La valse des esseulés

flemingrob

Le soleil illumine la terrasse de la brasserie en ce début d’après midi de juillet. Les départs en vacances se font ressentir au niveau de la fréquentation, seul un habitué squatte inlassablement le comptoir alignant les ballons de rouges depuis l’ouverture.

Loin de l’agitation des grands boulevards et des monuments touristiques, il mesure sa chance pour un premier job d’été d’être tombé sur ce troquet au nom pittoresque d’un port ukrainien. Situé à quelques encablures de la gare Montparnasse, la foule estivale ne se presse pas et les riverains sont déjà partis s’entasser sur les plages… La grande tranquillité, en somme ! L’idéal pour financer sa future rentrée universitaire, loin du stress de la grande distribution ou de la restauration rapide, habituelle destinations des jeunes sans piston parental.

Devant une telle quiétude, son patron lui a même laissé les rênes du troquet pour quelques heures. Une bonne occasion pour en griller une, adossé à la porte, et profiter du temps estival.

Dans la rue, il repère rapidement un couple radieux main dans la main. Leur joie de vivre semble sans limite comme si ces instants étaient les plus merveilleux de leur existence. En expirant une nouvelle bouffée de cigarette, il se prend à les détailler plus précisément. Une bonne trentaine d’années, aucune extravagance vestimentaire particulière, leur seule particularité semble être le contraste absolu de leurs peaux. Noire et blanche, saisissantes disparités sur la gamme des couleurs.

Leur passage sur le trottoir à quelques mètres de lui, confirme sa première impression, les deux tourtereaux vivent dans une bulle complètement hermétique au monde qui les entoure. Ecrasant son mégot sur le trottoir, il s’apprête à retourner nonchalamment derrière le comptoir et son unique client quand il remarque qu’ils se sont installés sur l’ultime table de la terrasse.

« Bonjour, vous désirez »

Bref regard de connivence entre eux, une commande expéditive de deux cafés et ils repartent immédiatement dans leur monde. D’un rapide coup d’œil, il repère la main blanche de l’homme posée sur le genou ébène à quelques centimètres de la naissance de la jupe… Assez bizarrement, il est ému par cette vision. Ce couple mixte respirant le bonheur contraste tellement avec la pléthore de reportages télévisuels cultivant la peur et la défiance envers les différences.

Le plateau en main, il revient apporter les deux expressos. S’excusant platement pour cette intrusion dans leur sphère intime, il remarque la brillance des anneaux sur leurs deux mains gauches réunies sur la table. Ne pouvant s’empêcher de satisfaire sa curiosité, il se lance :

« Vous êtes mariés ? »

Légèrement étonnés et amusés par sa question, les mots fusent de leurs lèvres :

« Oui »

Mis en confiance par cette réponse rapide et la mine réjouie de ses interlocuteurs, il décide de pousser plus en avant la conversation lui d’habitude si timide et respectueux avec la clientèle.

« Je trouve que vous formez un très beau couple ! Je peux vous demander depuis combien de temps ? »

« Deux ans », « neuf ans » ! Simultanéité des réponses. Instantanément, il comprend sa terrible méprise. Un énorme fou rire les étreins tous les deux, l’excluant à nouveau de leur intimité. Le rouge aux joues et le plateau dans la main, il reste planté là quelques secondes sous leurs regards narquois avant de retourner, penaud, derrière son comptoir.

Paris, un après midi d’été, un couple adultérin joue de la naïveté d’un apprenti serveur. Le soleil brille, la vie est belle.

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La valse des esseulés sur l'album L'Etonnoir des Vendeurs D'Enclumes (2009)

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