La vieille Médina

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Une fois  les autres formalités terminées, Mireille  traine tant bien que mal sa valise pour retrouver le jeune porteur qui l’attend de l’autre coté de la barrière.

Ayant  une grande faim  elle lui demande chuchotant s’il ne connaissait pas de restaurant pas très cher.

En effet, elle n’avait  pas eu le temps de préparer ce voyage et  le peu d’argent que ses amis  avaient réussi à lui procurer  ne peut en aucun cas  l’entretenir plus d’une semaine.

 « Les chouayas* de sardines  sont juste au bout du quai et cela coûte moins d’un rial madame

« Alors nous  mangerons ensemble si tu veux et ensuite tu m’emmène à l’hôtel ! s’exclame la jeune femme  qui  n’a pas le temps de terminer sa phrase que le petit porteur hissait déjà la grosse valise  sur sa tête.

les pieds engoncés dans une sandale en cuire totalement laminée il  traverse  d’un trait  tout le port , saluant   dans sa petite foulée ses camarades qui le lui rendent par des sifflements.

__________________________________________________ *Les chouayas : ceux qui grillent les sardines et feu de bois

Haletant  et tout en sueur par cette chaleur infernale il s’arrêter devant un petit local où, embaumant l’air, l’effluve du poisson grillé laisse couler la salive.

Il  fait installer sa cliente  à une petite table plastifiée à la terrasse  et aussitôt le serveur dépose  une gourde d’eau fraiche, deux salades de  tomates  et un grand pain aplati  et tout rond.

Le jeune porteur se verse un verre d’eau qu’il présente à Mireille qui hésitante finit par se désaltérer le gosier sec.

 «  Deux grillades de sardines commande pressement le jeune porteur, l’air d’un majeur !

« Quel est ton nom déjà ? demande-t-elle à son interlocuteur une fois la grillade déposée.

« Mustapha madame, répond ce dernier la bouche salivée  « Alors Mustapha mangeons, j’ai très faim moi !

L’odeur ne semble pas  gêner outre mesure la jeune journaliste qui  prend  plaisir à déguster le  succulent repas.

Elle apprécie aussi le  morceau de pain qui croquant sous ses dents rajoute de l’allégresse à son palais en manque de victuaille :

« Moi c’est Mireille, je vois que tu te débrouille bien en Français, est ce que tu as fait l’école ?

« Non, mais à force de fréquenter les français j’en ai appris pas mal de mots madame.

 Tout en embouchant avidement de belles pièces de sardines bien cuites, elle continue à mitrailler son interlocuteur de questions sur ses origines et ce qui l’a poussé à faire ce pénible métier.

« Tu me semble trop petit pour ce boulot Mustapha ! Quel âge as-tu?

Revient-elle à la charge une fois son petit ventre calé.

« Je ne sais pas dix ou douze ans ;

« Tes parents doivent bien se rappeler de ta date de naissance !

« Je n’ai  jamais connu mon père, et je ne me rappelle même pas du visage de ma mère

 « Et avec qui  tu vis actuellement ?

« Je vis seul,

« Mais tu as bien un gîte, je veux dire un lieu où dormir

« Tous les endroits de Dieu sont bons pour dormir,

« Tu veux dire que non seulement tu n’as pas de parents, mais tu n’as nulle part où dormir ?

« Non nous dormons dans les chaloupes lorsque nous sommes au port et dans un petit coin du passage « Soumica » lorsque nous sommes dehors, mais dormir est le dernier de nos soucis, le plus important est d’abord de manger !

« Mais c’est inconcevable, un garçon de votre âge qui n’a ni gîte ni couvert, mais que fait le gouvernement ?

« Vous savez, je ne suis pas le seul, des milliers de comme moi sont  orphelins et vivent de la même façon!

 «  Oui je l’ai  remarqué et je me demande pourquoi y en a-t-il tant, d’où est qu’ils sont venus?

« Beaucoup d’entre nous ne savent même pas comment ils sont arrivés jusqu’ici.

« Comment?

« Les plus âgés des « Oulads »nous racontent que les soldats français avaient chassés leurs parents et que depuis les familles ont été séparées et beaucoup se sont perdus en cours de route. D’autres disent que l’armée   de français et les Goums noirs avaient brulé leurs terres  et  tué  tous ceux qui refusaient de quitter leurs bleds, alors  les  Caïds  en profitèrent pour s’accaparer les terres de ceux qui fuyaient  les balles et les revendre à des  fellahs français. Enfin c’est ce qu’ils disent, mais moi je n’ai rien vu de tout cela.

 Mireille hume l’arôme du thé à la menthe  qui empli de plus en plus  la petite gargote et demande à son jeune ami de leur en commander deux verres.

En fait ce n’est qu’un  prétexte pour ne pas couper court à une discussion qui l’intéresse au plus haut niveau.

Le fait qu’un jeune orphelin et illettré puisse incriminer la présence française aiguise sa curiosité et donne une motivation  supplémentaire à sa mission.

Le succulent thé et le cadre plutôt aimable  font oublier à la jeune journaliste la précarité de sa situation  et elle allait allumer une cigarette lorsque, Mustapha met ses deux doigts sur le bout de ses lèvres.

Croyant que cela gênait son compagne  Mireille éteint aussitôt l’allumette  mais le petit porteur exprime clairement sa demande:

«Je voudrais une cigarette s’il vous plait madame !

 « Tu es trop jeune pour fumer.

« Vous savez madame,  fumer est acte de grande maturité et parfois même de virilité, celui qui ne fait pas ce que font les grands n’a pas de place ici.

Hésitante Mireille lui donne une cigarette, mais au lieu de l’allumer Mustapha la met derrière son oreille et continue  la conversation qui porte  sur l’état d’esprit  de ces « oulads », ce qu’ils font et l’état de  leurs rapports avec les autorités portuaires.

Beaucoup d’informations que la jeune journaliste note sur un petit carnet et un bon sujet à développer, mais l’intérêt de ce premier contact avec la réalité marocaine ne peut lui  faire oublier qu’elle doit  s’assurer un gîte du fait qu’il commence à faire nuit.

     « Tu ne connais pas d’hôtel pas très cher où je peux passer la nuit ?

« À l’ancienne médina, vous n’avez que  l’embarras du choix, et le prix ne dépasse pas deux francs la nuitée madame.

 «Alors allons-y, mais entretemps je te fais une proposition

« laquelle madame ?

«  Tu me tiens compagnie jusqu’à ce que je m’installe et je te paie un franc la journée.

Un pacte que semble accepter volontiers le petit porteur  qui, la valise sur la tête, la traine derrière ses petits pas.

Ils quittent le port pour allonger un long boulevard encombré de clients et de chariots actifs devant des  silos de thé, sucre et épices déposés en vrac.

  Faisant signe à sa compagne de précipiter le pas, Mustapha  traverse la  grande arcade de Bab Lekbir, pour se retrouver à l’enceinte de l’ancienne médina ceinturée par une longue  muraille.

Les deux intimés serpentent  de sinueuses et sombres ruelles qui passent   par le « Mellah des juifs », une place surpeuplée où tout se vend à la criée avant de parvenir, après plusieurs détoures à  « Bousbir ».

Tout en sueur le  jeune porteur  dépose la grosse valise devant une  grande construction vétuste  portant sur une  enseigne lumineuse  le nom de « Hotel Espéranza » où de  jeunes et belles filles  presque nues  s’activent   à séduire les passants.

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