La ville blanche

hel

2

Le vol des plumes, les rails, la douleur, tout s'efface recouvert d'une odeur de résine et de bois.

Les chiens ont disparu, et tout fait noir en dehors d'une clarté que je perçois au travers de mes paupières et qui est plus intense que la lueur d'une torche.

J'ouvre les yeux. Medhi a le regard fixé sur le feu, il respire au-dessus de ma tête avec des petits gestes de mère égarée dans mes cheveux.

Ma tête repose sur ses jambes et une grande couverture faite de multitudes de petits carrés colorés qui ne se ressemblent en rien me remonte jusqu'au menton.

Je ne remue pas, pas même le coin du menton qui me chatouille, à peine un peu du coin de l'œil le temps de prendre compte de quelques détails sur cet endroit tout à fait inconnu, sombre au-delà de la carté du feu et qui porte à la fois dans sa part d'inconnu comme l'ambiance de St Jame's. Au point que je m'attends à voir débarquer Henriette dans la pièce d'un instant à l'autre, ce qui n'arrive évidemment pas.

Je brûle encore, en dedans et en dehors, la fièvre continue de mordre, mais c'est aussi et peut-être les chiens qui ne cessent d'hanter mes rêves, d'avoir perdu Benji, d'avoir laissé sacrifié Benji et sans se battre, d'avoir accepté si facilement, de s'être laissé balloter dans l'infini des rails et d'avoir marché et marché encore à en crever, pour en arriver jusque-là : ne savoir ni où nous nous trouvons ni ce qui peut advenir dans la minute qui suit. C'est à dire autant rien de rien que le plus terrible et de plus un terrible qu'on ne peut se figurer clairement. Mais c'est peut-être aussi la fièvre des gestes de mère égarée de Medhi, son regard grand très noir où dansent quelques flammes, le bout de son souffle qui caresse mes cils, le rythme de sa respiration que je sens proche de mon oreille, la chaleur douce qui se dégage de son corps, un parfum d'ambre, de tabac et de sueur à la fois, toute cette proximité que je n'ose troubler d'aucun mouvement. Puis je pense à Alex qui doit être quelque part dans l'ombre, peut-être à m'observer, et alors je referme les yeux. Et alors j'imagine que c'est Alex qui est resté derrière et non pas Benji. Et imaginer le plus terrible dans ce cas de figure, non seulement ne me gêne pas, mais me provoque même comme un peu de plaisir.

Je n'ai peut-être rien du tout, c'est à dire rien du tout comme aucun microbe, car je sais aussi que je ne suis jamais aussi fébrile que dans l'incertitude.

Ce n'est pas que cet endroit de vent, de glace et brouillard, et sans rien qui vit, qui grouille ou piaille, et où le peu de végétation semble emprisonné, figé, comme sous le poids de quelque enchantement. Ce n'est pas que ce désert blanc qui sent la mort plus que la vie et qui a bien faillis nous avaler. C'est aussi que nous ne sommes nulle part, comme ne pas savoir où et comme ne pas devoir être là.

***

Je voudrais que Medhi soit ma mère pour de bon.

Je voudrais avoir été enfantée par ce corps droit et fort, inébranlable, ces mains chaudes toujours et ces allures douces.

Je voudrais avoir coulé de ce regard charbon ardant, coulé de cette peau d'ambre.

Je voudrais avoir été portée par le ventre de Medhi et pouvoir me nicher à nouveau dedans. Que Medhi m'avale tout rond, qu'il me porte à l'intérieur de lui, qu'il m'absorbe au fond du fond de ces entrailles et alors plus rien ne pourrait arriver et alors ce serait encore la vie.

— Tu as dormi dix heures, soufflent ses lèvres sur mon front et encore qu'il faut avaler ce qu'il me donne, que la fièvre déshydrate.

Je laisse Medhi me nourrir comme le ferait une mère, d'un bouillon qu'il a préparé au-dessus du feu puis je laisse Medhi me passer une éponge humide sur le front, la nuque, le dos, et il me semble alors que j'aimerais alors qu'il soit tout autre chose qu'une mère, mais je ne sais pas quoi. Je ne distingue rien de l'autour de nous, peu en tout cas, la voix bourrue d'Alex qui de temps à autre passe par-dessus les gestes, nous interpelle, mais je ne l'entends pas vraiment car je choisis de ne pas l'entendre.

Je voudrais qu'Alex soit tombé avant le ruisseau, je voudrais que les chiens se soit rués, lui aient avalé les yeux et la langue.

Je voudrais savoir où nous sommes et ce qu'il va advenir de nous.
Medhi dit que nous sommes dans un pays blanc, un pays qui dort, qui fait le mort  mais qu'il ne faut pas s'y fier, que c'est aussi un pays qui réveille le feu, rude, féroce et sensuel à la fois et qui peut faire des hommes des animaux.

Medhi sait tout, Medhi devine on ne sait comment. Il n'a pourtant jamais connu que les murs et les jardins de St James, mais c'est comme si ses yeux, au-delà des enceintes de St James, avaient parcouru le monde, et sondé des mystères qu'on n'imagine même pas.

Il dit qu'il faut dormir encore, qu'il n'y a rien à craindre de rien pour cette nuit, et que pour le reste nous verrons avec le levé du jour. Alex ricanne, un rire cynique et qui vous perce l'intérieur.

— C'est ça, ouai. Rien de rien. Elle est bien bonne.

Puis leurs yeux se croisent, sans que je le vois, mais je le sens, comme une pulsation dans l'air, comme des chiens prêts à se mordre. Puis Alex se tait, il sort son canif rouge, et se met à tailler on ne sait quoi dans le bois.

Mes yeux n'ont plus la force de suivre, je crois que je m'endors à nouveau. Alex est encore là, qui ouvre le ventre de la poule, et le même rituel, et la course dans le blanc âpre, dans un pays de  mort, comme la dépeint Medhi, et dans ce rêve-là, nous n'avons plus rien d'humain. Nous devenons brutes et féroces.

***

C'est une lumière plus blanche que blanche qui tape à mes paupières, dénoue les cordons de mes yeux.

Je remue les orteils, j'étire mes bras et encore mes mains au bout, j'étire mon corps dans tout ce qu'il a d'étirable. Je fait craquer mes os, je les prospecte un à un, je respire un grand coup, lent, long, profond, et je suis le mouvement de l'air à l'intérieur de mon corps qui m'appartient de nouveau. Je ne ressens plus aucune douleur, ma tête ne pèse plus comme une enclume sur mon cou, une vigueur nouvelle me bat le sang. Tandis que je remue, Medhi esquisse à peine quelques grognements, grognements pareil à l'ours que l'on dérangerait dans son sommeil, grognement du ventre et de la gorge à la fois, mais son sommeil est profond et il ne se réveille pas. Il dort assis, les jambes étendues loin devant, le bras appuyé contre l'accoudoir d'un canapé au tissu rouge flamboyant, sa main offerte à sa tête en reposoir. Le sommeil lui donne un visage d'enfant autour duquel ses boucles s'éparpillent à vous donner des gestes de mère pareils à ceux de Medhi.

Alex est étendu, recroquevillé en boule, recroquevillé, tassé sur lui-même qui se berce et s'enlace de ses propres bras, sur un grand tapis disposé devant l'âtre, allongé comme le chien qu'il est. Mais en y regardant de plus près, dans le sommeil lui aussi à ce quelque chose de l' enfant, lui aussi parait apaisé et avec même une certaine beauté dans les traits qui le rend un peu moins chien. Un peu seulement.

Je me lève à pas feutrés. Deux grandes fenêtres taillées dans le bois des murs, projettent cette lumière vive et éclatante qui m'a tapé aux paupières. Tout est blanc, blanc et mort, blanc comme féroce, blanc d'un blanc vierge qu'on aurait envie de fouiller, et de sonder dans ses dessous et d'explorer dans ses dedans. Des flocons, gros comme mon poing qui est un petit poing mais quand même bien un poing, viennent s'écraser en tourbillon contre les vitres. Je me laisse hypnotiser et me laisse prendre par le blanc, et quelque chose surgit dans le ciel, quelque chose de sombre et d'immense à la fois qui gluglute, hulule, piaille, ou je ne sais quoi encore d'indescriptible à vous percer les tympans. Les flocons ne l'empêchent pas et ne ralentissent en rien la créature qui tournoie trois fois au-dessus de la grange avant de pousser un dernier cri et de disparaitre dans l'étendue laiteuse du ciel.


Signaler ce texte