La vie de famille

Wilou Riamh

Défi 19 lancé par Octobell

- Prends ton seau et ta pelle et va jouer !


Combien de fois on l'a entendu, celle-là ! Genre, c'est bon, j'ai cinq ans, je suis un bleu, une néophyte, le bas-de-gamme de la comprenette ! Genre c'est pas mes oignons. Bon, OK, j'admets, son histoire de trafic, là, je m'en carre un peu.

Je vais dans la cabane de jardin, celle où on range les outils et les vieux jouets. Voir tout ça me rappelle les vacances au bord du lac, à faire des châteaux de sable. Une vieille pelle en plastique rouge, un vieux seau bleu et blanc. Des jeux d'enfants.

C'est pour ça qu'il n'a pas vu venir le coup. En tout cas, il l'a bien senti passer. Je m'étais souvent demandé si c'était facile de décapiter quelqu'un avec une pelle. J'avais essayé avec des souris quand j'étais gosse. Forcément, pas le droit de jouer avec les outils de papa, alors j'avais dû me rabattre sur celle en plastique, là. Autant vous dire que les essais n'avaient pas été très concluants.

Mais là, c'est joyeux, coloré, festif. Je dois dire que j'ai quand même vachement bien visé! PAF ! Le tranchant de la pelle dans la nuque, ça arrache une partie de la peau; la chair et les veines qui passent par là sautent en se raccrochant lamentablement au bord de la plaie. Forcément, ça gicle. C'est un peu comme un geyser, c'est chaud et bouillonnant.

En un peu plus bruyant quand même. Le mec, il s'écroule au sol et hurle comme... ben comme un cochon, presque. HUIIIIIIIIIII HUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII. Pour autant qu'un cochon fasse ce bruit là quand on l'égorge. Hum. Pas très cacher, tout ça.

Le gazon de notre jardin ressemble à un clair obscur. Les couleurs complémentaires se mêlent. Le rouge sur le vert. Et la terre boit sa pinte sans rechigner. Je me dis, quand même... ça fait désordre. Et papa et maman vont bientôt rentrer. Puis mon frère continue de hurler. Je ne peux pas le laisser comme ça, ce serait pas humain. Alors j'abrège ma souffrance auditive d'un second coup de pelle. Elle rentre bien là où il faut, dans la trachée, coupant le conduit d'aération. Et mon frère fait un vieux bruit de ventilateur qui tombe en panne. BRRRRrrrr... pffffffff. POF. Plus rien.

Même plus un seul sursaut. C'est fini. Il est tout cassé. Et cinq litres de sang se répandent encore. Le sol va finir bourré, à ce rythme. C'est que mon frère, il carbure pas tellement à l'eau. Il dit que ça fait rouiller. D'ailleurs, il reste quelques canettes de bière dans la glacière, elle aussi repeinte en rouge pour l'occasion. L'intérieur se colore, ça me fait penser aux poches de perfusion quand le sang remonte. Le docteur vient, change la poche, et le sang se mêle au liquide blanc rempli d'antibiotiques. Du sang tout désinfecté.

Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de mon frère, maintenant. Il prend de la place, étalé comme une grenouille disséquée, vidé comme une outre d'alcoolique. C'est que ça sent bizarre en plus. C'est un peu ferreux, un peu chaud. Je me baisse et passe mes doigts dans une flaque pourpre. Ouais, c'est chaud. Me faut le tuyau d'arrosage.

Évidemment, c'est à ce moment là que maman rentre. Et elle a toujours eu tendance à chouchouter mon frère, à le trouver parfait, tout ça. Forcément, quand elle le voit façon Picasso sur la pelouse, ça lui fait un choc. Et c'est comme si un trois tonnes lui rentrait dans le lard. Elle tombe par terre, comme une vieille crêpe.
J'y pense, dans les films, ils cherchent à éliminer les témoins. Elle est pas morte, donc à priori elle peut encore parler. Je vais chercher la tronçonneuse dans la cabane. Papa veut pas que j'y touche, mais papa n'est pas là, et puis c'est pas avec une pelle en plastique que je vais résoudre mon problème de logistique !

Je tire sur la ficelle et la tronçonneuse démarre. Je ne sais pas tellement par quel bout commencer. En plus, ça risque de la réveiller, tout ce bruit. Je me penche sur elle, et je me dis, allons-y pour une petite décapitation en règle. Puis avec la tronçonneuse, ça ira vite. Ça débite des rondins de bois gros comme des bagnoles, alors quelques vertèbres ne devraient pas résister bien longtemps.

Pouah ! Bon sang, que ça tache ! J'aurais dû mettre un tablier ! En plus, ma mère en a toute une collection, des rouges, des verts, avec des recettes dessus, ce qui est con, parce que vu l'angle, on ne peut pas lire la recette et la faire en même temps. Mais passons.
Elle a hurlé une demie seconde... le temps que l'air passe par une autre sortie que son gosier. Et puis voilà, une autre dizaine de pintes dans le jardin, ça commence à faire saloon, là.

J'éteins la tronçonneuse. La chaîne est maculée de sang et de morceaux de chair et de peau. Mince. Mais comment je vais nettoyer ça ? Mon père va faire une de ces têtes quand il verra l'état de sa précieuse machine ! Tu sais combien ça coûte ? TROIS CENT CINQUANTE EUROS !
Je soupire. Papa a vraiment un sens des priorités un peu bizarre. Je retourne dans la cabane, prends un des seaux et le remplis de white spirit. C'est bien pour retirer les tâches, ça. Puis je laisse la tronçonneuse dedans. Comme ça, un petit coup d'eau et on n'en parlera plus.

Je prends la serpe. Pour les petits travaux, c'est bien. Je n'imagine pas passer la tondeuse, là. C'est comme essayer de les passer au laminoir, pas très pratique. Et un sécateur. C'est bien pour les petites extrémités, comme les branches, les feuilles, les doigts et les orteils. Et ça coupe très bien.
Mes chaussures font floc floc floc. Je crois que mes chaussettes sont trempées. J'aime pas trop ça.

Je lâche le bras de ma mère et vais dans la salle de bain. Je laisse de grandes traînées rouges derrière moi. En fait, ça va assez bien avec la déco design super moderne que mes parents ont payé super cher pour donner au salon un air super tendance, avec des lignes noires et des murs blancs. Moi, je dis, faut un peu de couleur. Faut que ça tranche.

Et pour trancher, punaise, ça tranche !

Je prends une douche et me sèche. Je mets des vêtements d'hiver, bien que ce soit le milieu de l'été. Ma combinaison de ski fait bien avec la serpe. C'est pratique. Et mes bottes de pluie sont imperméables.

Je termine de découper maman quand papa rentre.

Et il a vachement pas l'air content. Mais je sais pas trop ce qu'il a voulu dire. La serpe lui a coupé la parole, littéralement. Et un flot de sang s'échappe là où un flot de mots bien moralisateurs aurait pu se frayer un chemin.
Mais somme toute, les sermons, ça n'a jamais été mon truc...

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