer de l’absence de présence, elle dépose discrètement le contenu de ses emplettes dans leur chambre à coucher. Une petite robe moulante sexy au possible, un petit tanga parfait pour souligner la courbe parfaite de ses hanches et une paires d’escarpins rouges ; ce soir, elle imagine déjà le regard plein de désir et d’envie qu’il va poser sur elle…
De la salle de bain, un bruit d’eau qui coule. De dos, versant les arômes vanillés qui vont parfumés la baignoire, elle le voit… entend même ses paroles qui l’exhorte à venir se prélasser pendant qu’il achève les dernières touches du dîner du soir, avec l’interdiction expresse de jeter un œil dans la salle à manger.
Les chandelles, l’énorme bouquet de roses, le champagne millésimé, Marvin Gaye en subtil fond sonore, il n’a pas lésiné sur les moyens. Toute fraîche, parfumée et élégante, elle perçoit immédiatement l’effet de sa nouvelle tenue… Son souffle est plus court, ses yeux brillent, elle pense même entrapercevoir un renflement se former dans son pantalon de smoking, spécialement sorti pour l’occasion.
Crevettes croustillantes et sauce crémeuse aux agrumes, poêlée de Saint Jacques au safran et macarons en provenance directe de l’épicerie fine du quartier, un repas digne d’un chef étoilé sous l’ambiance tamisée des bougies parfumées, elle se sent belle et désirable. Vivante.
15 février au matin. Nue, en sueur, lovée dans ses bras, elle dessine délicatement des formes imaginaires avec son doigt sur son torse. L’éparpillement des vêtements au travers de la pièce témoigne de l’agitation extrême de leur nuit. Une sensation au niveau de son coude, malgré la densité de leurs ébats, son désir n’est pas encore vaincu. Délicatement, ses bras l’enserrent, la chaleur de son corps l’invite à l’abandon… La journée commence merveilleusement bien.
Année 10
14 février. La porte d’appartement à peine ouverte, une vague odeur d’encens envahissent ses narines. Son manteau déposé sur la patère, elle s’avance dans l’appartement, le petit paquet en provenance du magasin de vêtement homme à la main. Sur la table du salon trône une petite composition, sûrement acheté quelques instants plus tôt au fleuriste du coin de la rue, juste à côté du bâtonnet maintenant totalement consumé. Un baiser rapide en guise de déclaration tacite et elle lui tend la fameuse chemise de la nouvelle collection sur laquelle, il avait flashé quelques jours plus tôt mais qui malheureusement n’était pas en solde.
Sourire aux lèvres, il lui annonce qu’une table a été réservé dans le petit restaurant italien du quartier. L’heure du départ est d’ailleurs immédiate s’ils ne veulent pas prendre le risque qu’elle soit attribuée à un autre couple. Pas le temps de prendre un bain mais ce désagrément sera compensé par le fait de rentrer plus tôt. Et puis, c’est préférable, une dure journée de labeur s’annonce demain.
Antipasti, primi piatti, secondi piatti, formaggi y dolci, tout le classicisme de la restauration transalpine. Pas de fioritures mais l’atmosphère chaleureuse du lieu lui permet de s’évader du quotidien. Seul l’interlude désagréable avec le vendeur de roses pakistanais, rabroué nerveusement par sa moitié, a jeté un mini froid sur sa soirée.
15 février au matin. Le réveil sonne. De l’autre côté du lit, un grognement témoigne de la difficulté d’ouvrir les paupières. Leur ébat de la veille lui reviennent en mémoire. Sa douceur délicate sur sa peau, sa connaissance quasiment parfaite de ses points sensibles, leur connivence pour atteindre le plaisir, le sommeil bien reposant qui les a rattrapés… Ils devraient recommencer plus souvent ! Le réveil continue de sonner, il faut se lever. La journée commence.
Année 20
14 février. La porte d’appartement à peine ouverte. Quelques relents de semelles sales parfument aigrement l’entrée, les coupables chaussures traînant loin de leur place théorique semblent la narguer sournoisement. Le son de la télévision inonde l’appartement avec les beuglements de pseudos starlettes enfermées dans une émission de téléréalité quelconque. Seules les chaussettes dépassants du canapé témoignent d’une présence humaine, un sac en plastique au logo d’une enseigne de magasin de sport est négligemment posé sur la table.
Sans autre préliminaires, elle lui annonce que faute de temps et d’idées, ils iront choisir son cadeau de Saint Valentin ensemble le week-end prochain. Grognement inintelligible en réponse et, d’un signe de tête, il lui indique son présent sur la table. Ouvrant le sac, elle découvre, sans papier cadeau, un informe survêtement rose encore accompagnée encore de son fidèle ticket de caisse… Haineuse, elle ferme les yeux et serre les dents. Elle n’entend même pas la question venant du canapé pour s’enquérir de sa satisfaction. Une larme coule sur sa joue…
Jambon sous cellophane, reste du gratin de courgettes de la veille, yaourt allégé… Toute la déprime quotidienne de la pré quarantenaire blasée. Elle se sent vieille et moche. Morte.
15 février au matin. La lumière s’allume dans la chambre. Seule dans le grand lit, elle voit son compagnon dans l’embrasure de la porte. Vaincu par le poste de télévision, il s’est endormi sur le canapé la veille et lui annonce qu’un retard au travail la guette si elle ne daigne pas se lever rapidement avant de s’éloigner le pas traînant. La galère reprend…
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La tristitude sur l'album Le monde est beau d'Oldelaf (2011)