La Villa

François Vieil De Born

La Villa, blanche, monumentale, s’ouvre sur les jardins que les banyans dominent et envahissent. Des racines, géantes, serpentent au sol et disloquent les marches de marbre blanc ou aériennes, s’enfoncent de manière obscène dans le sol riche et brun. Les palmiers (d’Uruguay, du Mexique et d’Insulinde) vus depuis les larges baies ouvertes, découpent la perspective et le jour finissant. Les piliers, forts et blancs, qui soutiennent les arcades de la terrasse encadrent la courbure de la côte et deux ilôts comme un corps immergé et partiellement offert. Au passage d’un plat d’argent, il prend une eau froide dans un cristal embué. Il laisse résonner jusqu’à l’anéantissement, l’insignifiance, la question posée par des lèvres rouges et des yeux bleus sur un twin set de lin beige. Que lui importe maintenant ou vraiment les errements d’une cour internationale en matière de droit humanitaire et de responsabilité criminelle ? Le parfum tiède et lourd des lauriers roses inondant la colline (le sein non coupé d’une amazone inouïe dont la chevelure serait constituée des jardins menant à la mer et dont un œil unique, une fontaine, fixerait, mort, le ciel qui s’obscurcit) lui parvient en bouffées étouffantes. Il se dit qu’il a envie de vent, la pluie qui lave sur le pont les torses transpirants, la sueur salée des aisselles, et vient donner ce goût de mer aux lèvres désséchées. Celle qui lave le visage levé et soulage la brûlure. Il est conscient de douleurs cicatricielles, de mèches de cheveux qu’il sait blancs collés à ses tempes et à son front recuit, d’un corps alourdi malgré les exercices et de genoux précaires. Aucune réflexion, aucun mot d’esprit que le mezcal suggère, aucune question, faut-il le dire, même pertinente, ne peut le distraire du calme équatorial comme un couvercle épais, des alizés annulés dans la zone de convergence où trône la Villa. Un sursaut terne de désir lui donne envie de l’éclair et de la surprise, tenir sous lui la doctorante, être à nouveau, encore une fois, frappé de la foudre et de l’éclair qui allie et révèle les métaux discrets et la pourpre des corps. Mais tout est tiède et trompeur, ce n’est ici qu’à tort que l’on pressent l’orage, le point d’éclat est tout autant hors de portée que l’est ce cou tendu vers une réponse inaudible ou la soie tendre et probablement légèrement humide de ces jambes sous le lin. Se résolvant à évoquer une décision d’exception, mais de première instance, mal pensée, probablement pour ce paragraphe contesté, rédigée sans en avoir pesé les conséquences certainement nuisibles, mais en proie à l’horreur, trempé soudain de sueur froide, se détournant d’eux et de la carte obsolète du langage, il ignore l’exclamation et l’adresse convenue de la Conseillère qui s’approchant, voulait le prendre par le bras, pivote maladroitement sur des genoux hésitants, passe rapidement les tables sous les frondaisons, commande l’ouverture et s’assied lourdement sur les cuirs rouges et craquants de la voiture. Pas de cheval de coche fourbu, tremblant, brutalisé, au cou duquel se jeter et protéger des coups de fouet d’une brute surprise et inquiète, et pas d’effondrement possible, ne s’effondre pas qui veut, plus tard à l’appartement avec vue sur mer, gin et Stabat Mater de Pergolese pour s’endormir apitoyé. Le matin aussi, les absences du vent, il y a bien un point de rosée mais la rosée cristallisée tombe et s’évapore presque immédiatement sans rafraîchir, les marques sur la peau ont le relief de l’âge et de l’écorce. Suivre le bord de mer en écoutant Coltrane sur «My favorite things » et s’arrêter. Descendre et marcher dans la ville aux façades splendides et cicatricielles, aux peintures écaillées, aux palmiers immobiles, Des aloe vera, des broméliacées, des flamboyants, du pittosporum et au sol, des pourpiers. Des murs envahis de volubilis et de bougainvillées, du bleu, du violet, du rouge, de l’indigo. Des poubelles qui débordent, des odeurs d’huiles de cuisson recuites, ou de restes de poisson, des ruelles sombres où les fêtards ont uriné. Ses contributions académiques les plus significatives sont déjà lointaines. Après avoir formé et fait réfléchir génération après génération, doctorants, futurs diplomates, fonctionnaires internationaux, activistes institutionnels, leur faisant comprendre les enjeux du droit international, avoir développé sa théorie des systèmes juridiques comme systèmes d’armes ciblant les identités culturelles, les avoir guidés dans les méandres des négociations sur le Commerce, les Droits de l’Homme, les Communications ; sur ses cartes géo-juridiques, leur avoir fait porter des axes, des caps, des réseaux, des courants, leur avoir fait comprendre comment corriger les déclinaisons en influence et attractivité croissantes, il abhorre maintenant les repères, les correspondances, les échelles, les légendes et projections, les signes.. Il pense qu’il aimerait avant de se taire, rédiger une courte monographie où il développerait une sorte d’analogie entre musique et acte sexuel. Il lui semble ainsi qu’au piano ou avec un violoncelle dans le creux de l’épaule, dans l’acte de faire ou même d’écouter de la musique, on peut sentir le temps composé dans ses dimensions passée, présente, future, et que de la même manière, faire l’amour, c’est, dans la grammaire de l’ordonnancement temporel des sensations, éprouvées, provoquées, avoir conscience dans l’instant du passé immédiat, du présent, du futur, c’est éprouver, se souvenir, un peu de ce qui a été éprouvé, éprouver, prévoir un peu ce qui sera éprouvé ou sera provoqué, sortir ainsi du temps, généralement le présent pur, pour le comprendre, en s’éloignant du rythme maitre, d’un retrait minimal, spectateur et acteur présent intensément. Que, comme dans la musique, on sort du temps pour le saisir et en jouir en faisant l’amour. Il lui semble qu’il pourrait tenter de faire comprendre que dans la musique comme dans la performance sexuelle, il y a une relation, un rapport objectif entre permanence (la basse continue en musique, et dans l’amour, le rythme maitre de la caresse ou de la pénétration), succession (une caresse en appelle littéralement une autre et compose une suite), et enfin, simultanéité (les interactions, les sensations, distinctes mais conjuguées, paralléles), l’amour étant alors comme la musique, une expression, un langage sans signification. Il se dit que cette monographie ne verra jamais le jour, que faire de la musique ou faire l’amour est en tout préférable à toute théorisation, et que plus jeune, n’y tenant plus, il courait souvent jouer au tennis plutôt que de continuer à regarder les finales des Internationaux sur herbe ou terre battue. Il ne sait pas s’il peut encore se passer quoi que ce soit, quelque chose qu’il puisse intégrer au récit très beau et très cohérent de sa vie, et s’il doit considérer ces colonnades figées, ces moisissures vertes qui débordent des vasques, cette torpeur humide de pot au noir comme définitives ? Et n’est-ce pas une question tardive et une question de privilégié (Conseiller Emérite, Membre du Conseil Restreint et des Instituts, de l’argent) bien plus qu’à mi-vie, indigne aussi des charges tenues et de responsabilités parfaitement assumées ? Et que ne comprendraient pas ou qui conduiraient à une rage meurtrière et jalouse les clochards, puants, avinés, certainement pas célestes, dont le ton monte autour d’un banc sous les mûriers, alors qu’ils s’abritent du soleil obligatoire, ou les migrants faméliques, fièvreux, qui s’obstinent à tenter de déjouer les pièges des fonctionnaires aux frontières et sont finalement repoussés vers les abris temporaires et définitifs du Haut Comité ou de l’Office. Ou serait-ce l’opposé ? Se pourrait-il que ces misérables à des degrés divers, ces humains, blancs ou noirs et toutes les nuances du brun, ses frères en lambeaux, dévorés de gale, aux rougeurs maladives ou alcooliques, arborant parfois des plaies ouvertes et purulentes, du rouge sur du noir, comprennent parfaitement son égoïsme désespéré, sa recherche continuelle et égoîste, et partagent avec lui la sensation d’être échoués dans les vases de l’âge et de l’alcool, ou englués aux frontières qui les retiennent, et partagent avec lui incompréhension ou mépris caché pour ces jeunes humanitaires des organisations internationales qui les entourent et leur prodiguent soins, conseils et couvertures ou, dans son domaine, tentent à chaque occasion, séminaire, conférence, table ronde, de le convaincre du caractère supérieur et transcendant des « Droits de l’Homme » auto-engendrés, par rapport aux peuples et aux humains et à leurs choix contingents, et qui promeuvent, sans qu’ils le comprennent, la pensée de la différence de l’Homme qui fonde en raison les mutilations animales et le violent démembrement de la nature.. Une de ses routines, insignifiantes, mais une de celles mises en place depuis son dernier épisode dépressif, l’amène en fin d’après midi à la plage privée qu’il fréquente, « Morgan Bay », où il réserve en première ligne un lit de bain (parmi la cinquantaine disponibles étagés en deux rangs et occupant la crique entière) et un parasol à l’année, et où les serveurs attentifs à cet étranger, seul à rester allongé des heures sans entrer dans l’eau tiède, en peignoir de bain à ses initiales, qui sans manger boit sec, des gin tonic, des tequila, des maï taï, et laisse des pourboires généreux, portent son havresac de plage, contenant livres, étuis à cigares, lunettes de soleil en écaille, costumes de bain larges et surannés, baumes et lotions diverses, peignoir, jusqu’à sa cabine où il se douche, se change, prenant son temps, se regardant dans le vaste miroir, sans rentrer le ventre qui déborde de son short bleu pastel et finissant par se chausser de ses vieilles Docksides habituelles, sort de la cabine, commande un gin tonic au serveur qui l’attendait, et va s’allonger à l’ombre, et regarder la marée qui descend et découvre des sables argentés et quelques roches plates et noires. Comme souvent la plage est vide mais une femme, certainement d’âge mûr, marche non loin de lui, d’assez grande taille, très brune et bouclée, des hanches de garçon, très et probablement uniformément bronzée sous son deux pièces blanc mat (une culotte de forme très classique et un soutien-gorge bandeau). Elle se penche de loin en loin et ramasse des coquillages, ce qu’il croit être de minuscules galets, du corail blanchi, arraché par les cyclones, les tempêtes à l’équinoxe ou les pêches sauvages, et rejeté sur la plage. Son corps entier et son profil, une mâchoire forte, presque carrée, lui paraissent familiers et cette impression est renforcée quand elle se rapproche et près de lui, à quelques mètres, se tournant, regarde vers la plage et découvre des yeux bleu intense et des pommettes hautes sur des lèvres minces et brunes. Le choc est sévère et sa respiration s’emballe, le sang quitte ses extrémités et afflue à son visage, il se redresse vivement, repoussant son peignoir, même s’il n’est pas certain, son visage semble plus long, ses seins moins ronds. Elle se détourne après l’avoir rapidement scruté et probablement catalogué comme inoffensif, plus de soixante ans, pas très en forme, du goût ou un certain sens de la mise en scène dans ses vêtements de bain, ses lourds tissus éponge, un autre expatrié désoeuvré qui la détaille sans vergogne (mais il paraît troublé) et poursuit sa quête innocente. Se levant, il décide de la suivre de loin, et se débarassant de son peignoir, et pour la première fois depuis qu’il vient sur cette plage concédée, entre dans l’eau claire jusqu’à la taille et progresse lentement, conservant une distance d’une trentaine de mètres entre eux, tentant de déterminer, à sa manière de s’asseoir sur ses talons, à la forme des ses jambes et de son dos, s’il s’agit bien d’Amelia. Il calcule qu’une certaine absence de souplesse dans ses mouvements, une forme significative de gaucherie, un rejet du buste plus lent et difficile quand elle se relève, certains plissements de la peau, trahissent un âge compatible avec les presque quarante années passées depuis la plage de Linares en 83 (gaucherie et raideurs dont lui même n’est évidemment pas exempt, sans parler de ce surpoids qui ne passe pour élégant que par un fallacieux déni de réalité). Il réalise que ses expériences passées, il pense à une embuscade dont son chauffeur les avaient tirés, le pare-brise, pourtant blindé, étoilé d’impacts de 7.62, à d’âpres négociations, désarmé, tard dans la nuit avec des insurgés peu conciliants, à des passages à un check point où les RPG, maniés par des brutes alcoolisées l‘avaient en ligne de mire, ou, plus proche de ce qu’il éprouve, au trac avant ses cours magistraux dans l’Aula Magna, l’ont mal préparé à aller à la rencontre de et à s’adresser à une femme, probablement une inconnue, et à lui demander son nom. Elle dépose cependant, revenant vers lui, ses trésors prosaïques sur son matelas en deuxième rang et s’avance dans l’eau, non sans avoir visiblement évalué la signification de sa présence proche. Il souhaitait s’avancer ouvert et vulnérable, les mains libres, mais comme dédoublé, et se contraignant, et certainement ridicule, se voit approcher d’elle, les muscles tendus, alors qu’elle n’a pas pu ne pas noter son approche, s’entend lui dire « Je vous prie de me pardonner, je dois en avoir le cœur net, votre nom est-il Amelia ? », à quoi elle répond en souriant « Non, pas du tout. ». Il bat alors immédiatement en retraite, la remerciant et s’excusant, voulant éviter qu’elle croie à un stratagème éculé, dont il pense que s’il est pratiqué, il l’est probablement par d’imbéciles dragueurs des plages. Il est alors surpris de l’entendre le rappeler alors qu’il s’est détourné, prêt à sortir de l’eau, s’adresser à lui, alors qu’ils viennent de découvrir qu’ils étaient sans doute l’un pour l’autre de parfaits étrangers (mais cette ressemblance évoquée et sa réponse surprise mais souriante ont probablement fait naître une sorte de lien). - « Vous pensez vous en tirer comme çà ? Vous me devez une explication, peut-être une histoire, je crois. ». - « Et bien d’accord » lui répond il après un court moment de réflexion. Se passe-t-il quelque chose, cet intérêt va-t-il se maintenir ou tomber, il fait signe au serveur le plus proche de prendre et de lui amener ses affaires de plage, il s’installe aisément, à l’invitation de cette femme brune, sur le lit de bain proche du sien, presque au bout de la plage et commande toujours avec son accord, deux maï taï. Dès qu’ils sont servis, et le serveur éloigné, il entame son histoire, allongé sur son matelas incliné, dans son peignoir à larges pans, aux cordons desserrés d’où émerge sa jambe droite, massive, au genou torturé. -« Je vois bien maintenant qu’il ne peut s’agir de vous, vous êtes probablement plus grande qu’Amelia, par exemple. Mais il y a presque quarante ans, j’ai débarqué dans une soirée chez des amis, et j’ai été immédiatement fasciné par une très jeune femme, comme vous, brune et bouclée. Elle portait une jupe multicore de gitane et un chemisier rouge noué sur son ventre découvert, musclé et brun. Je me souviens que son nombril, vertical, était d’une longueur peu usuelle et presque fermé. Je n’ai au fait pas scruté votre nombril.. Elle était en vacances chez ses grands parents et avait fait le mur, insoupçonnée. Ses yeux comme les vôtres, étaient d’un bleu intense, et se sont arrêtés sur moi dès que j’ai commencé à parler. Je n’ai alors pas cessé de parler et rapidement de lui parler à elle seule alors qu’autour de nous le silence se faisait et que son amant manifestait des signes bien compréhensibles d’impatience que j’ai ignoré, que je devais ignorer. J’ai parlé, je crois d’art, de philosophie, de politique, et puis des certitudes ou incertitudes de la vie d’étudiant, de la vie qui nous attend, du hasard qui gouverne nos vies, nos rencontres et du degré de liberté que nous avons dans l’orientation de nos vies. Je crois maintenant que notre marge de liberté est souvent plus importante qu’on ne le pense, mais qu’on le réalise très tard. Pas un instant elle ne m’a quitté des yeux. A un moment donné, un camarade m’a interrompu, nous a proposé à boire, et je suis sorti fumer une cigarette avec d’autres dont je me suis, peu à peu, éloigné dans le jardin, m’appuyant à un arbre. Elle s’est approchée de manière décisive, nous nous sommes presque immédiatement étreints, désirés, furieusement embrassés. Dix minutes plus tard, elle annonçait à son amant que c’était fini. Je crois que je n’ai jamais plus connu une union des corps plus juste, plus immédiate, plus affolante et forte en dépit de notre inexpérience. Ou une plus grande liberté partagée. Je la ramenais chez ses grands parents vers cinq heures du matin et je gardais tant que je le pouvais son odeur sur moi, mes mains, ma bouche. Cela a duré deux semaines avant qu’elle rentre, nous n’avions, je crois, pas même parlé de l’idée de nous contacter, compte tenu d’un contexte familial difficile et puis c’était avant Internet et les téléphones portables. L’année d’après, nous étions changés et cela n’a pas marché, nous sommes allés chacun de notre côté. Voilà l’histoire d’Amelia, probablement très peu originale». Elle est allongée, de côté, sa main droite soutenant sa tête bouclée, la main gauche sur sa jambe pliée, elle le regarde fixement sans toucher son maï taï. Elle approche un peu ensuite sa main gauche de son ventre à lui « J’ai une question et une remarque. Votre excitation, que je peux discerner entre les pans de votre peignoir, est-elle uniquement liée à ce que vous racontez cette histoire et êtes renvoyé à vos nuits avec Amelia ou y suis-je un peu pour quelque chose ? Sachez que la réponse importe peu. Vous allez me faire l’amour, vous serez attentif, et précautionneux, pour moi cela fait longtemps. ». Vers huit heures, au matin, il sort du Grand Hôtel où elle est endormie. Il éprouve cette fatigue heureuse et ce mal au ventre diffus qui témoigne de sa nuit avec Clémence. Elle ne lui a dit son nom que tard dans la nuit alors qu’il devenait évident que l’épuisement et le sommeil les gagnaient et que l’ambiguïté ne soutiendrait plus longtemps le désir (ne s’est elle pas dit « Il croit prendre Amelia mais c’est moi qu’il prend et moi qui me contracte autour de son sexe », ne s’est il pas dit « Ce pourrait être Amelia, mais c’est en fait quelqu’un d’autre qui a pris sa place et qui ouvre ses jambes pour moi et veut être prise ». Il ne sait cependant pas s’ils se reverront, ils ne l’ont pas évoqué, et envisage que cette nuit puisse être une sorte de touche finale et heureuse à sa vie amoureuse, il repense et son ventre se contracte douloureusement, à ces jeux doux et ces explosions du désir dans la pénombre, les draps de métis frais ensuite emmêlés autour des jambes en désordre. Il rejoint la Villa un peu plus tard dans la matinée pour préparer les détails de son intervention la semaine suivante, l’heure de passage, la traduction simultanée ou non, les remerciements aux autorités, présentes ou représentées. Il sait déjà qu’il ne dira ensuite rien de nouveau et que son discours introductif au séminaire « Droits de l’Homme et conflits armés » n’est qu’une redite, l’agencement modifié de mots souvent prononcés. Certains font au « Droits de l’Homme » un mauvais procés (les charges retenues ne sont pas les plus pertinentes) en vacuité et la question de leur validité en tant que telle ou de leur caractère universel lui est fréquemment posée. ll a toujours rappelé que le fait que le crime existe ou se perpétue ne condamne pas le livre qui prévoit sa répression. Et que l’effectivité du droit est un problème politique et non juridique. Quant au caractère universel des « Droits de l’Homme », il n’a aucune peine à rappeler que presque toutes les sociétés ont, qu’elles l’aient codifié ou non selon leur degré et pratique de l’écrit, connu des normes comparables. Qu’ainsi à défaut d’être universelles ou transcendantes, certaines de ces normes sont à tout le moins généralisées et que la seule question pertinente réside dans leur étendue et leur caractère impératif qui ne peut, selon lui, être durablement accepté que sous la forme de prohibitions claires et de libertés publiques définies et pas de prétendus droits « naturels » ou « humains » ou de la « Personne » qui s’imposeraient aux peuples et à leurs législateurs sous la menace des décisions de condamnation de juges supranationaux ou de déclarations publiques d’organisations non gouvernementales. Mais tout cela lui pèse et plus encore depuis de nombreuses années, la perspective volontairement limitée ou les œillères voulues de juristes ultraspécialisés, ce qui permettrait soit disant, en focalisant les efforts, de renforcer et justifier l’expertise, comme leur incompréhension ou leur absence généralisée d’intérêt pour les questions anthropologiques, sociologiques ou métajuridiques, sans parler même de leur manque d’intérêt ou de leur ineptitude fréquente en matière d’art ou de litérature. Les conversations de couloir, auxquelles il ne participe pas, des redites, tournent au Centre, inutilement, autour du rôle des internes, de la possibilité d’adjoindre une fonction de recherche à leurs travaux, du remplacement d’intervenants, de perspectives assombries s’agissant de l’obtention de subventions. Il travaille un peu en écoutant du Bach « Ich habe genug » puis descend. Le jour est déjà lourd et chaud. La montée dans les jardins l’avait épuisé et une mauvaise sueur envahi, brûlant au passage au cou les coupures du rasage, avant de marquer le col de sa chemise et de son costume de lin. Il avait du s’arrêter et s’asseoir, haletant, mains tremblantes, sur un banc travertin et sous un flamboyant. Les murs de la Villa qu’il détaille en prenant un café, noir, serré, à l’ombre temporaire qu’offrent les strelizia géants du Cap, portent des bas reliefs en pierre figurant des masques de comédie, des armoiries, celle d’un pape avec sa crosse et sa mître, une nef aux voiles gonflées voguant sur des vagues stylisées, un agneau expiatoire, un chœur d’enfants ou de moines chantant, des branches de chêne ou de laurier, des feuilles d’acanthe ou des scènes édifiantes comme ce personnage couronné qu’un squelette entraine en dépit de sa résistance dans une danse macabre. Il pense que lui ne résisterait probablement pas à l’étreinte des doigts d’os ou plus encore qu’il suffirait que la Mort apparaisse pour qu’il la suive volontairement. Il pense qu’il lui faut certainement partir, quitter la Villa, retrouver « les grands vents sur toutes faces des choses », probablement se taire. Et qu’il ne quittera pas la Villa pour vendre des armes ou se livrer au trafic des perles en Mer Rouge, au risque de voir son boutre ou sa felouque déventer devant les vedettes militaires de Djibouti et sa virilité s’épuiser définitivement dans les ventres de somaliennes ou d’éthiopiennes dont l’âge ne pourrait probablement pas être attesté. Un mot de regrets évoquant un avis médical au secrétaire général.. Lire et jardiner, rêver, ne pas écrire, ne plus aimer, remonter au Nord et à l’Ouest. Une maison de pierre au bord du fleuve.
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