La voix de l'autre

aile68

Y a une fille (une femme maintenant) que je connais de vue, je ne l'ai jamais vue sourire, je n'ai jamais entendu le son de sa voix, je ne sais pas pourquoi, je suis persuadée qu'elle a fait des études d'histoire, elle travaille maintenant à la mairie, au service des archives je suppose, vu qu'elle a fait histoire. Cette femme-là a l'air très sérieux, très organisé, droit comme la justice quand je la vois, je ne suis pas saisie par son trop plein de sérieux, reine de Saba, mais quasiment. Si elle me parlait, j'imagine qu'elle le ferait froidement avec l'air de trop réfléchir à ce qu'elle dit, de peur de se tromper, y en a la spontanéité, connaissant pas! Moi aussi, on me prend pour une reine quand je marche, chose que j'ignorais totalement jusqu'à ce qu'on me le dise. Et pourtant je m'habille simplement, question de maintien je suppose ou de regard, je n'en sais rien, en tout cas ça me fait rire jaune un peu car je ne suis pas spécialement riche. Bref, la richesse c'est dans le coeur et un peu dans les poches...

Demain j'ai un rendez-vous important, je regarderai par terre pour ne pas craquer ou en l'air ou les deux, c'est selon de toute façon à l'arrivée ce sera pareil. C'est un mauvais moment à passer... Je ferai en sorte de ne pas être solennelle, la solennité je n'aime pas ça du tout. Je préfère être naturelle et pas trop sérieuse ni trop attentive. Y a des événements comme ça... Bref! Ensuite j'irai faire quelques courses comme si de rien n'était mais y aura eu quelque chose. A quoi penserai-je pour faire diversion? Au texte que je suis en train d'écrire, à ma liste de courses, à mon prochain rendez-vous avec la coiffeuse? Je-n'en-sais-rien.

La vie: ces années qui passent et vous emportent avec elle, les dates anniversaires, Duteil, le poète, le chanteur, sage, bon élève quand il était petit je présume, la famille que j'ai eue, les choses que je regrette... La maison, la grande cuisine, les pulls qu'on défaisait petits, les oignons du jardin qu'on effeuillait, y en avait plein le sol après, tous ces souvenirs chauds et douillets, qui font qu'on a été ensemble, bien ou mal. J'aime les ressentir en moi tous ces moments de notre vie, la faïence que mon père a posée sur les murs de notre pièce à vivre, je m'en souviens comme si c'était hier, j'étais petite, j'avais l'âge d'aller à la maternelle et je voulais l'aider mon père, je me sentais si forte à l'époque, capable de déplacer des montagnes. J'avais hérité des chaussures d'hiver de mon frère aîné, celles avec les crochets et les lacets, savais-je les nouer moi-même à l'époque, je suppose que oui. J'imagine...

Comme d'habitude il est tard quand j'écris, j'imagine le sable qui passe dans le sablier, fascination hypnotique, le rendez-vous de demain devrait durer une heure et demie. Dans ce texte y a beaucoup de choses que je présume, suppose, c'est tout ce qui nous reste ou presque quand nous n'avons pas tout en main, tout en tête... La supposition ramène les choses dans une fourchette raisonnable, on le souhaite, selon les données que l'on possède. Ce ne sont pas de simples données froides, mathématiques, rationnelles, loin s'en faut... Elles sont empruntes d'un affect terrible et c'est ça qui fait mal. Bref! C'est mon mot ça, ça l'était encore plus quand j'étais adolescente, comme pour arrêter le passage incessant du temps, du fleuve qui continue de traverser la ville depuis des années.

Des années. Il est temps d'aller au lit pour être prête à mon rendez-vous demain. Et même si je ne comprends rien, je ferais comme si, comme si. Ce sont les termes qu'on emploie parfois qui sont compliqués, on appelle ça le jargon du métier. Un passage obligé quand on ne vit pas au fond des bois et encore... Nous sommes tous le fruit d'une société que l'on s'isole ou pas que l'on dorme dans la rue ou pas. Même les marginaux aux regards perdus, les migrants, les sans-papiers ont dans leurs racines cette dignité qui leur fait tant défaut. Un monde juste et digne, y en a qui se battent pour, y en a plus que l'on croit. Moi j'aimerais que chacun entende la voix de l'autre pour avancer et, vivre.

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