La vie en rose.

yangum

L'adulte émergeait de sa torpeur.

Il ne se souvenait plus de la quantité de drogue qu'il avait ingérée la veille, mais vu son mal de tête, elle avait dû être conséquente...

De toute façon, c'était la seule façon de tenir. Même s'il ne tenait plus.

Il s'habilla rapidement, une boule dans la gorge, une douleur au ventre, une envie de pleurer.

Un train aérien qui passait à proximité, quasiment à la vitesse du son, ébranla tout le bâtiment.

Il se dirigea vers la porte de sa chambre, silhouette cadavérique projetant son ombre sur du papier peint décollé et des murs moisis. Arrivé dans le salon, il rechargea sa puce cérébrale en collant sa tête sur le Rechargeur. L'appareil mural envoya alors un flot d'informations de propagande. Il lui rappela comme d'habitude que ''Oh là là Monsieur, vous avez tellement de chance d'avoir une puce! Sans elle, vous auriez des problèmes!''.

Légalement, il parlait de problèmes sanitaires. La puce avait comme fonction officielle de mesurer le rythme cardiaque et donc de détecter des problèmes de santé.

Implicitement, il parlait de problèmes d'ordre gouvernementaux. Ceux qui restent trop longtemps sans puce sont détectés et on n'entend plus parler d'eux.

Le Rechargeur injecta de force dans son cerveau des phrases comme ''les Fédérations Arabes enfin vaincues'' et des théories raciales sur les autres peuples du monde, ainsi que des statistiques comme ''la Production a beaucoup augmenté, faîtes-nous confiance''.

Ensuite, il lui injecta des hormones pour le rendre heureux et il lui passa des rires et des chansons en continu pendant un quart-d'heure.

Au début de sa vie, l'homme faisait des efforts surhumain pour ne pas avoir de pensées anti-régime durant cette période quotidienne de rechargement. Si le Rechargeur détectait des pensées ''non-civiques'', il faisait exploser la tête de son ''rechargé'' avec sa puce cérébrale.

Il y a une dizaine d'année, le Gouvernement Beau et Gentil avait inventé un nouveau type de puce cérébrale, plus performant que l'ancien, qui savait détecter des pensées non-conformes sans l'aide du Rechargeur, donc 24/24h, pas seulement quinze minutes par jour. Mais en une journée, la moitié de la population avait vu sa tête exploser.

Le GBG avait donc estimé que le peuple n'était pas encore assez endoctriné pour le moment, et était retourné à l'ancien modèle, qui faisait moins de morts mais qui donnait quand même l'exemple.

Il projetait sûrement de retenter l'expérience cette année: le peuple était prêt.

Mais aujourd'hui, l'adulte n'avait même plus la force de penser, il n'était plus que tristesse, déception et haine, alors il ne se soulevait même plus par les pensées contre le GBG.

Après le Rechargement Obligatoire, l'homme passa au Déjeuner Obligatoire. La puce envoya un signal auquel le corps répondit automatiquement: l'homme marcha sans le vouloir, s'assit sans le vouloir, et mangea sans le vouloir la nourriture disposée la veille par l'Ordinateur Central sur la table. Puis, une fois que la puce stomacale eut envoyé un signal positif à la puce cérébrale, l'homme retrouva sa liberté. Il avait deux heures de temps libre devant lui, c'est-à-dire qu'il avait le choix entre faire une promenade dans la rue, faire plaisir aux filles du le Quartier Pauvre (euphémisme de ''violer''), regarder la télévision ou jouer de l'argent au Casino, les quatre seules activités autorisée par le Gentil et Beau Gouvernement.

Pour cette fois-ci, ce qu'il projetait de faire lui fit choisir de faire une Promenade.

En sortant de son appartement, il entendit une explosion au rez-de-chaussée. Sûrement une tête un peu trop révolutionnaire. Il oublia de fermer sa porte à clé. Qu'importe.

Des morceaux entiers de plâtre humide pendouillaient du plafond, et la structure entière menaçait de s'écrouler d'un moment à l'autre. L'année dernière, tout le bloc d'immeuble en face du sien s'était effondré dans un immense fracas, en faisant plus de deux cent ou trois cent morts. Les gravats étaient toujours là, mais le journal régional avait précisé qu'elles avaient été ramassées le jour-même.

Il descendit l'escalier de l'immeuble. Une Jolie Caméra se tourna vers lui et zooma. Il arbora un sourire niais, et fit mine de s'extasier devant chaque image collée au mur. Le GBG avait fait coller une foule de belles images un peu partout, pour rendre les gens ''heureux'' et ''gentils''. Pendant plusieurs années, les journaux parlaient uniquement de l'Opération Jolie Image. Toute la population s'y était mise: le GBG avait distribué des photos de sourires, des photos sensationnelles ou pornographiques, des portrait de stars de la télé-réalité, etc... Et tout le monde les avait mis aux murs, partout: chez eux, dans les cages d'escalier, dans la rue, dans les ascenseurs. La ville entière était maintenant tapissée de Jolies Images. Le GBG avait dit que le pourcentage des gens heureux avait augmenté de 560% depuis, et toute la population avait défilé spontanément dans les rues, en hurlant ''Nous aimons le Gentil et Beau Gouvernement!!! Nous l'aimons si foooort!''. L'homme, pendant ce temps, s'était un peu tenu à l'écart, parce qu'il doutait un peu de ce qu'on disait à la télé, mais ses voisins menaçaient de le dénoncer, et lui dirent un jour ''tu es méchant! Très méchant! Le GBG est triste quand ses citoyens sont tristes! Sois heureux et le GBG sera heureux!''. Alors l'homme, car il savait que sa survie en dépendait, avait souri le plus souvent possible, même si le reste du visage restait figé.

Lorsqu'il sortit dehors, la rue était encombrée d'automates multicolores (délavés) et le faux-ciel multicolore était transpercé de feux d'artifices. Les passants émettaient des ''oooooh!'' et des ''aaaaaah!'' en riant. Ce spectacle se répétait inlassablement depuis des dizaines d'années, avec les mêmes automates délavés, les mêmes feux d'artifices, quotidiennement, mais les gens ne semblaient pas s'en souvenir d'une journée sur l'autre.

L'homme traversa la rue encombrée de manèges pour enfants et adultes, de ballons et d'attractions.

De temps en temps, on pouvait voir un squelette éparpillé sur la chaussée, avec le crâne en morceaux, qui datait de la journée où la moitié de la population avait explosé. Mais cette journée n'avait jamais existé, comme le disait le Rechargeur quotidiennement.

L'homme se dirigea vers le plus haut immeuble de la ville. Des enfants jouaient au football avec des crânes, et d'autres s'amusaient à éventrer des pigeons anorexiques avec des dents humaines. Dans les ruelles sombres, on entendait, parfois voyait, des fillettes Pauvres se faire violer par des dizaines d'adultes nus.

Dans chaque rue de chaque quartier de la ville, le bruit était quasiment insupportable pour l'homme (mais pas pour les autres). Il y avait des sons, des écrans géants avec de belles images, des musiques qui allaient très vite, des automates, des robots, des gamins qui piaillaient, des os qui roulaient, des clodos qui agonisaient. Tout allait si vite... En haut, par dessus la ville, des millions d'autos volaient à plusieurs centaines de kilomètres à l'heure, d'une façon anarchique. Des milliers de véhicules entraient en collision chaque jour et explosaient dans le ciel. Leurs débris, plus ou moins gros, retombaient en pluies mortelles partout sur la ville, et malgré les milliers de morts quotidiens, cela ne semblait pas gêner les survivants, qui riaient et s'amusaient dans les manèges.

L'Heure du Travail, la plus pénible, allait arriver d'ici une heure, mais l'homme était déjà aux portes du Beauty Building, le plus haut de la ville, qui culminait à plusieurs dizaines kilomètres au dessus des nuages. L'homme songeait à l'extérieur de la ville. Il aurait bien voulu y aller, mais le GBG disait que ''c'est pas beau'', alors il avait érigé un gigantesque dôme rose bonbon autour de la ville qui envoyait des missiles sur quiconque qui s'y approchait de trop près. De toute façon, en voyant les photos du monde avant le dôme, cela ne donnait pas très envie. Des arbres carbonisés à perte de vue, des squelettes humains disposés sur des feux de bois sur les places de villes détruites, un ciel uniformément noir, rien qui ne soit vivant.

L'homme aurait pu aussi finir sa vie là, à la frontière, pulvérisé, Ô grâce, par un déferlement ultime d'énergie destructrice, ou tout simplement penser à quelque chose de non-conforme ce matin, avec le Rechargeur, mais il voulait finir en beauté, sauter de haut, beau, contempler le monde qui s'approche vite, mortellement vite, de son corps balloté par le vent artificiel.

Le Beauty Building était un gigantesque parc d'attraction. Chaque étage avait son propre manège. Pour chacun de ces étages, il y avait une queue de plusieurs kilomètres, qui s'étalait dans les escaliers du building, et qui débordait dans la rue. Ceux qui attendaient restaient les yeux rivés sur leurs portables, à envoyer des SMS à des gens qu'ils ne connaissaient même pas, ou alors des invitations à des parties-fines. L'homme voulait, lui, aller tout en haut, sur le toit, où il n'y avait rien. Donc pas de queue: on accédait au toit par des ascenseurs annexes.

Au moment même où il entra dans l'ascenseur, les portes se fermèrent et l'objet monta si vite qu'il s'ouvrit sur le toit presque aussitôt. En effet, si les gens attendaient trop, ils n'étaient pas contents.

L'homme courut vers le toit, et se jeta dans le vide. Si soudain, si inattendu, sans réfléchir.

(silence)

(silence)

Tout en tombant majestueusement, si gracieusement, vers la rue pleine de manèges et de passants hilares, l'homme se souvenait d'une époque lointaine où les gens ressemblaient à des gens. Il était petit, alors qu'aujourd'hui il était vieux de plusieurs millions d'années. Ou peut-être d'une dizaine d'années. Il ne savait plus, et ne le voulait pas, de toute façon. Il ne voulait rien savoir pendant sa chute.

La chute était longue. Il voyait le monde en bas.

Des gens couraient parmi les squelettes et les débris qui jonchaient le sol.

Bientôt, alors que son cadavre serait becqueté par les corbeaux, dans l'indifférence générale, la sonnerie nationale retentirait, et, d'une seconde à l'autre, tout le monde cesserait de rire, descendrait des manèges, et irait travailler dans l'Usine. Mais actuellement, l'heure était à la rigolade, pensa-t-il en se souvenant du moment où il aurait pu tout changer, tout en disparaissant dans une explosion de sang et que son cerveau se brisait en mille morceaux sur l'asphalte de la rue en fête.

  • Décidément, j'adore ton style d'écriture... Tu as vraiment une plume. En fait, tu devrais faire L.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Avajfhzeoif 195

    blanco

  • Merci beaucoup!
    En fait, je pense qu'on s'approche plutôt d'un monde comme celui de "Le Meilleur des Mondes" ou Fahrenheit 451...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Banksy61 orig

    yangum

  • tres bien ecrit, je ne vaudrais pas vivre dans ce futur la, mais je me dis que l'on finira par devenir comme ca, ce que tu appelles "l'abrutissement des masses", en moins gore mais on en est pas loin. bravo pour ce texte

    · Il y a presque 12 ans ·
    521754 611151695579056 1514444333 n

    christinej

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