La vie que j'ai eue

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Rue Gaston-Merrey. Le cliché de la banlieue semi-pauvre. Des blocs appartements paquetés de chaque côté de l'asphalte comme deux armées de clones prêts à s'affronter à coup de blaster. Des kids  – parce qu'ici on n'appelle pas ça des enfants – qui se courent après avec des bouts de bois, décidés à s'entre briser des poignets et des avant-bras. Je reconnais l'appartement du petit Kevin, le 209, qui maintenant semble servir de refuge à un troupeau de mexicain. Ou d'Indien, peut-être. Je n'ai jamais vraiment été bon pour démêler les ethnies.

Je ne vivais pas ici, évidemment. Moi, c'est au 1241 rue Desperdrix que j'ai grandi. Depuis le temps on a vendu le berceau de mon enfance à une famille de comptable. Une famille toute fraîche en plus, deux ans de relation, premier bébé en construction. Ils s'installaient dans la maison de leur rêve. Leur toute première. Nous, on relocalisait les parents dans un condo adapté. Le cercle de la vie, comme dirait Elton.

 Je n'ai pas grandi sur cette rue – Gaston-Merrey je parle –,mais je m'y suis amusé, en tout cas. Moi et le cadet on était assez copains-copains avec le petit Kevin, et on aimait bien le parc. Celui de notre quartier avait son charme – le classique balançoire et carré de sable –, mais le parc de la Gaston-Merrey a un petit quelque chose de plus. Un vieil arbre, aux branches assez basses pour y grimper, à l'allure assez décrépie pour nous faire rêver. Plus j'y pense, plus l'excitation enfantine me prend à la gorge. Je vais le revoir bientôt, juste après la maison jaune, si je ne m'abuse. Il nous a inspiré les plus incroyables guerres de gobelin. Ça fait toujours du bien de revenir à ses racines.

Mais aujourd'hui, ce n'était pas le petit Kevin qui me ramenait dans ce bled. C'était le gros André. L'ami de l'aîné, qui, d'année en année, est plutôt devenu le mien. Un vrai de vrai qui s'est bâti sa vie d'adulte là où on lui avait construit sa vie d'enfant. Un nostalgique, peut-être ? Ou un autre qui n'a jamais réussi à briser son complexe d'Œdipe. Dernière fois que je l'ai vue, c'était les grandes rénos pour changer sa coquette maison rose en établissement bigénérationnel. Histoire de s'occuper de sa grabataire parkinsonienne qui venait de se faire sacrer veuve. 

Haut perché sur mon ego de Montréalais, j'ai tout de même préservé le désir de lui parler. D'avoir des nouvelles. De le visiter, une ou deux fois par année. Mon seul réel attachement à mon Alma Mater. Moi, fonctionnaire, lui, boulanger, ça donnait des discussions intéressantes. Rafraîchissantes, surtout. C'est important de se garder un pied en dehors de notre monde. Histoire de pouvoir, une fois de temps en temps, respirer autre chose que de la complaisance d'opinion. 

Le temps passe vite lorsqu'on oublie le présent et j'arrive au parc du vieil arbre. Je le trouve d'une quiétude inchangée. Ça me pompe la nostalgie dans les tripes. Seul un couple sur le banc, tout près de moi, occupe ce grand espace. Un quadragénaire, l'air négligé, les cheveux un peu trop long et un peu trop gras. Une octogénaire, bien mise, qui me semble familière. 

Je prends un moment pour observer l'arbre, au loin, me faire de l'œil de son cadavre persistant. J'hésite à déposer le premier pied sur l'herbe pour aller le rejoindre. La culpabilité d'utiliser ce lieu public me pousse à jeter un regard aux alentours. Pour vérifier je ne sais quoi. J'observe une fois de plus le couple à mes côtés. Cette fois-ci, même de dos, je la reconnais. J'oublie aussitôt l'arbre. J'oublie aussitôt le parc.
Je rebrousse chemin. Mais je l'entends, l'autre inconnu.

—   Oh… un homme passe à l'instant. Sur le trottoir. Il est grand, dans la trentaine. Avec une chemise carreautée verte. Il semble pressé.  

Mes paupières se rétractent dans leur orbite. Mes dents tentent de broyer l'espace qui les sépare. Je suis ici pour me faire plaisir. Si ce sac à Crisco ne voulait pas dire à ma mère que je viens de passer derrière elle sans lui dire bonjour, ce serait très apprécié.

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