La ville agile

Yves Schwarzbach

L’article qui suit, publié dans le cadre du Worshop n°7 « la ville agile » d’ITeM info, reprend et approfondit les thèmes développés par l’auteur lors d’une conférence débat.

Utopia et l'Eloge de la Folie auraient-ils été écrits si l'Anglais Sir Thomas More et le Flamand Erasme ne s'étaient pas rencontrés ? On le voit, la mobilité est aussi profondément humaine que la parole, l'amour et le commerce. Comptant parmi les plus anciens vestiges trouvés à Paris, les fameuses pirogues néolithiques de Bercy, témoignent de l'antiquité du besoin de mobilité. Plus ancien encore, un atelier paléolithique, découvert lors des fouilles archéologiques sur le tracé de la future autoroute Transilienne, entre Cergy-Pontoise et Roissy-en-France, nous livre l'énigme d'une fabrication artisanale organisée et surtout utilisant une matière première qui n'avait pas été extraite sur ce site mais qui y avait bel et bien été amenée par l'homme.

La mobilité est de toujours mais la mobilité pour tous est une conquête récente, liée à l'opulence économique. En témoignent deux symboles de notre temps : la valise à roulettes et le conteneur. Qui n'a pas croisé, près des gares, des aéroports, dans le métro ou dans la rue, ces passants tirant leur valise, comme un nécessaire accessoire de notre déplacement ? Qui ne s'est pas étonné devant le spectacle de ces hectares de zones portuaires où s'entassent des milliers de conteneurs colorés qui abritent de la mondialisation de notre consommation ?

Nous sommes mobiles. L'enjeu, individuel et collectif, c'est de le rester. Car brider la mobilité, c'est emprisonner l'homme en rêvant d'une autarcie qui n'a jamais existé. La meilleure mobilité n'est pas celle qui ne se fait pas et ce n'est pas celle que les circonstances ou le modèle social nous impose : c'est celle que nous choisissons.


 

 

Un monde mobile : les six révolutions

 


La première de ces révolutions est évidemment celle des mentalités, celle qui nous dit : « n'ayons pas peur de la complexité ni de l'incertitude ». Et pourtant… En 1996, le sociologue Ulrich Bkeck[i] nous apprend que la complexité est un risque en soi. Plus près de nous, ce sont des auteurs comme Hervé Juvin qui nous expliquent que «l'interdépendance aggrave les problèmes qu'elle ne résout pas »[ii]. Confrontés à des interactions que nous maîtrisons mal, nous pensons que ce monde est trop complexe. La crise nous apprend que les pouvoirs des Etats sont limités, Fukushima nous rappellent que la science est faillible et l'affaire du Gardasil après celle du Mediator entrainent notre méfiance à l'égard d'une recherche qui s'est trop acoquinée avec la finance pour garder sa conscience.

Pourtant, le sentiment d'impuissance qui en découle, aussi général qu'il soit, ne se fonde que sur une représentation parmi d'autres. Tout à coup, tout peu changer. Par exemple, la vitesse de la lumière était jusqu'à il y a un mois encore considérée comme une limite infranchissable. Or le CERM publie une observation troublante : dans le vide, certains neutrinos peuvent se déplacer plus vite que les photons.

La question centrale est donc celle denotre attitude face à l'avenir. Le temps est venu de réapprendre le risque et, plus encore, d'accepter les surprises de l'aléas créateur. De créer, c'est à dire trouver ce qu'on ne cherchait pas. La crise systémique que nous vivons va (enfin) nous obliger à sortir du process stérilisant car simplificateur. Subsituter l'intelligence adaptative au process signifie bien sûr abandonner donc ce regard qui ne voit que ce qu'il reconnaît.

 

La deuxième révolution résulte du trilemme climat/énergie/délitement du modèle économique global, en apparence contradictoire. La résolution de ce trimemme nous oblige à dépasser la représentation cartésienne du monde et la rationalité de l'homo aeconomicus. Nous devons adopter une approche systémique (écosystèmes) et holistique. Car la vie précède toujours la pensée, l'action l'emporte sur l'idéologie.  Traduction urbaine : « il ne suffit pas d'avoir les schémas et les plans » (Oscar Niemeyer), il faut revenir aux besoins et au vécu. Aux gens qui habitent, travaillent, aime, détestent, rient, pleurent, restent, bougent. Combien vit-on d'histoires d'amour dans le métro ? Donc se donner le droit d'expérimenter avant de théoriser. D'agit avant de culpabiliser.

 

La troisième révolution est celle de la métropolisation.Selon les démographes, nous serons neuf milliards d'humains en 2050 avec 80% d'urbains. Nous sommes  environ sept milliards, avec un taux d'urbanisation moyen de l'ordre de 50%. Ce qui nous attend, c'est une croissance de 30% de la population totale en quarante ans mais surtout une augmentation deux fois plus rapide de la population urbaine. On mesure le bouleversement que cela implique. L'avenir de l'humanité est donc urbain et dense, ce qui, pour autant, ne veut pas dire homogène et uniforme. Dans ce monde de plus en plus urbain, la mobilité est au cœur des enjeux du futur Bien sûr, elle relie des espaces et renvoie au plus profond l'humain : l'aptitude des hommes à innover dans le vivre ensemble.

 

La quatrième révolution est celle de la ville mutidimentionnelle.La rencontre des villes et du Web 2.0 élargit le vécu des citadins. Elle apporte une sorte d'ubiquité en temps réel. La ville de la transition, c'est donc la ville hybride (réelle et virtuelle) ajoutée à la ville soutenable. Aux trois dimensions de l'espace, qui cristallisent l'histoire d'un territoire et que, à l'instar d'Alexandre Chemetov, on peut dénommer le palimpseste, s'ajoute un espace hypertexte, né de nouvelles mixités virtuelles. Les appartenances se multiplient, les usages se diversifient C'est la fin du modèle urbain unique : unité n'est pas uniformité. Emergent ainsi les villes portails, à la fois locales et singulières, d'une part, globales et familières, d'autre part. Ces villes se ressemblent mais sont toutes différentes. Il leur faut donc des projets urbains différents, des solutions évolutives.

 

La cinquième révolution intervient dans la perception des espaces urbains. La ville hybride met en communication les 3 échelles de la ville : humaine (la ville individuelle proche, sensible), urbaine (la ville collective et multifonctionnelle) et métropolitaine (la ville multidimentionnelle). En découlent deux conséquences. En premier lieu, la porosité entre espace public et espace privé s'accroît. Se développe l'espace privé partagé que définit l'architecte Carmen Santana[iii], qui ressemble beaucoup à l'entre deux – entre soi – de la sociologue Ginette Baty-Tornikian[iv]. Les immeubles intelligents peuvent dialoguer avec l'espace public, interagit avec leur environnement. Le paysage social évolue donc sous l'effet de cette recomposition des usages et des territoires, accélérée par le développement des vecteurs de la mobilité qui relient des territoires aux enjeux et aux potentiels complémentaires. Cette ville structurée par la mobilité, c'est la ville vectorielle. La révolution qu'elle induit remet donc en cause le modèle centre/périphérie, spécialisé et hiérarchisé, pour lui substituer l'idée d'échanges fondés sur la différence. Comme on le sait, un réseau n'a ni queue ni tête ; il présente des polarités plus ou moins puissantes et actives, qui ne font sens que mises en relation.

 

La sixième et dernière révolution concerne la gouvernance urbaine et découle de la tendance qui s'esquisse en faveur de la co-conception et de la coproduction au sein de la fabrique urbaine. Après 2.500 ans de prééminence de ceux qui savent (l'initié, le prêtre, le philosophe, le monarque éclairé, le savant, le Parti…) par opposition à ceux qui ne savent pas (tous les autres), le schéma s'inverse grâce à un doute assez dévastateur : et si le citoyen, l'usager, le client, le contribuable, le redevable, seul ou regroupé (associations locales, réseaux, lobbies, collectifs…) avait raison ? Un doute qui n'émane d'ailleurs pas des savants ou de philosophes, mais des spécialistes du marketing qui, aux enquêtes quantitatives, ont peu à peu ajouté les études qualitatives puis le consumer insight. L'émergence du bottom – up dans les villes comme dans les entreprises ne sonne pas le glas des spécialistes, encore moins des élus, et n'implique pas leur perte de légitimité. Il marque la fin de leur monopole de l'expression de l'intérêt général. Nous assistons à la fin du schéma hiérarchisé, pyramidal, auquel se substitue l'émergence d'un processus vivant, ancré dans la mouvance sociale, où citoyens, techniciens et élus assument leur rôle et dialoguent. La réussite de ce nouveau mode de développement suppose de savoir faire confiance à ceux qui vivent plutôt qu'à ceux qui pensent. A ceux qui apprennent plutôt qu'à ceux qui savent. Elle suppose aussi un très grand respect de la liberté individuelle qui ne peut et ne doit pas être sacrifiée à la loi d'airain des grands nombres. Aucun enjeu, de survie de la planète, ne peut justifier l'asservissement. Le développement durable ne peut être que démocratique.

On le voit, analysé selon cette grille nouvelle, angle, le catalogue des solutions de mobilité qui fleurissent dans nos villes prend évidemment un sérieux coup de vieux. Il est donc plus que temps de porter un regard critique sur nos mythes, oxymores et poncifs pour esquisser quelques pistes, en s'interrogeant d'abord cette civilisation qui nous a rendus aussi mobiles mais aussi autant dépendants de la mobilité et donc tellement vulnérables à ses aléas.


 

 

2. Les trois mobilités fondamentales et leurs problématiques

 

 

L'hypermobilité réduit-elle la mobilité physique ?

 


L'immatériel s'est invité dans l'urbain : énergie, l'information, la lumière restructurent la forme urbaine au même titre que le parcellaire, la trame viaire, le bâti. Il modifie aussi l'univers et les comportements de mobilité.

Comment s'en étonner ? Si le fibrage optique des villes a pris du retard, plus de 80% de nos concitoyens possèdent un téléphone mobile, avec plus de 95% chez les 18/25 ans. Depuis quelques mois, le trafic internet sur mobile est plus important que le trafic  sur ordinateur de bureau. Le e-commerce continue sa progresse (en partie pour des questions de moindre prix) alors que la distribution classique souffre et que les professionnels anticipent une baisse de chiffre d'affaires de l'ordre de 30% à 50% au cours des dix ans qui viennent. Un résultat qui est certes impacté par la crise économique et la stagnation des revenus et qui correspond bien entendu à l'essoufflement du modèle de l'hyper distribution en périphérie urbaine.

Plus encore,quelques 23 millions de comptes Facebook ont été ouverts dans notre pays. Or les réseaux sociaux font émerger de nouvelles formes de mixité et favorisent le développement de multi appartenances. Avec une capacité à fédérer jamais rencontrée dans l'histoire par sa rapidité et sa fluidité, comme l'ont montré les récentes révolutions dans les pays arabes. Logiquement - et non paradoxalement - le besoin se renforce de se retrouver « en vrai » dans des « lieux communs ». C'est ce qu'illustrent les apéro Facebook mais aussi les discussions autour de la machine à café entre collègues qui se sont contactés par mail, messagerie interne ou SMS.

 

De plus en plus, de nouveaux accessoires de la mobilité urbaine accompagnent notre vie quotidienne. Dans les gares et les stations de métro, des bornes interactives qui distribuent les billets ont été substituées aux guichets de vente dans les stations de métro et les gares, plus encore aux arrêts de tramway.On réserve son covoiturage ou sa location de voiture sur internet, on loue pour de courtes durées un vélo en libre service à Lyon ou à Orléans et désormais des voiturettes électriques à Paris.

Une nouvelle génération demobilier urbain intelligent apparait, porteuse de fonctions d'information mais aussi possibles supports d'événements culturels ou interactifs.Paris a ainsi lancé un concours international pour la conception de mobilier intelligent, allant de l'escale numérique, où l'on peut disposer d'un accès Wifi et de la possibilité de recharger les batteries de son portable ou de son mobile, jusqu'au panneau d'information intégrant la réalité augmentée ou un « localisateur de places de stationnement ».

Le télépéage autoroutier ou urbain fonctionne depuis des années. Les flottes d'entreprises embarquent des boîtiers de géolocalisation couplés à des appareils de mesure de la consommation de carburant, auxiliaires d'une écoconduite moins gourmande en énergie fossile et moins polluante. Mieux, les dernières générations d'automobiles disposent d'assistants à la conduite, incluant la reconnaissance de panneaux de signalisation, et des expérimentations sont en cours aux USA et en Allemagne afin d'améliorer la régulation du trafic et de prévenir les carambolages sur autoroute grâce au couplage de radars ou caméras embarqués avec des régulateurs de vitesse.

Ce développement s'accompagne à l'évidence d'enjeux majeurs, en termes d'équilibre des territoires – il contribue à palier la fracture numérique – mais aussi économiques, d'ailleurs assez contrastés, puisqu'il signifie à la fois des perspectives de croissance pour les entreprises qui conçoive et construisent ces systèmes, et moins d'emplois.

Les évolutions qu'on peut en attendre sont potentiellement porteuse de progrès : mieux s'orienter, mieux s'informer, générer moins de papier, consommer moins de carburant, ou encore valoriser la récupération de chaleur des data-centers en chauffant un quartier.

Elles entrainent aussi de nouvelles nuisances et des externalités. Ainsi le développement du GPRS nécessite-il la densification des antennes relais, qui génèrent une pollution hertzienne, dont les impacts sur la santé restent en débat mais dont l'implantation est désormais juridiquement subordonnée à l'application du principe de précaution. De même, l'usage de plus en plus fréquent GPS, conduit-il à une usure prématurée, sinon à une saturation soudaine des réseaux secondaires en suggérant aux conducteurs

Enfin, s'esquisse une part de non-mobilité  choisie.Les entreprises vivent depuis plusieurs années le quotidien des téléconférences, les Télécentres et Ecocentres émergent, le télétravail, téléprésence et la téléadministration progressent.  Le risque d'isolement, de rupture du lien social, de la cohésion des groupes est néanmoins clairement identifié comme une limite à ne pas franchir. Même en l'absence d'études approfondies sur ce type de reports, il apparaît ainsi que la Net économie déplace la mobilité sans la supprimer.

En témoigne l'évolution des comportements induite par le e-commerce, notamment de produits électroménagers : moins de flux de personnes puisqu'on on se rend a priori moins en magasin et un bilan a priori améliorer pour les flux de marchandises en dispatching, puisque seul subsiste le transport entre l'entrepôt et le domicile du client en lie net place d'un double flux, entre l'entrepôt et le magasin, d'abord, entre le magasin et le domicile du client, ensuite. Il semble toutefois que les clients restent nombreux à effectuer malgré tout un déplacement en magasin avant de faire son choix et de comparer les prix sur Internet afin de faire l'achat au plus bas prix.  De même, la e-administration entraîne a priori moins de déplacements pour des raisons administratives pour les opérations simples comme obtenir un acte de naissance ou un extrait de casier judiciaire, remplir un dossier d'inscription à l'université, effectuer certains déclarations fiscales, etc., mais le déplacement physique subsiste malgré tout pour récupérer des documents originaux, des pièces d'identité, etc.

Changement de civilisation ou poursuite de la civilisation d'avant la crise systémique ? Accélérateur de la transition post carbone ou survivante du modèle consumériste ? Se pose donc à nous une question centrale, en termes de choix de société, donc de mobilité subie ou choisie.

 

 


 

 

 

 

 

La mobilité sociale : pourquoi nous bougeons tant

 


Nous, spécialistes de la ville et de la mobilité, avons longtemps raisonné en termes techniques, en considérant les générateurs de mobilité que sont les centres commerciaux, les quartiers de bureaux, les zones d'activité, les écoles et les universités, les zones d'habitat, etc., comme des sortes de pompes aspirantes et refoulantes, dont il fallait gérer l'emprise dans l'espace et les infrastructures. Or un générateur de trafic n'est que la traduction dans l'espace, sur un territoire donné, d'une organisation économique et sociale.

En fait, la civilisation, c'est-à-dire les structures sociales, le modèle économique, les modes de gouvernance, les productions matérielles et intellectuelles, etc. dont nous héritons ou que nous construisons, produit certaines formes de mobilité.

A cet égard, la rupture entre la ville du XXe siècle et la ville de la transition se manifestera sans doute plus par son organisation sociale que par la réduction de son empreinte carbone ou par sa forme spatiale.

A notre sens, quatre thèmes majeurs structurent la problématique de la mobilité dans les années qui viennent.

 

La première question est celle des migrations, que l'on aborde trop souvent en termes de peur de la différenceet trop rarement comme l'une des conséquences du modèle économique globalisé et de ses conséquences sur l'environnement des pays en voie de développement. Sans pessimisme excessif, les exodes économiques, politiques, climatiques se poursuivront, accélérant la métropolisation. Ne pas intégrer les conséquences de cette mobilité massive, c'est fermer les yeux sur une mutation dont l'ampleur équivaut à l'exode agricole du XIXe et du début du Xe siècles ou l'immigration italienne ou irlandaise aux Etats Unis.

L'urbanisation va se poursuivre, dans les pays émergents bien sûr mais aussi sur nos territoires. L'anthropisation des sols va continuer. L'extension territoriale des villes n'est pas achevée, comme en témoigne d'ailleurs la poursuite de la hausse du taux d'urbanisation y compris dans ce que l'on peut dénommer les « mésopoles », ce semi de villes moyennes dont la croissance s'avère aujourd'hui plus rapide que celle des grandes cités. Ce n'est pas donc d'un million de logements dont on aura besoin mais de plusieurs millions. Et ce ne sont pas quelques lignes de tram sur pneus en site propre qui résoudront le problème de la mobilité.

 

 

La deuxième question qui se pose aux décideurs locaux est celle du risque croissant de décrochage social dans une société où, schématiquement, de moins en moins de riches deviennent de plus en plus riches tandis que de plus en plus de pauvres s'appauvrissent.

On sait que la mobilité résidentielle est un facteur puissant de mobilité professionnelle et sociale. Mais c'est aussi un facteur générateur de déplacements, au sein d'un territoire et entre territoires.

Or la crise du logement est aujourd'hui un des principaux freins à la mobilité sociale.  En témoigne d'abord la très faible rotation du parc social. Pour les plus modestes des ménages, l'insuffisance de l'offre sociale fait qu'on reste dans son logement de crainte de ne pas pouvoir se reloger dans des conditions acceptables et qu'on se résout donc soit à renoncer à une mobilité professionnelle, soit à allonger et à renchérir ses déplacements pour aller travailler. Quand aux propriétaires occupants, ils sont confrontés à la fois à la financiarisation et à la viscosité du marché immobilier. Vendre rapidement son domicile, voire même le mettre en location pour concrétiser une mobilité professionnelle demeure difficile voire impossible. En résumé, pour beaucoup, le choix se résume à une alternative contrainte : « vends ta maison d'abord… sinon prends le TGV ».  Il s'agit ici d'un problème très Français, en grande partie lié à la rigidité juridique du marché immobilier et à l'archaïsme de sa fiscalité.

Le couple infernal : logement/déplacements est donc à l'œuvre. A la segmentation sociologique  des marchés immobiliers corres-pond une spécialisation géographique que renforcent les pannes de l'ascenseur social.  On sait que plus on s'éloigne du centre, plus le coût du logement baisse mais plus celui des déplacements croît.  De plus, ces deux postes connaissent une évolution à la hausse dans le budget des ménages. Le poste Transports représentait  9,8% du revenu disponible des ménages en 1960, 15% en 2005. Il est de 17% aujourd'hui. Quand au logement, son poids atteint 25%, orienté à la hausse.  Au total, ce sont donc 42% du budget disponible qui sont affectés aux besoins fondamentaux de se loger et de se déplacer.

 

Ajouté au problème de solvabilité décrois-sante des ménages, elle-même liée à leur taux d'endettement immobilier, c'est un facteur explosif. En effet, ces facteurs nourrissent l'équation de la mobilité physique  sans la résoudre : on ne peut pas rapprocher son domicile de son travail, donc on se déplace. Et on est d'autant plus contraint à se déplacer plus qu'on est socialement fragile, ce qui accroît les inégalités

En résumé, l'immobilisme de l'ascenseur social est aggravé par la faible mobilité résidentielle. Celle-ci rigidifie la segmentation sociologique des marchés immobiliers et accroît spécialisation géographique, dont découle un risque accru de ségrégation spatiale.

En question, bien sûr, la cohésion des territoires : isolement et risque de décrochage social sont liés. Les vraies questions sont toutefois celle du lieu où se produit le décrochage et celle des catégories sociales qui le subissent, un décrochage d'autant plus probable qu'il s'accompagne d'une croissance de la mobilité subie.

Après trente ans de politique de la ville et de désenclavement des quartiers d'habitat social grâce à la densification des offres de mobilité collective, le problème ne se pose plus seulement dans les ZUS. On connaît et on essaie de traiter le problème dans les banlieues, qui restent, selon l'expression de Bernard Cathelat dans une récente étude de prospective pour l'Union Sociale de l'Habitat[v] « une cocotte minute sociale sans soupape »,  mais on n'en a pas encore pris la mesure en périurbain, plus encore en milieu rural, risque amplifié par la fracture numérique. Nous allons devoir gérer la grande détresse des catégories intermédiaires.

A cet égard, va-t-on sanctionner les pauvres pollueurs : ceux qui ne peuvent avoir qu'une vieille voiture et qui habitent un logement en périphérie ? Ou ceux qui ne pourront plus mettre de l'essence dans leur vieille voiture, puisque la mobilité périphérique est automobile. Va-t-on au contraire poursuivre l'effort de désenclavement, en prolongeant par exemple des lignes de transports collectifs en périurbain ? On constate cependant que l'extension des réseaux urbains à ces territoires pose non seulement des problèmes de renforcements de réseaux, de régulation des trafics (que les voyageurs de la ligne 13 du métro parisien ou de la ligne D du RER connaissent bien) mais aussi de péréquation financière entre territoires. C'est par exemple le problème posé par des terminaux techniques du Transilien, Château-Thierry ou Malesherbes, générant un report sur les dernières gares sous tarification francilienne. La solidarité transrégionale doit progresser.

 

Le troisième enjeu est celui  que nous posent la pyramide des âges et le cycle de vie, qui se manifeste par des évolutions contrastées dans les phénomènes de décohabitation/ recoha-bitation, qui influencent la nature et l'intensité des besoins de mobilité. Ces mutations sociales sont complexes et leurs conséquences sur la mobilité sont encore mal évaluées. Ainsi la croissance du nombre de familles mono-parentales, liées notamment au divorce et la garde alternée génère plus de mobilité subie.  De même, la dégradation des conditions économiques retarde la décohabitation des jeunes, dont le taux de chômage atteint désormais 25%. Or moins de décohabitation, c'est à la fois moins d'autonomie, moins de capacité à « faire sa vie », un frein puissant à la mobilité professionnelle des jeunes, en termes de recherche d'emploi et de perspective d'évolution professionnelle et un facteur supplé-mentaire de demande de mobilité. Le retour au centre induit par le vieillissement de la population de la population (25% de plus de 60 ans aujourd'hui, plus d'un tiers de la population totale en 2050) entraine une demande accrue de logement en centre ville après la décohabitation des enfants. L'adaptation des logements et l'assistance à la mobilité des séniors sont des enjeux essentiels pour permettre le maintien à domicile, seule alternative à la re-cohabitation forcée avec les enfants adultes face à l'incapacité collective à financer la dépendance. Enfin, l'accessibilité PMR pour les transports publics pose à la fois des problèmes techniques cornéliens (faut-il abaisser les trains ou élever les quais et les trottoirs ?) et une impossible équation financière. Une fois de plus, le législateur a tablé sur la croissance en imposant sans prévoir le financement. Sauf à dire aux personnes handicapées qu'elles seraient mieux chez elles, scandale inacceptable, ne devrait-on pas privilégier le transport à la demande adapté ?

 

La dernière question à traiter en anticipant ses conséquences est celle de l'augmentation et de la désyncrhonisation croissante des rythmes de travail. Tendanciellement, l'amplitude des horaires de travail évolue et se caractérise par des prises de poste plus tardives, donc une fin de travail repoussée en soirée. S'y ajoutent une diversification des besoins et une montée en charge des déplacements de loisirs, induite par l'activité économique, notamment de loisirs et de tourisme : Travail de soirée de nuit, travail le dimanche : loisirs des uns, travail des autres. La question  de l'offre nocturne renvoie évidem-ment à celle de sûreté, question que l'on aurait tort de traiter à la légère, mais elle impacte aussi très directement la qualité globale du service. La course à l'amplitude est probablement d'autant moins soutenable qu'elle pose des problèmes difficilement solubles à court terme. La question n'est pas seulement financière : l'offre ne peut évoluer que lentement car elle est contrainte par des rigidités techniques (disponibilité du parc de véhicules ou de rames, effectif de conducteurs et règlementation du travail, délais de production des nouveaux matériels, etc.) autant que par des facteurs financiers.

Faut-il, dans ce domaine comme dans celui de l'extension des réseaux, poursuivre l'effort d'investissement public ? En toute hypothèse, le calcul économique global devrait intégrer le coût social que représente de travail désynchronisé, la réalité du volume d'affaires généré par les amplitudes d'ouverture longues des commerces et lieux de loisirs, le bilan carbone de cette évolution en plus de la rentabilité économique.

Faire évoluer la mobilité, on le voit, nécessite donc à la fois de changer le modèle social, donc de réformer profondément le modèle écono-mique.


 

 

La mobilité spatiale : le vieux conflit ville/mobilité est-il soluble ?

 

 


On le sait, les infrastructures impactent les tissus urbains et, partant, sur la qualité de la vie urbaine. Pour les urbanistes, l'intégration de la mobilité dans les territoires urbains se résume souvent à la problématique du point et de la ligne. Une ville, c'est un territoire ; une infrastructure, c'est une ligne. La ville nait du croisement de lignes. Plus le croisement est dense, plus la ville se développe. Une ville est à la fois carrefour et hub, portail et caravansérail. Les axes qui irriguent les territoires pénètrent la ville, la traversent et la dynamisent. Cependant, au sein d'un territoire urbain se superposent des flux externes, qui la relient à l'ailleurs, qui l'ouvrent sur son environnement, et des flux internes, propres des citadins.Acceptés ou subis, ces flux impactent profondément les tissus urbains. Leur dynamisme est le premier gage de mixité fonctionnelle et sociale.

Parce que nos villes sont ouvertes, les flux qui les traversent sont porteurs de richesse et de découverte, mais ils génèrent desnuisances (bruit, pollution, sécurité, etc.) et causent des ruptures au sein des tissus urbains : faisceaux de voies ferrées, voies rapides urbaines, etc.

L'enjeu n'est cependant pas d'uniformiser les tissus urbains mais d'organiser leur perméabilité et d'améliorer le franchissement des infrastructures. En fait, le vrai problème est celui de la tolérance à l'étranger et au risque. Refuser la présence de flux externes au cœur de la ville, en multipliant par exemple les obstacles à la traversée de la ville ou les rocades périphériques, c'est enfermer la cité dans des murs plus puissants que les fortifications d'autrefois. La sanctuariser, la stériliser et l'appauvrir.

 

Au delà de l'impact propre des infrastructures, la mobilité structure la forme urbaine. Deux schémas de développement spatial coexistent généralement : l'expansion en tache d'huile et le développement en doigts de gants. C'est évidemment le débat désormais classique sur la densité versus l'étalement urbain. Un débat qui renvoie à la fabrique urbaine comme à l'urbanisme réglementaire mais dont la résolution nécessite d'abord la prise en compte au lien entre le couple réseau/offre de mobilité et valeur foncière et immobilière. En effet, la vision spatiale ne suffit pas  à rendre compte de la complexité du rapport entre ville et mobilité. Le morphing des territoires montre toutefois que la distance-temps prime sur la distance physique, avec des impacts forts sur les valeurs foncières et immobilières. En découlent, on l'a vu, des risques graves et croissants en termes de ségrégation spatiale.

L'enjeu sociétal nous semble, en l'occurrence, dépasser largement la seule dimension environnementale. Surajouter des entraves à la mobilité aux exclusions économiques et spatiales est socialement irresponsable. Refuser de reconnaître l'éta-ement urbain comme une conséquence de la croissance de la population humaine, revient à adopter une vision malthusienne de l'humanité. C'est sous-entendre qu'au sein de cette humanité, certains ont le droit d'être citoyens, les autres n'étant que des étrangers, des métèques, des exclus. C'est jouer le mythe de Babel – cet exact inverse de la Jérusalem céleste - et réveiller la peur de l'autre, la peur de la différence, la peur de l'avenir.  Visions d'autant plus scandaleuses et inacceptables que leur totalitarisme et leur racisme sont implicites et qu'ils s'entourent des oripeaux de la préservation de la planète.  L'enjeu de la ville de la transition est d'abord de changer cette représentation, donc réconcilier les citadins avec leurs villes.

 

Comment reposer humainement le problème des flux et des réseaux urbains, en veillant à ne pas la réduire à celui de la place de la voiture particulière mais en prenant en compte les impacts sur les tissus urbains, mais aussi sur d'autres paramètres environne-mentaux comme la qualité de l'air extérieur et dans les enceintes souterraines, le bruit, etc. ?

Nous avons certes vécu cinquante ans de tout automobile mais ce furent aussi cinquante ans de schémas directeurs, de réservations aux POS/PLU pour les infrastructures, de SCOT, de schémas directeurs, etc.  Le constat, c'est que l'évolution nous a échappé.

Faut-il pour autant taxer ceux qui bougent, en instituant partout des péages urbains au risque d'être injustes ? Ou au contraire taxer la collectivité, y compris ceux qui ne bougent pas ? Incontestablement, les péages urbains fonction-nent. A Londres ou à Rome, le nombre de voitures a fortement baissé depuis leur institution. Mais le taux de possession d'une voiture particulière à Paris n'est que de 50% ; il dépasse 90% dans tous les autres territoires. Dès lors, qui pénalise-t-on ? Force est de constater que le problème de la circulation automobile dans les métropoles n'est pas celui du trafic des résidents mais celui des habitants des zones périphériques, dont on a vu qu'ils sont les plus directement concernés par diverses formes de mobilité subie. La première nécessité de la ville de la transition est la solidarité avec les plus fragiles de ses habitants.

 

Va-t-on, comme tend à la faire la réforme Apparu, taxer la sous-densité après avoir taxé la surdensité, en confondant fiscalité foncière et immobilière, d'une part, régulation des flux de circulation, d'autre part ?

Peut-être faut-il tout simplement avoir le courage (pour les élus) de dire qu'on ne sait pas (plus) faire et (pour les citoyens) reconnaître nécessité d'accepter l'urbanisation et la saturation comme des conséquences de la complexité et de la démographie.

 

Il nous semble en effet qu'il n'y a pas de bonne place pour les infrastructures  dans les villes. Réconcilier les voies de circulation et les villes, c'est d'abord ne pas les nier, c'est à dires enterrer les réseaux, sauf à multiplier les non-lieux. Enfermer les millions de voyageurs du RER francilien dans des tunnels est-il souhaitable ? Collectivement, le S Bahn berlinois, qui circule sur voie mixte, y compris pour les trains à grande vitesse ICE, gène-t-il plus les citoyens que la sous capacité des liaisons souterraines « passe Paris » ? Régler la question des flux et de l'automobile, c'est aussi et d'abord traiter celle du stationnement parallèlement au réamé-nagement de la voirie, et réintégrer les facteurs sociaux et économiques métropolitains qui fondent des besoins de mobilité. On sait que une voiture passe plus de temps au parking qu'à circuler mais aussi que plus de la moitié des clients du TER se rabattent en voiture sur les gares. Le stationnement de rabattement est un enjeu aussi puissant que le développement de l'offre de transports collectifs ou de modes doux pour impulser le report modal.

Partager la voirie est nécessaire. Faut-il pour autant poursuivre dans la voie choisie ici ou là, en multipliant comme sur la rue La Fayette à Paris, les aménagements coûteux qui sectorisent, divisent, isolent, compartimentent, avec des effets aussi pernicieux que l'urbanisme sur dalle. Partager, ce n'est pas segmenter l'espace, qui est une forme de ségrégation. C'est évidemment sur les comportements qu'il faut agir, mais sans stigmatiser ces comportements. Il est aujourd'hui essentiel de réfléchir à une véritable écologie de la mobilité pour apprendre à vivre ensemble sur un même espace. Il convient aussi d'agir pour une variabilité de l'espace de mobilité. Aujourd'hui, on sait faire du partage de voirie évolutif dans le temps grâce à des marquages lumineux au sol, comme, on sait expliquer aux voyageurs de la ligne 14 qu'il faut éviter de monter et de descendre en tête et en queue à la station gare de Lyon.

C'est donc banaliser les voies, réapprendre l'usage de la rue comme axe de communication et non comme espace public mythique.

 

C'est ensuite, en termes d'habitat et de mixité fonctionnelle, éviter de créer denouveaux isolats, problématique qu'illustrent les écoquartiers mais aussi les ghettos et les délaissés, même si les frontières restent essentielles pour qualifier les territoires. C'est bien la question posée par le fantasme de l'éco-quartier ou du quartier tranquille. Le risque est aujourd'hui de recréer des territoires partiel-lement déconnectés de l'ensemble urbain. Peut-on accepter la juxtaposition de sanctuaires patrimonialisés et de ghettos ? Peut-on accepter comme aux Etats Unis ou au Brésil, etc. la multiplication de résidences hyper-protégées ? A contrario, les franges et les délaissés sont de possibles lieux de rencontre, sinon d'intégration. C'est ce par exemple ce qu'évoque le très  documentaire « De l'autre côté de la route » de Laurence Doumic.[vi] Redonner du sens à ces espaces signifie donc accepter une certaine dose d'urbanisme vernaculaire. C'est ensuite reconnaître l'importance symbolique des territoires du possible que sont l'outre- frontière, les franges, les no-mans-land, à l'instar de la Petite Ceinture à Paris, dont la préservation comme espace du possible, comme respiration dans la ville, a été rendue possible par le choix d'implanter le tramway sur les boulevards des Maréchaux. Progressons-nous en effet sans transgresser ? Avancerions-nous s'il n'y avait ni ailleurs ni frontières ? De même, il faut conserver des limites, des frontières dans la ville pour pouvoir les franchir. A rebours de la tentation d'organiser tout le territoire urbain, il importe de laisser respirer  la ville. Contrai-rement à la tendance à spécialiser, clore, isoler, cloisonner etreplier, il faut accroître la porosité et donc maintenir l'accessibilité des territoires infra-locaux par un maximum de modes, en la gérant de façon souple dans le temps plutôt que dans l'espace, ce qu'autorisent déjà les nouvelles technologies urbaines.

Reste la question de la mixité fonctionnelle. Une ville ne peut se réduire aux fonctions de consommation et tertiaires (la ville marché et la ville des pouvoirs) accolées à l'habitat. Reposer la question la mixité revient évidemment à reconsidérer l'organisation territoriale de la production, dont la renaissance rend nécessaire un débat citoyen que peu de collectivités locales ont le courage d'engager. Débat vital cependant qu'il convient d'engager sur la place des activités économiques dans la ville et surtout sur le retour intelligemment de la production (agriculture urbaine, industrie) et du travail dans le cœur des villes. C'est peut-être le principal enjeu du (re)développement économique local, dans le cadre de projets urbains qui contribueraient autant à régler le problème majeur des dix prochaines années : la pauvreté qu'à traiter la question climatique.


 

 

Réseaux, flux et intermodalité :

 


Au delà du serpent de mer que constitue le vieux débat entre plan radial et rocades, le constat des dernières décennies est celui d'une évolution profonde da s l'orientation et dans l'intensité des flux. Moins de trafic entre centre et périphérie mais plus de mobilité périphérique. Moins de migrations alternantes domicile-travail en termes relatifs mais plus de mobilité choisie. Moins de concentration des flux sur les pointes, mais des moyennes plus élevées.

On mesure ici l'extrême diversification des motifs de déplacements, donc des parcours, qui, à capacité donnée des infrastructures, aboutit à plus de saturation aléatoire des réseaux. En a découlé, des années durant, unecourse aux capacités qui, comme l'idée de dé-saturation ou la poursuite de l'extension des réseaux est une cause perdues d'avance.

A l'évidence, l'extension des réseaux urbains aux territoires périurbains pose des problè-mes de renforcements de réseaux, de régulation des trafics, que connaissent bien les usagers de la ligne 13 du métro parisien ou la ligne D du RER et de péréquation financière entre territoires comme le montre le problème des terminaux techniques du Transilien comme Château-Thierry ou Malesherbes et le report des voyageurs de ces territoires sur les premières gares sous tarification francilienne.

La densité urbaine et le coût du génie civil rendent stérile l'alternative entre le renfor-cement de capacité et la régulation. A la fin des années 1980, on a pu doubler le viaduc auto-routier de Gennevilliers ; on ne doublera pas le viaduc ferroviaire de Nogent, qui constituera durablement un goulot d'étranglement limitant la capacité et l'extension de la ligne E du RER. Le débranchement du RER D dans Paris n'a pas non plus permis de dé-saturer durablement cet axe, qui reste célèbre pour ses perturbations. En revanche, l'automatisation de la ligne 1 du métro parisien permettra peut-être d'améliorer la fréquence et la régularité, au détriment probable de l'emploi. Mais l'amélioration de la régulation pose aussi la question du mode de gouvernance des réseaux, centralisé (réseaux ferrés ou feux de signalisation routiers) ou décentralisé (assistants de conduite à bord des véhicules).

Au demeurant, même si la puissance publique peut mobiliser les financement, le rythme d'adaptation des infrastructures restera durablement plus lent que celui de l'urbanisation. On crée un nouveau quartier en cinq ans mais il en faut vingt ou trente pour mailler un plan de réseau radial ou créer une rocade et ce pour une raison simple : il est infiniment plus facile et plus rapide de créer une Zone d'Aménagement Concerté (ZAC) que de piloter les études, boucler le financement et mener à bien une procédure d'enquête publique.

C'est donc peut-être dans une meilleure gestion desrythmes qu'il faut chercher la solution, en tentant de concilier le temps long des infrastructures et le temps un peu plus court de l'aménagement, ce que prétend d'ailleurs faire le projet du grand Paris.

 

Reste la question de ces nœuds que sont les pôles d'échanges. Au delà du dimensionnement et de la fonctionnalité des espaces intermodaux, tout comme de leur intégration dans les tissus urbains, de plus en plus réussie comme le montrent le pôle d'échanges de Dijon ou le futur pôle intermodal de Rennes, le vrai problème est celui de la mise en cohérence des offres émanant d'Autorités Organisatrices et d'opérateurs différents, présentant des cultures  institu-tionnelles distinctes, poursuivant des stratégies parfois antagonistes et subissant de fréquents conflits d'intérêts.  

Vécue au quotidien, la multimodalité et l'intermodalité sont-elles des rêves ou des cauchemars ? Vue du point de vue du client, la question est simple : garantie la régularité,  améliorer les correspondances, coordonner les services, développer l'information, intégrer la tarification. Mais le problème réside moins dans la mise en place progressive de l'interopérabilité ou dans l'intégration informatique de systèmes billettiques différents que de pouvoir garantir l'accès total aux données d'exploitation des opérateurs privés  et de prendre en compte l'enjeu collectif des données publiques, ce qu'illustre la récente affaire opposant la RATP au site collaboratif Check My Métro au sujet de la publication du plan du métro. Une confrontation d'autant plus ridicule que des dizaines de millions d'exemplaires gratuits de ce plan circulent à travers le monde, sur carte postale ou dans les dépliants de grands magasins.

Au delà de la question de l'intégration des modes, peu compatible avec l'atomisation des Autorités Organisatrices et moins encore avec la logique de délégation de service public à des opérateurs à but lucratif, faut-il continuer à diversifier les modes ? Oui, bien sûr, dans une logique de « bouquets de services » mais diversifier les modes n'est que la prise en compte d'un état de fait. Ce n'est pas une innovation. C'est ce que montrent les débat sur la double boucle du Grand Paris, mais aussi le développement des tram-trains en Alsace, le cadencement du TER en Rhône-Alpes ou le déploiement d'Autolib à Paris et dans quelques communes de première couronne, solutions parfois adaptées mais qui reproduisent des schémas centenaires. La Fédération nationale des Associations d'Usagers des Transport (FNAUT) ne s'y trompe d'ailleurs pas en dressant un savoureux et très pertinent catalogue des «fausses bonnes idées»  en matière d'innovation dans la mobilité[vii].

De même que la mobilité pour tous ne se réduit pas à mettre en place une tarification accessible au plus grand nombre, première étape nécessaire mais non suffisante, diversifier les modes, n'est peut-être pas ou pas seulement accroître le nombre de modes accessibles sur un même site mais plutôt prendre en compte la diversification des besoins et des usages possibles des modes existant. La performance intermodale n'est en effet pas seulement liée au nombre de modes collectifs présents sur un site. Elle résulte aussi de la pertinence, de la souplesse et de l'efficience des solutions de mobilité proposées à des clients, redonnant une primauté aux modes doux, à la marche plus encore qu'au vélo, assignant une juste place à l'automobile décarbonée ou surtout librement partagée, ainsi le covoiturage, par essence initiative citoyenne et décentralisée.

Il s'agit donc, d'abord, d'appliquer le principe de subsidiarité, aussi essentiel quoique moins mis en avant que celui de précaution. En se posant en toute bonne foi une question simple : quel est le mode le plus adapté pour effectuer un parcours donné, à un moment donné, pour un usage donné ? C'est donc poursuive une logique de prise en compte du besoin et non pas une logique technicienne ou un a priori idéologique.

C'est ensuite et évidemment simplifier et faciliter la vie des gens, ce qui signifie connaître les besoins  et les attentes, pas seulement les interpréter. C'est enfin faire évoluer les cultures techniques, construire et faire fonctionner des réseaux faits pour le voyageur et non pas pour l'exploitant, c'est peut-être  réformer le droit et la pratique des délégations de service public dans le domaine des transports urbains, c'est en tous cas améliorer la transparence de l‘information et refondre le modèle économique de la mobilité.

 

Au delà de l'évolution du droit de l'urbanisme et de la mobilité, émerge ainsi la nécessité d'un usage intelligent du droit. Est-il cohérent de construire un tramway et de continuer à imposer aux maîtres d'ouvrage des ratios de places de parking fondés sur la surface des appartements et impactant le prix de vente ou le loyer, donc la capacité des plus modestes à se loger en ville ?

Une réforme du droit de l'Urbanisme, du logement, de l'environnement, de la construction, des transports est aussi nécessaire qu'urgente. Pour autant, le législateur devrait peut-être cesser de produire des normes pour se consacrer à la gestion de leurs contradictions. La convergence Plan local d'urbanisme / Plan local d'Habitat / Plan de déplacements urbain/ Schéma de cohérence territorial / Schéma régionale d'Aménagement, etc. est vitale pour les ville de la transition. Oui, il faut un Code général de la Ville.

Mais la règle restrictive, à fortiori la règle coercitive, ne fait pas évoluer les com-portements. Comme nous l'a appris Michel Crozier, «on ne change pas la société par décret». Au contraire de tels durcissements suscitent inévitablement des comportements de passagers clandestins, si ce n'est la fraude ou l'incivilité. Faut-il contraindre ou donner envie ? Faut-il défendre l'apartheid ou favoriser l'apprentissage de la vie commune ? Les exemples extrêmes du vélo à Paris et à Berlin montre qu'il n'y a pas de règle sans acceptation ni intériorisation de la règle, donc sans démocratie ni socialisation.


 

 

3. Changer le modèle économique et social de la mobilité

 

 


Faut-il dès lors changer le modèle économique de la mobilité ?  Oui et c'est urgent.

En premier lieu, et dans le contexte d'une crise qui n'est pas conjoncturelle mais systémique, qui nécessite donc des adaptations très profondes pour favoriser l'émergence d'un nouveau modèle de développement, la mobilité telle qu'elle est actuellement subie et gérée représente un coût insoutenable pour les ménages et pour la collectivité. Pour les ménages, que la stagnation de leurs revenus  réels confronte à nouveau à l'impératif du prix absolu – et non plus relatif – des biens et des services d première nécessité, se déplacer coûte de plus en plus cher : 17% du budget disponible aujourd'hui, contre 15% en 2005 et 9,8% seulement en 1960. S'il est vrai que plus de 80% de ces dépenses vont à l'automobile, il est tout aussi certain que le coût des transports publics a lui aussi fortement augmenté. Le prix du ticket de métro parisien à l'unité a par exemple été multiplié par 13 entre 1960 et 1995 puis à nouveau par 2,6 entre cette date et juillet 2011. Parallèlement, la prise en charge du coût total du transport public pèse de plus en plus sur le budget des collectivité et de moins en moins sur l'usager. On a souvent voulu lier report modal et lutte contre le dérèglement climatique ou décarbonation. Mais on sait aussi que les hausses du prix du pétrole ne déclenchent pas de fréquentation plus élevée des transports publics. A contrario, les hausses du prix des transports urbains ont peu d'incidence sur leur trafic. Cette rigidité apparente ne peut qu'évoluer sous l'effet de la crise économique, en frappant d'abord les plus fragiles des citoyens.

De la sorte, sauf à poursuivre le fantasme du volontarisme, il serait illusoire d'imaginer inverser cette tendance. En partie parce que la hausse des tarifs des transports publics se traduira nécessairement par une désaffection ou une fraude accrue, en partie parce que les ménages ne seront pas en mesure de faire face à ce type de hausse. Se pose  en effet, de façon de plus en plus aigüe, un grave problème de solvabilité. Le logement pèse désormais 25% du budget des ménages. Ajouté au transport, ce sont donc 42% du budget disponible qui sont affectés à se loger et à se déplacer dans les aires métropolitaines. On ne pourra pas aller au delà sans déstabiliser gravement le niveau de vie.

Pour les Autorités Organisatrices, faire fonctionner un réseau de transports urbains est cher.Or les traditionnelles alternatives de finan-cement (usager ou collectivité et entreprise ? délégant ou délégataire ? Impôt local ou versement transport ?) se heurtent la crise des finances publiques[viii], comme le montre depuis plusieurs années les problèmes que rencontrent les régions avec le financement du TER. Or la bombe F a, comme la bombe H, deux composantes : la fiscalité et la dette[ix]. Les ressources fiscales des collectivités sont tendanciellement en baisse et elles ont subi un choc avec la réforme de la TP et la crise. Un choc plus que durable. Et l'endettement atteint lui aussi les limites de la solvabilité, quand il n'est pas facteur de déséquilibre durable lorsque les collectivités ont souscrit des emprunts dits « structurés ».

On voit donc combien la crise économique pèse sur le financement de la mobilité et tend à créer de nouveaux captifs. Indices parmi d'autres, et phénomène qui mériterait des études approfondies, nous connaissons tous des collègues qui arrivent au bureau les cernes aux yeux car ils se sont levés à 5h du matin, quand ce n'est pas dormir sur un canapé chez des amis ou un fauteuil au bureau car ils habitent en province, travaillent à Paris et ne peuvent payer ni le TGV, ni l'hôtel. Nous avons tous un parent, un ami, un conjoint au chômage ou qui risque de l‘être et qui ne fera plus face à ses charges.

Qu'imagine-t-on pour ces vrais captifs ? La lutte conte la fraude, nécessaire, ne doit pas pour autant aboutir à la pénaliser la pauvreté.La solution réside-t-elle dès lors dans la gratuité ou dans la tarification sociale ? Rien n'est moins sûr. Strasbourg, ville pionnière et modèle français de l'intermodalité, est récemment revenue sur la gratuité pour mettre en place une tarification sociale liée au quotient familial. L'issue ne réside-t-elle pas plutôt dans la capacité des Autorités organisatrices et des opérateurs à proposer des solutions très souples, très fines, très perméables en termes de tarification ? Plutôt que d'avoir son billet de train sur son Smartphone à 450€, quand verra-t-on le forfait ajustable ou, a contrario, le forfait bloqué pour les transports ?

On le voit,régler la question sociale de la mobilité, c'est d'abord lutter contre l'appau-vrissement des ménages et refonder solidement le financement des collectivités locales, en recréant par exemple le lien historique avec la richesse économique des territoires. On le comprend, les solutions d'avenir résident peut-être moins dans la technique que dans la capacité à exprimer la finalité, à apprendre à se service des outils, à savoir adapter et faire évoluer les solutions. Elles font nécessairement appel à l'apprentissage de la différence, ou plutôt dans la conscience aiguë, individuelle et collective que nous sommes multiples : tour à tour mobile et immobile, piéton et automobiliste. C'est en priorité dans cette voie que devraient s'engager les responsables urbains.


Notes

[i] La société du risque, Ulrich Beck, 1992 (2003 pour la traduction française).

[ii] Blog d'Hervé Jouvin, septembre 2011.

[iii] E-Polis. Carmen Santana, adaptation Yves Schwarzbach, ITeM info Workshop n°5, 2010.

[iv] Cités-jardins. Genèse et actualité d'une utopie, collectif sous la direction de Ginette Baty-Tornikian, 2011.

[v] Penser l'habitat dans la société de demain, Colloque de l'Observatoire des Changements,  USH juin 2010.

[vi] Laurence Doumic, De l'autre côté de la route, diffusion sur la Chaîne Parlementaire, 2011.

[vii]FNAUT, conférence de presse du 16 septembre 2011.

[viii] Voir ITeM info n°95, 18 octobre 2011.

[ix] Voir ITeM info, Workshop n°6 La Bombe F.

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