La Vague de Porto

fabiolam

La vague percute les roches de la jetée couvertes d'un drap spongieux d'algues en décomposition. Cette houle – gifle de la mer – frappe avec force la joue offerte de la falaise abrupte. Elle est dentelée d'écume et gorgée d'iode et de parasites.

Une méduse se meurt sur une pierre plate, crachotant du venin. Elle se dessèche peu à peu, et des enfants jouent avec du bout de leurs sandales en plastique. Sur l'onde froide de l'Atlantique se dégage des prismes argentés à l'infini. Ils clignotent brièvement semblant être des appels en miroir. Le soleil s'y noie, buvant la tasse minute après minute. En cet instant, l'océan n'est pas bleu, mais vert ; d'un vert trouble, inquiétant, de l'absinthe piquetée d'anis et de menthe.

Des poissons sillonnent les tréfonds. Leurs silhouettes se découpent en ombres mouvantes qui se faufilent entre les obstacles. La vie trouve toujours une voie, même s'il y a obstruction. Une barrière de corail se forme, au loin, une guirlande de diamants sous-marine.

La vague heurte la butte avec violence, insolence et majesté, surplombant durant de brèves secondes la rampe de sécurité à laquelle tu es agrippé. Ton regard se lève, émerveillé, puis l'eau retombe aussi brusquement. Le ressac fait vibrer le sol et tu trembles aussi, ému. Tu as l'air d'adorer ça.

Téméraire, tu te faufiles sous la rampe, cherchant à tâtons un appui pour descendre la légère corniche bordant le brise-lames rocailleux. Tu n'as pas peur, du moins, tu sembles savoir où tu veux aller. Je te regarde, interdit, hypnotisé. J'avance sans m'en apercevoir pour t'observer de plus près.

Tes mains blanches jurent avec l'obscurité de la pierre dévorée par le sel. Celle-ci est grignotée de part en part et tu y glisses tes doigts. Je sors mon appareil photo, rendu tiède dans ma paume. Tes lèvres sont pincées par la concentration, une jambe tendue dans le vide. Il faut sauter, désormais.

Je devine ta respiration lourde et hachée avant de te jeter à l'eau. Tu retombes sur tes deux pieds, à la manière d'un chat souple et voluptueux. Les genoux écorchés et les mains sales, tu te relèves tant bien que mal.

Parmi les gravas, tu te frayes doucement un chemin évitant de peu un rouleau. Je continue de marcher sur la jetée, suivant chacun de tes gestes. Subitement, tu t'arrêtes et ramasses quelque chose que tu fourres dans ta poche avec un léger sourire. Tu passes une main dans tes cheveux blonds-dorés et poursuis ta petite aventure au bord de l'eau.

Agile, tu escalades plusieurs grandes plaques de pierre avant de t'arrêter dans ce qui semble être un nid creusé par l'usure de la houle. Tu t'y agenouilles d'abord, joues avec un bigorneaux à l'aide d'une branche échouée là par hasard. Finalement, tu le laisses partir puis t'allonges, le nez vers le ciel, un bras derrière la nuque. Je suis prêt à tirer sur la gâchette. Je veux te fusiller de clichés. Le ciel est bleu et les nuages nacrés, irisés, brumeux tel un filament de Pall Mall à la dérive.

Tes lèvres s'entrouvrent, murmurant des mots que je ne peux entendre d'où je suis. Ces mots avalés par le bruit constant du va-et-vient des vagues. Le silence se fait entendre. L'eau est calme, lustrale, et tu respires doucement. L'eau suinte entre les rochers. Les murs en pierre s'égorgent, se vident, suent. Tu remues à peine dans ta semi-conscience. Tu es peut-être en train de t'endormir au nez de la mer.

Cette mer si belle et pleine de promesse, et parfois dangereuse et taciturne. L'horizon n'est plus qu'or fondu, ambre, orangé, champagne et fleur de soufre. Tu es immobile depuis plusieurs minutes déjà. Sous tes paupières chancèlent des rêves sombres. La mer reprend de ses activités avec plus de ferveur qu'auparavant. Tes yeux s'ouvrent alors que tu devines l'eau gronder d'impatience dans des anfractuosités.

Tu me vois puis me regardes avec attention. Tu ne bouges pas, alors même que le danger se fait imminent. L'écume boue et vient lécher les rochers aiguisés comme des canines dévoreuses d'algues et de poissons morts. Des oiseaux tombent en nuée sur le rivage et emplissent leurs gosiers de carcasses. Ils repartent aussitôt, ou se déplacent en brefs sauts. Un d'entre eux vient se poser à quelques centimètres de ton bras et te regarde de ses yeux ronds et fixes. Subitement, il s'envole à tire-d'aile.

Comparable à un coup de fouet, une vague plus haute que toutes les autres, s'élève au-dessus de ta silhouette allongée et vient te frapper. Et pourtant, alors qu'elle t'enveloppe dans ses bras fluides, j'ai l'impression qu'elle te caresse en tombant sur toi. Ce n'est qu'une blessure passée, oubliée dans les limbes de l'océan.

J'ai capturé ce souvenir en une série de photos. Je ne sais pas si le rendu est flou à cause de la chaleur et de la rapidité de l'événement. Mais j'ai pris une photo.

L'assaut de la vague t'a déplacé de plusieurs centimètres. Tu as glissé. Tu suffoques, de l'eau étant entrée dans ta bouche, ton nez et tes oreilles. Tu ris. C'était peut-être ce que tu cherchais. Être balayé par la mer et se retrouver au bord du précipice. Tu passes une main sur ta figure en crachotant un peu et essores ton tee-shirt avant de t'exclamer en anglais :

– L'eau est bonne !

Je souris, puis je commence à rire. Tu te relèves et remontes la légère corniche, passes sous la barrière de sécurité puis t'affales sur le sol brûlant de la jetée. Ta cage thoracique se soulève régulièrement et tu ne parviens pas à te débarrasser de cette joie incompréhensible. L'engouement de la jeunesse, sans doute.

Tes vêtements sont trempés mais ils commencent déjà à sécher sous ce soleil de plomb de juillet. Je mets mon appareil photo dans ma poche et te tends une main. L'ombre parcourt ton visage et tu la prends. Tu te redresses et me murmures un mot de remerciement.

Tu fais volte-face et t'éloignes.

Et si tout ceci n'avait été qu'une construction psychique, un délirium intemporel ?

Derrière une benne à ordures, tu prends un grand sac à dos déformé et tu le traînes par terre, distrait, comme un écolier avec son cartable – Ô terrible fardeau. Je trottine derrière toi. Je t'interpelle, ma voix portant plus fort que le vent :

– Et si d'un naufrage, on arrivait à nager ? 

Tu t'arrêtes, m'observes du coin de l'oeil, dodelines de la tête avant de répondre :

– Les seuls qui savent nager, c'est ceux à qui on a payé des cours de natation à la con. Les autres se noient.

– Jack London disait que les plus belles histoires commencent toujours par un naufrage.

– Tu t'appelles Jack London ? demandes-tu avec un sourire amusé.

– Non.

– Alors tu ne peux pas savoir ce que le véritable Jack London voulait dire par là.

Tu me plantes adorablement. Tu continues de marcher en enjambées pressées et je te suis, encore. Un aimant irrésistiblement attiré par le métal froid de tes répliques.

– Il y a quoi dans ton sac ?

– Des affaires, réponds-tu sans quitter des yeux le point de chute de la jetée.

– Toutes tes affaires ?

– Toutes, oui.

– Et tu vas où comme ça ?

Tu ne dis rien et fais mine que je n'existe pas. Mais tu t'arrêtes, soudainement. Tu te tournes vers la mer et t'appuies contre la rambarde un long moment, jetant ton sac à tes pieds. Je m'approche, alors que l'heure tourne. Qu'est-ce que je fous là, à te regarder alors que j'ai cent choses à faire de mon côté ?

– J'ai quitté Barra. J'étais là-bas, avec des amis pour un mois de vacances. J'ai craqué. Je suis parti à la suite d'une dispute... Ils étaient chiants. À croire que c'est en vivant avec ses amis qu'on découvre leur vrai visage.

Barra est une ville se situant près d'Aveiro, la Venise du Portugal. Elle se trouve à environ une bonne soixantaine de kilomètres de Porto, face à la mer également. Je n'y ai jamais mis les pieds, mais je connais quelques personnes qui y avaient vécu ou séjourné. Mais toi, tu ne sembles pas être du coin. Je me penche légèrement pour te regarder, ton front est plissé de concentration.

– Tu connais quelqu'un ici, à Porto ?

Doucement, tu fais non de la tête.

– Mais je ne suis pas perdu.

– Mais tu n'es pas perdu, je répète plus pour moi-même. Tu as froid ?

– Non. Et j'ai deux sweats dans mon sac. On m'a dit qu'il faisait très froid le soir, ici, à cause du vent de l'Atlantique.

– Tu es venu en train de Barra ?

– J'ai marché pendant plusieurs jours. Je n'avais plus assez pour m'acheter le billet de train. J'ai suivi les rails jusqu'à Porto.

Je fronce des sourcils.

– Pourquoi Porto ? Pourquoi pas Lisbonne ?

– Quand nous sommes arrivés de l'aéroport, nous avons pris le métro qui glissait sur le pont... celui-là.

Tu te retournes et me désignes la magnifique arche de métal qui enjambe la baie. Tu sembles rêveur et un train passe à ce moment précis. Tu te tends puis le regardes disparaître derrière une butte boisée.

– J'ai eu le coup de foudre pour cet endroit en ne le voyant que quelques secondes, à plusieurs mètres de hauteur. J'ai demandé à mes amis si on viendrait regarder ça de plus près. Mais ça ne les intéressait pas. Ils préféraient rester à Barra, lézarder parmi les bans de touristes sur les plages de sables fins. Donc je suis retourné voir Porto, seul.

– Tes amis ne se font pas de souci pour toi ?

Tu hausses des épaules.

– Je ne me souviens même plus au nom de quoi nous étions amis. Peut-être qu'ils faisaient semblant de m'apprécier pendant tout ce temps. Et moi, je me voilais la face. C'est beau les désillusions.

– Tu devrais leur téléphoner, tu sais.

– Non, je ne sais pas.

Tu as la répartie des enfants boudeurs qui ne veulent en aucun cas reconnaître leurs torts.

– Donc tu zones à Porto. C'est pas la joie, hein ?

– Finement résumé.

Un silence se creuse.

– Tu parles bien anglais, reprends-tu. Comment ça se fait ? Tu n'es pas Portugais ?

– Non, je suis né en Angleterre. Je suis ici pour le travail depuis quatre ans.

Tu esquisses une moue impressionnée et reprends ta contemplation de l'onde là où tu l'avais laissée. Tu sors de ta poche un petit caillou poli par les éléments et le jettes doucement par-dessus la rambarde, attendant le plouf avec délectation.

– Du coup, tu es bloqué ici, j'imagine. Tu dois attendre ton vol retour.

– Mon avion vient le 30.

Aujourd'hui, nous sommes le 8 Juillet. Et tu es tout seul, à devoir attendre, dans une ville dont tu ignores tout, sans ressources ni aides.

– Mais pourquoi tu es parti, demandai-je, abasourdi.

– Je ne les supportais plus. J'aurais passé de très mauvaises vacances avec eux. Et ce n'était pas le but.

– C'est malin, je grogne. Maintenant, tu fais quoi ?

Tu hausses des épaules, arborant un sourire parfaitement insouciant.

– Je vis, et toi ?

– J'essaie de survivre.

Sur ce, je sors de ma poche un paquet de Drum et y chine une cigarette. Sans un mot, je t'en tends une et te l'allume. Tu fumes avec moi, distrait.

– Je peux toujours faire le tapin pour quelques touristes, dis-tu en plaisantant. Je ne sais pas... Je me montrerai inventif, comme d'habitude.

– Tu as quel âge ?

– Vingt-deux ans.

– Tu es né en quelle année ?

Tu souffles et rejettes un nuage de fumée. Tu claques des dents et rétorques :

– J'ai officiellement dix-huit ans, et alors ?

– Tu as froid ?

– Toujours pas, non.

Tu mens et ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Tes doigts tremblent sur la cigarette. Elle se consumme progressivement, laissant des filaments de tabac s'égarer ci et là. Tu fumes. Tu fumes pour réchauffer ton corps engourdi par la vague. Tu rejettes un nuage à quelques centimètres de ma figure avec défi. Tu n'aurais pas dû : la clope, c'est moi qui te l'ai offerte.

– Tu vas appeler tes parents, j'imagine.

– Tu imagines très mal.

Je me tais et regarde autour de moi. Nous sommes entourés de dizaines de gens, et pourtant, je les remarque à peine.

– Je t'offre un verre ?

– Pourquoi pas. Ça enlèvera le goût désagréable de salé qu'il y a dans ma bouche.

Tu traînes ton sac avec nonchalance en tirant encore sur ta cigarette. Tu la finis, dégouté, et l'écrases sur le talon de ta tennis. Les façades des maisons rouilles, moutarde, beige et vert-de-gris surplombent la baie, agglutinées sur les parois rocheuses comme une ruche bourdonnante.

Porto a ce petit côté pittoresque que j'affectionne tant : les bosquets, les vieilles églises, le vrombissement des motos. Ça a l'allure du vieux Napoli. Les rues sont étroites, comme de longs corridors où la lumière filtre péniblement. Nous approchons d'une terrasse bondée et tu t'assois à la première table venue et enlèves tes chaussures. Tu te masses les pieds un moment, en regardant au loin.

– Tu viens d'où, précisément ?

– Londres.

– Londres, je répète sur le ton de l'évidence. Pourquoi tout le monde dit ça ? À croire que c'est la seule réponse que l'on souhaite entendre.

Tu ne dis rien. M'as-tu seulement écouté ? Je m'installe plus confortablement sur ma chaise en fer, mes jambes étendues devant moi. Je finis ma cigarette et l'écrase dans le petit cendrier en étain.

– Je viens d'un quartier pourri, à quelques miles de Londres, finis-tu par avouer. Tout près du district d'Enfield. Mon père fait parti de l'aristocratie. Mais il a stupidement perdu sa fortune. Depuis, on vit là-bas, dans ce quartier. Ma mère en devient folle. Toute sa vie elle a été habituée au clinquant, et là, ça la tue à petit feu. Ça la tue, les voisins qui hurlent, la sono et les basses des voitures tunées des jeunes, l'ascenseur qui sent la pisse, le chien de la vieille qui braille toute la journée, tout ça. Alors je dis que j'habite à Londres, en plein quartier chic, parce que c'est là, en réalité, que j'aurais dû grandir.

Une serveuse arrive et nous demande ce que nous allons prendre. Je commande deux Mojitos. Elle acquiesce puis repart aussitôt, griffonnant quelque chose sur son calepin corné.

– Et toi, tu en penses quoi de cet endroit ?

– Je le trouve plutôt cool, en réalité. Les gens sont tellement dans le besoin que les magasins sont ouverts de jours comme de nuits, tous les jours, même le soir de Noël. Je ne peux pas vraiment dire que je me suis fait des amis, mais je connais les gens – soit leur nom, soit leur gueule. Je leur dis bonjour et ils me répondent. On est voisin, quoi, résumes-tu avec nonchalence.

– Tes parents savent que tu es là ?

Tu hoches de la tête.

– Ma mère a économisé pour me payer ce voyage, à la fin du lycée. Elle voulait m'offrir ça. Mais ça lui a coûté plein d'heures supplémentaires. Je ne peux pas l'appeler pour lui dire que j'ai besoin d'argent, que tout ne se passe pas comme prévu.

Je me tais à mon tour. Tu as l'air si las, si désabusé et à la fois si heureux d'être ici, tout simplement. Tu as la bouche en cœur au devant des ennuis. C'est merveilleux. Un vieux couple passe devant nous, et tu les détailles avec une avidité effrontée. Tu remarques à peine la serveuse qui est revenue pour poser nos verres devant nous.

La vodka noire absorbe les morceaux de citron vert. Des grains de sucre de canne se désagrègent dans l'alcool en un tourbillon alors que j'agite ma paille. Le tintement des glaçons te fait revenir à la réalité. Tu bois à grande goulée et te lèches les babines. Tes lèvres sont rendues bleues par la boisson. Il ne reste plus que quelques centilitres au fond de ton verre. Tu presses un ciron vert au-dessus de ta bouche entrouverte, quelques gouttes dégoulinant sur ton menton. Tu l'essuies, d'un revers de main. Je te regarde. Je n'ai toujours pas bu.

– Et ton père ?

– Mon père ?

– Oui, ton père. Il sait que tu es là ?

– Non, il s'en fout. Il s'en fout de tout, en ce moment. Et le tien ?

Je souris.

– Je ne sais pas vraiment...

Je laisse ma phrase en suspend et déguste une gorgée. Tu déposes ta joue brûlante sur le froid de la table et grognes :

– Pourquoi tu me prenais en photo ?

– Pourquoi tu cherchais les ennuis sur la jetée ?

Tu me lances un sourire indulgent et fermes les yeux. Je te commande un second verre. Je sais que tu en meurs d'envie. Un second Mojito débarque et tu te jettes dessus. Tu sirotes, apaisé. Tu t'amuses avec la glace pillée.

– Je ne cherchais pas les ennuis. Je voulais juste... goûter au sel de la mer, encore une fois. Quand j'étais dans l'avion, c'était la première fois que je la voyais – un dépucelage océanique, en sorte. Mais toi, tu t'en fous de la mer. Tu la vois tous les jours.

– En vivant au Portugal, tu apprends à ne pas t'en foutre. C'est un pays entièrement tourné vers l'Atlantique. Mon père dit pour rire que les Portugais ont de l'eau salée à la place du sang...

Tu restes impassible. Ça ne te fait même pas sourciller.

– Tu sais, le Portugal a longtemps été une grande puissance maritime.

– Je ne savais pas.

– On n'étudie plus ça, à l'école ?

– Je dors à l'école. Et quand je ne dors pas, je m'amuse. Mais je n'écoute jamais. Alors peut-être qu'on en a vaguement parlé. J'en sais rien.

Tu hausses des épaules et je trouve cela adorable. Je te désigne la baie de la main et dis :

– Imagine ici des caravelles partant pour Lisbonne, qui se remplissent ensuite d'épices, et partent en Afrique. Et d'autres, qui reviennent, chargées de marchandises en tout genre, et des pépites d'or grosses comme mon poing.

– Grosses comme ton poing ?

Fier de mon petit effet, je savoure une énième gorgée.

– Et il venait d'où cet or ?

– Principalement du Ghana. Mais tu le saurais si tu avais écouté en cours.

Déconfis, tu te ratatines dans ton siège. Tu as la présence d'esprit de ne pas me tirer la langue. Je déteste ça. Je trouve ça puéril et dégoutant. Tu finis par t'installer en tailleur sur ta chaise et fredonne un tube retransmis par la radio de l'établissement.

– Tu fais quoi ce soir ?

– Rien de particulier, dis-tu sans quitter la glace pillée des yeux. Et toi ?

– Je t'invite à boire un dernier verre chez moi.

– Si c'est une invitation, je veux bien.

– Tu fais toujours confiance aux inconnus ?

– Quand je n'ai pas un rond, ouais.

Je dépose un billet sur la table après m'être étiré. Tu le regardes, un peu étonné par les couleurs tapageuses de l'euro. Je me lève et tu m'imites. Tu me suis, sans un mot, et regarde un peu partout avec curiosité. Nous remontons une légère butte recouverte de pavés gris. Tu t'arrêtes devant un vieux bistrot. Sur son mur ocre se décline une vieille maxime portugaise. Je me retourne et te la traduit :

– Pendant que Lisbonne se fait belle, Coimbra étudie, Braga prie, et Porto travaille. C'est ce qui est écrit, dis-je avec nonchalance en m'appuyant contre un mur. C'est... une sorte de proverbe qui caricature un peu les fonctions des villes importantes du pays. Enfin, tu dois trouver ça complètement inutile...

– Non, j'adore. Tu pourrais prendre ça en photo, s'il te plaît ?

Je ne te demande pas pourquoi et obtempère. Je prends mon appareil dans ma poche et prends un rapide cliché. Nous déambulons dans des ruelles de plus en plus étroites pour finalement déboucher sur une impasse fleurie. Des meubles de jardin sont disposés ci et là et deux hommes d'un âge particulièrement avancé jouent aux dominos. J'emprunte un petit escalier en courbe et tu me suis. Ton sac est lourd. Je t'aide à le soulever.

– Tu as mis quoi dedans ?

– Ma vie.

J'arbore un sourire en coin et nous arrivons devant ma porte rouge écaillée. J'ouvre. Mon monde. Les faisceaux de lumière blanc nous aveugle une fraction de seconde avant de dévoiler l'imbroglio de mon living-room. J'essaie de ranger rapidement quelques dossiers qui traînent.

Irrésistiblement attiré par un détail, tu t'avances, laissant ton sac dans l'entrée. Le long d'un mur s'étend une corde à linge où sont attachés quelques tirages photos. Tes doigts s'approchent du papier glacé sans oser le toucher. Tu dévisages les clichés comme s'il s'agissait de parfaits miroirs. Je t'observe du coin de l'oeil, tout en continuant mon rangement de dernière minute.

– Moi aussi je finirai sur la corde à linge ?

– Ce ne sont que des essais pas aboutis.

– On dirait pourtant le travail d'un vrai photographe, fais-tu remarquer.

– Je suis photographe. Mais photographe de mode.

– De mode ? Tu voyages beaucoup, donc.

– Assez, mais j'ai réussi à me stabiliser ici, à Porto, pour une agence. En tout cas, bienvenu chez moi.

J'enfonce mes mains dans les poches de mon jean.

– C'est très... minimaliste. Et ça fait quatre ans que tu es là ?

– Ouais, mais je cours toujours à droite et à gauche. Jamais le temps de réfléchir à la déco.

Ton regard vogue d'un recoin à un autre de la pièce et tu finis par t'assoir, avec une certaine méfiance, sur le fauteuil en cuir élimé kaki, celui que je préfère.

– Et tu t'appelles comment ?

– En général, on ne m'appelle pas. On me siffle.

Douce moquerie. Je n'insiste pas et te tourne le dos. Je t'entends bailler, mais, une fois retourné, tu t'arrêtes. On tambourine à la porte et je sursaute. La voisine, une femme entre deux âges, ratatinée et au front fier, me baragouine quelques mots désagréables en portugais. Elle me jette plusieurs vêtements à la figure. J'ai encore une fois débordé sur son espace vitale. Je crois que dans ma rue, on peut en vouloir à la vie de quelqu'un pour avoir utilisé sa corde à linge. J'avais besoin de la mienne, pour mes clichés. Elle ne peut pas comprendre. Je la regarde dévaler les escaliers avec fureur et je referme doucement la porte.

– Pourquoi ne pas l'avoir invité ?

J'en avais presque oublié ta présence. Je t'explique brièvement qu'elle n'est pas commode en pliant un jean. Je remarque que finalement, tu as bougé. Tu n'es plus assis. Tes doigts parcours la vieille console en bois que j'avais trouvé ici en emménageant. Je ne te lâche pas des yeux alors que je plie un pull. Tu ouvres un tiroir sans me consulter, puis un petit coffret.

– Tu ne devrais pas...

Trop tard. Tu pousses un sifflement impressionné. Tu as entre tes doigts un Beretta 92. Je saute sur mes jambes et m'approche. Tes yeux délavés sont fascinés par la beauté du calibre. Ton pouce caresse le canon avec révérence.

– Je comprends maintenant pourquoi certaines personnes sont excitées en tenant une arme, finis-tu par murmurer. C'est grisant.

Le coup part et un vase explose en une centaine de copeaux de porcelaine. Tu sembles stupéfait alors que ton doigt est toujours sur la gâchette.

– C'est parti tout seul, dis-tu précipitamment, comme une éjaculation précoce.

Je suis partagé entre l'envie de rire et de pleurer. C'était ma seule balle, celle que m'avait offert mon grand-père. Tu reposes l'arme avec mille précautions dans son coffret, comme si le Beretta allait te mordre la main. Tu me regardes, partagé entre la crainte et la réserve.

Dehors, du bruit se fait entendre. Le voisinage s'agite. Les remous des conversations inondent la cour pavée, jusqu'à dégouliner à travers la fenêtre ouverte. J'ai peur. J'ai peur qu'on fasse le lien avec moi. Tu t'approches du rideau et le tires légèrement.

– Tout le monde semble chercher d'où ça vient, chuchotes-tu. Mais personne ne regarde par-ici si ça peut te rassurer.

Je me laisse tomber dans le vieux fauteuil, la tête entre les mains.

– Tu cherches vraiment les problèmes, non ?

–- J'en sais rien. C'était tentant d'appuyer.

Tu te tais, puis reprends avec fougue :

– Tu aurais appuyé, j'en suis sûr.

– Non, je n'aurais pas appuyé.

– Menteur.

Tu me regardes. Dans ton œil brille une confiance sans pareil. Oui, j'aurais appuyé sur la gâchette. Qui ne l'aurait pas fait ? Les autres, peut-être, mais pas nous.

– Et si tu avais blessé quelqu'un ?

– J'aurais dit que c'était toi qui m'a forcé à tirer, que je ne suis qu'un pauvre jeune Anglais sans défense, que je veux retourner voir ma mère. Puis je me serais mis à pleurer en disant que tu as eu des gestes déplacés vis-à-vis de moi, que je voulais juste retrouver mon chemin, que j'étais perdu, puis je me serais mis à crier.

– Tu n'es qu'une sale garce.

Enjoué, tu fais le tour de l'appartement.

– Et sinon on mange quoi ?

– J'ai parlé de boire un dernier verre sur la terrasse, pas de manger.

– J'ai faim.

Tu te diriges droit vers la cuisine et fais comme si tu étais chez toi. Je me demande ce qui ne va pas dans ta tête. Tu ouvres le frigidaire et te sers deux tranches de jambons fumé, le reste des haricots vert d'hier soir, un yaourt et quelques grains de raisins. Tu t'assois sur le plan de travail et commences à grignoter avec les doigts.

– Je comprends pourquoi tu t'es disputé avec tes amis.

– Ah bon ? Eh bien expliques-moi. Parce que je ne comprends toujours pas.

– Tu es complètement dingue, à côté de la plaque, insolent et tu te crois tout permis.

– C'est parce que je suis fils unique, réponds-tu comme si cela réglait tous les problèmes sur Terre.

– Ne te cherche pas d'excuse.

Je me lève et te serre un verre de rhum.

– Après l'avoir bu, tu te casses.

Je le dépose à côté de ton assiette et pars dans la salle de bain prendre une longue douche. Il n'y a rien à voler chez moi, de toute manière.

Je sors de la douche, la peau refroidie. Je vais directement dans la cuisine. Ton assiette est au fond du lavabo avec tes couverts, mais le verre est encore plein, au même endroit. Tu ne l'as pas touché.

Je ne comprends pas jusqu'au moment où je m'aperçois que tu t'es déjà endormi sur le canapé.

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