La ville blanche

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J'ai toujours aimer entendre frapper les trois coups.

Percevoir au-delà du noir, le poids et le mouvement du bâton qui s'affaisse et cogne sourd le plancher.

Il y a dans l'instant précis de ces trois coups autant de silence que de bruit. Et le silence je le trouve toujours plus important et bien plus fort que le bruit. Ce n'est ni dans les rires ni dans les battements de mains que l'on devine, mais bien dans le silence qui parcourt le corps et ourle le regard de ce tout qui se tait, de tout ce qui est retenu.

Il me semble que ces trois coups ne durent jamais assez, symétriques d'un trop peu dans le temps de leur silence. Il me semble toujours qu'ils devraient peser plus, et le noir durer encore un peu, laisser l'esprit voguer et se raconter ses fables, et laisser encore tout possible l'espace d'un instant qui ne sait pas et espère donc tout.

C'est cela qu'il faudrait et bien juste cela, espérer tout.
Et donc ne rien manifester.

***

Alex frappe trois coups.

Trois petits coups qui n'ont rien de lourd et que le bois de la porte n'entend peut-être même pas. Trois petits coups qui semblent trois battements d'ailes, légers, qui glissent furtifs, trois petits coups de ses mains aux doigts gelés, recroquevillés, qui se donnent comme l'illusion d'être encore des poings.

Trois coups de rien. Précipités. Saccadés. Sans espace, sans silence entre chaque puisque le silence est tout autour qui nous encercle blanc.

Nous n'avons plus de mots ni de gestes, juste ce même regard à la porte collé qui attend et espère. Mais rien ne se passe et ce même regard glisse de la porte au blanc qui nous encercle, et le même soupir fatigué s'échappe de nos bouches. Je regarde Medhi qui regarde Alex qui me regarde, puis dans le sens inverse encore, je regarde Alex qui regarde Medhi qui regarde la porte qui me regarde elle aussi tout en restant close.  À demeurer inertes et figés dans l'attente, nous allons geler. Nous gelons déjà. Par bouts, par moitiés, à l'extrémité des extrémités de nos limites car c'est toujours par ces endroits là que commence à mordre le froid.

Il me semble que Medhi marmonne quelque chose, comme il l'a fait tout le long de cet interminable chemin, quelque chose comme remuer, comme se forcer au mouvement.

Il me semble encore, mais peut-être est-ce un rêve, que  le doigt de Medhi se lève pour pointer entre le blanc de la neige et le gris du brouillard, comme une forme indistincte, mais qui pourrait tout aussi bien être un autre bâtiment qui pourrait tout aussi bien être un bout de ce rêve que je ferais sans m'en rendre compte tout de suite comme il m'est déjà arrivé le long de cette interminable marche.

Puis d'un même élan nous faisons un pas en avant, et à la douleur qui traverse ma jambe et au poids de mon pied qui pèse comme mort au bout, alors je me rends bien compte que non, que je ne rêve pas. Peut-être faisons-nous dix ou vingt pas qui en paraissent cent, avant de nous retrouver devant une même porte faite du même bois que la première bien que beaucoup plus large.

Alex frappe trois coups.

Trois coups ridicules du plat de sa paume de main, ou plus exactement de ce qui fait la jonction de sa main à son bras, quelque part au niveau du poignet. Petits coups ridicules et inaudibles qui se perdent encore une fois entre les interstices de la deuxième porte qui ne s'ouvre pas plus que la première.

Mais, et peut-être est-ce un rêve, en lieux et place du silence précédent il semble pousser de derrière le bois, comme un bruit qui serait le cri d'un animal.

Il me semble encore, mais peut-être est-ce toujours  un bout de ce même rêve, car il m'en a poussé de drôles pendant le chemin, que le doigt de Medhi se lève comme pour nous enjoindre de tendre l'oreille, et à nos trois oreilles gauches qui se collent d'un même élan au bois de la porte, et au même meuglement qui se fait entendre une nouvelle fois, alors je comprends que cette fois encore je ne rêve pas.

***

Je ferme les yeux une ou deux secondes, car c'est cela que vous fait le froid : vous fermer les yeux.

L'envie est grande de céder, de renoncer à tout mouvement, juste rester là et céder au sommeil qui tend les bras, tend les paumes, tend le corps à ployer de tout son long. Je pourrais tout à fait m'endormir ainsi, l'oreille collée à la porte derrière laquelle la vache redouble ses beuglements, même mordue par le froid comme il nous mord en ce moment, comme il n'a jamais cessés de mordre depuis que nous avons sauté du train et débaroulé quelque part au commencement de ce désert blanc. Qu'il morde une bonne et dernière fois, je l'enjoins, le défie dans un coin de ma tête. Nous pourrions tous les trois nous endormir comme ça, et peut-être que c'est ce qu'il se passe, que nos trois corps à bout s'affaissent, s'affaissent contre la porte qui s'affaisse elle-même, et s'efface soudainement pour nous projeter avec fracas contre un sol de terre.

Nous restons ainsi, ahuris l'espace d'un instant, avant de nous relever.
   
Medhi le premier, qui déjà fouille et tâtonne, pour trouver sans doute un interrupteur, puisque la lumière soudain jaillit laissant entrevoir un espace qui semble faire office d'étable, de grange et de remise tout à la fois.

Alex repousse la porte en marmonnant à voix-haute qu'on ne pourra rien nous reprocher sur ce coup.

Nous inspectons l'intérieur, en plus de la vache, se trouvent là une chèvre et trois poules, toutes un peu perdues, avec un quelque chose de fantomatique et d'hagard  dans l'allure et pour cause : les mangeoires sont vides, l'eau des écuelles figée à la surface. Nous cassons la glace, remplissons les mangeoires, balançons du grain aux poules. Je ne sais ni pourquoi ni comment, ni quelle force nous habite encore et pourquoi nous le décidons ainsi, sans même sans dire un mot. Disons que c'est comme une mécanique, quelque chose qui s'enclenche instinctivement, de plus grand que nous et qui nous dépasse mais qui n'est peut-être qu'un rêve, ou encore une prière entendue, un enchantement qui a pris au-travers des meuglements. Peu importe, nous réalisons que nous sommes encore capables, et sans avoir chaud nous sommes déjà un peu moins glacés, un peu moins morts.

Enfin nous éparpillons dans un recoin abrité des courants d'air, un ballot de foin , dont on se recouvre à moitié, en se tassant les uns contre les autres. Les jambes, les bras, les mains, les souffles, tout enchevêtrés comme les chiots d'une même portée. Et alors je cède pour de bon et je sombre sans plus rien penser.

***

Je suis debout dans la grange où nous avons dormi. La grange qui n'en est plus tout à fait une, ouverte à l'avant et à l'arrière et donnant sur une vaste clairière, tout le blanc de la veille nappé de vert tendre et tout le brouillard soufflé d'une lumière éclatante.

Alex saisit une poule, dont il tord le coup. Il lui ouvre le ventre et me peint la bouche et les joues d'une barbouille rouge rosée tandis que Medhi natte mes cheveux et les relève en chignon pour y planter droites les plumes souillées de l'animal. Étrangement mes bras sont liés, entortillés et contrits par des écheveaux de laine, et la chèvre pareille à la poule blanche git à mes pieds. Puis ils me hissent et m'installent sur la vache, en me faisant défiler, me proclamant reine. Reine du vent ou de je ne sais quoi, les mots se mélangent comme avalés par quelque chose  qui vient de loin, qui ressemble à un bourdonnement.

J'entends au loin les chiens, ceux qui ont été jeté à nous trousses avant que nous ne grimpions dans le train. C'est impossible je me dis, et pourtant je les entends, leurs jappements, l'excitation dans leur souffle, et leur soif de mordre.

Quelque chose me coule, de mon front à ma bouche, de ma bouche à mon cou, qui glisse sous mes vêtements et me les poissent au corps.

J'ouvre les yeux. Encore un rêve, pareil à ces songes étranges qui se sont invités pendant la marche.
Je retrouve la grange semblable à la veille, sans plus d'herbe vert tendre, et derrière la grande porte close, je sais le blanc toujours là prêts à nous avaler.

Medhi touche mon front.

— elle a de la fièvre.

Medhi sait tout. Medhi est notre frère, notre père et notre mère à la fois. Il a su comment échapper aux chiens, puis comment ne pas céder au froid, nous pousser au bout du bout quand ne voulions pas, il a su encore le nom des oiseaux de toutes sortes que nous avons aperçu en chemin. Medhi veille sur nous, et alors il ne peut peut-être rien arriver de mal vraiment. Il dit encore :

— Il faut l'installer au chaud, et lui trouver des vêtements sec et propres.

Alex tourne en rond. Tourne au-dessus de ma tête comme un papillon, en dessinant des ombres.

— Au point où l'on en est de toute façon, lâche-t-il.

Je tente de garder les yeux ouverts, d'écouter ce qu'ils se disent. Mais de nouveau le bourdonnement de mon rêve me rattrape. Je saisis juste qu'ils me soulèvent et me hissent sur la toile d'un sac de grain, puis de nouveau me voilà la bouche peinte et les plumes dressées, reine du vent, je vole, je vole par-dessus l'étendue blanche, immense, qui n'a ni début ni fin.

***

Je vole encore un temps, puis je tombe, je dégringole et m'écrase la figure toute entière dans un mélange de boue et d'herbes marécageuses.

J'entends les chiens, eux toujours et encore, au travers de mes yeux collés par la boue j'aperçois des lueurs de torches qui dansent dans le loin et se rapprochent dangereusement tandis que je peine à retrouver mon souffle. Les chiens s'excitent un peu plus sous la grosse voix des hommes qui les encouragent à nous traquer. Je peux sentir dans l'air cette excitation, cette soif, sans savoir si elle appartient plus aux hommes qu'aux chiens. Et sans soute appartient-elle aux deux.

Medhi m'appelle. Il se tient avec Alex de l'autre côté de ruisseau, tous les deux me hurlent de me relever, de passer de l'autre côté. J'abdique et tente de me relever, de m'essuyer le visage comme je peux d'un revers de manche, mais mes manches sont elles aussi noyées de boue et ne font qu'étaler un peu plus celle que j'avais déjà sur le visage. J'entends le souffle de Benji, le bout du bout de son souffle. J'ai l'idée alors d'essuyer mon visage en passant ma tête à l'intérieur de mon pull. C'est déjà mieux, ou peut-être pire encore. Benji s'est arrêté, ses joues sont embrasées, et sa cheville pend distendue devant lui. Je saisi son regard, je ne le quitte plus et un relent amer remonte ma trachée. Ses yeux me disent qu'il ne sert à rien qu'on se fasse prendre tous les deux. Il vient alors quelque chose par-dessus la peur, par dessus le frisson de la course, quelque chose de bien plus grand et de bien plus effrayant encore, j'entrevois clairement ce que  Benji attend de moi et tout aussi clairement ce que cela va me coûter. Je reste plantée là, au risque de nous faire prendre tous, alors qu'Alex et Medhi reviennent vers moi, les mots rudes et les gestes qui vont avec. Ils me secouent, m'invectivent et Alex me balance même une gifle qui a le mérite de me ramener à moi. Je cède,  je lâche le regard de Benji pour le reporter sur les lueurs, les ombres des hommes et des chiens, réactiver la peur.

Aucun de nous ne se retourne, on imagine juste à leurs cris redoublés, les chiens déjà sur Benji. Sans ce "sacrifice" sans doute qu'ils nous auraient déjà rattrapés. Nos vêtements trempés rendent la course plus ardue encore, on se traine comme des loques entre deux foulées auxquelles on se force la gorge en feu et les membres parcourus de crampes et de tremblements.

Je me retrouve le long des rails, et cette fois je ne cours pas après le train de marchandises, je le vois juste qui s'éloigne emportant Alex et Medhi qui continue de me hurler dessus. Les chiens sont sur moi, ils me mordent, me transpercent de part en part, leurs crocs et leurs babines luisants de bave et de sang, et moi aussi je hurle, tandis qu'un tas de plumes blanches volètent et s'élèvent par-delà les rails.

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