La vie des autres

Thomas Delavergne

Sur ce banc, le dernier que la municipalité a laissé à 500 mètres à la ronde, je squatte. En voyant cette dame voûtée à l'extrême, je constate que les têtes pensantes de la mairie n'aient pu imaginer que ce bien public représente une pause salvatrice à un âge où les articulations souffrent au bout de trois rues.

Que voulez-vous, avoir un bac +5 ne rend pas pragmatique mais plus "dans un profil technique adapté aux besoins sociétaux". Ainsi s'articule la vie post-Trente Glorieuses, autour d'une impressionnante branlette intellectuelle. Si la lucidité m'animait, je ne devrais pas trop la ramener depuis mon banc en voie de disparition. Capable d'observer deux heures non-stop la populace sans me lasser une seconde, mon cerveau ne connaît pas l'inactivité. Activité beaucoup plus éprouvante que le lambda ne puisse l'imaginer. L'incapacité à cesser de se questionner épuise.

Un poncif éculé dit que l'idiot se complaît dans son ignorance alors que l'homme sensé se demande s'il n'est pas idiot. Une citation s'impose afin de solutionner ce problème d'occidental. "Mieux vaut ne pas trop penser. Se reposer davantage sur le corps : il est plus digne de confiance", annonce Woody Allen. Le cinéphile new-yorkais europhile dispose de cette force à évoquer simplement ce que beaucoup d'entre nous intériorise. Ne cherchez pas, cette faculté a un nom : le talent.

Cela dit, dois-je me considérer autant pour un con ; un oisif sans carrure, sinon celle de prendre une note potable deux fois par mois ? En voilà une question qui n'a pas fini de me tarauder. Une chose certaine, c'est que stagner sur un banc n'a jamais fait avancer l'humanité. A la différence de travailler afin de se coucher avec la satisfaction du travail accompli. M'ouais, l'argument ressemble beaucoup a un discours d'un membre de l'UMP. Franchement, qui peut croire que remplir un formulaire qui va passer de main en main dans un ministère pour finir par être rejeté par le Sénat permet de s'épanouir ? J'aurai pu prendre l'exemple d'un garagiste qui a réussi à réparer une panne rare. Là, l'épanouissement ne peut être remis en cause. Faux. Si la voiture n'avait pas démarré derechef, la vie de son propriétaire aurait-elle été remise en cause ?

Voilà où je veux en arriver : à de rares exceptions près (chirurgiens, quelques enseignants, un membre du RAID...) votre profession ne changera rien au cours du monde. Que faire ? Se pendre serait d'une lâcheté sans nom. Non, il faut seulement accepter que "rester en vie, ce n'est que de la bricole" comme le chante Christophe Miossec. "Ah d'accord, l'écrivain raté qui cite un ancien alcoolique breton capable de vous démoraliser un régiment en moins de 2 minutes, je vois le genre".

Bon, c'est pas tout, mais l'heure de l'apéro arrive. Mes amis vont sortir du travail. Le gagnant de la loterie nationale que je suis n'a pas fini de prendre un malin plaisir à regarder la vie des autres. Tiens, ça ferait un joli nom de film "La vie des autres".

Signaler ce texte