La voix des Nymphes

marie-roustan

rêve auprès d'une source....

La voix des Nymphes

La jeune femme roula soigneusement une écorce rêche gardant la trace d'une série d'étranges signes, d'une couleur verte déjà presque invisible. Elle la maintint un long moment entre ses paumes, puis la laissa tomber à la surface du léger tourbillon des eaux de la source des Nymphes. Le minuscule vaisseau s'enfuit vers une cascade bruissante, en heurtant les parois de calcaire qui contraignaient le courant.

Elle frissonna dans la fraîcheur du soir, à peine soulagée d'avoir confié ses craintes et son espoir aux divinités invisibles des eaux chantantes … Il lui fallait maintenant continuer le rite, aller s'allonger sous les chênes séculaires, enveloppée dans une lourde couverture ouvrée par elle-même avec la laine des agneaux qui paissaient l'herbe grasse de la vallée. Elle avait déjà bu le reste de la décoction de plantes qui avait servi à formuler le message destiné aux déesses de la fontaine. Celles-ci lui apparaîtraient en songe et, elle l'espérait, répondraient à ses interrogations sur son passé. Peut-être la rassureraient-elle sur son destin.

Tout en marchant vers le bois sacré, elle se remémorait peu à peu les évènements les plus lointains qu'elle puisse extraire de sa mémoire. La drogue commençait à produire son effet et lorsqu'elle se blottit près du tronc du plus gros chêne, elle eut l'impression de revivre ce qui pour elle était sa naissance.

Elle se souvenait de s'être éveillée, au milieu d'une nuit, il y a de cela huit longs mois, dans une cabane enfumée. Un feu de braises où venait crépiter une brassée de romarin et d'herbes sauvages l'avait fait éternuer. Un homme se tenait devant le foyer, cheveux en bataille, barbe hirsute, lambeaux de peau lainée qui lui couvraient le torse et le bas des cuisses. Elle avait reconnu un de ces chasseurs solitaires présents au fond de sa mémoire. Rien de ce qu'elle voyait alors ne lui semblait familier, mais, pourtant, rien d'inconnu non plus. L'homme, voyant bouger ses paupières, avait parlé d'une voix basse, ronronnante comme un essaim d'abeilles : "vivante … enfin …"

Elle avait essayé de bouger, mais sans résultat. Même, elle avait du faire de terribles efforts pour tourner les yeux vers ce feu dont elle sentait la chaleur réconfortante. Pourtant, elle sentait toutes les imperfections de la couche de fourrures où elle était étendue et, surtout, la douleur, partout la douleur qui venait envahir sa conscience et tout troubler.

Elle avait poussé un faible gémissement et l'homme s'était levé, était venu avec une très petite écuelle dans la main, pour verser de force entre ses lèvres, un liquide épais et collant comme du miel, mais amer et fortement aromatisé. Elle s'était trouvée, soudain, flottante au-dessus de sa couche, ne sentant plus ses membres, examinant chaque élément de l'espace exigu qui assurait son refuge. De grosses branches courbes en formaient l'ossature. Une épaisse couverture de roseaux le mettait à l'abri des pluies de printemps et des exceptionnelles chutes de neige. Des branches de noisetier entrelacées et tapissées d'argile l'isolaient du froid extérieur. Sur le sol en terre battue, une jonchée de plantes variées dégageaient des senteurs enivrantes. Le feu se consumait, plus qu'il ne brûlait, sur un foyer d'argile lissée. Des briques de terre cuite aux extrémités cornues décorées de dessins géométriques y maintenaient les braises. Des lambeaux de viande séchée et des peaux pendaient à la charpente, des vanneries et des coffres de bois étaient empilés sur le pourtour. La construction paraissait servir presque exclusivement à conserver les réserves, mais le volume intérieur, soigneusement agencé, était suffisant pour accueillir le chasseur quand le temps était vraiment trop dur.

L'homme s'affairait autour de son enveloppe charnelle, alors que son esprit venait de la quitter, l'espace d'un instant. Étrange impression d'être ailleurs et de se regarder ainsi. Mais que faisait-il donc ? Elle distinguait trop nettement maintenant ses avant-bras qui effleuraient toutes les parties de son corps avec un morceau d'étoupe qu'il trempait dans l'écuelle de tout-à-l'heure, à nouveau pleine. La douleur. Oui. Mais pourquoi ne la sentait-elle plus ? Le liquide épais agissait comme un calmant bénéfique, ainsi que la voix qui continuait à ronronner. Elle ne distinguait, ni syllabes, ni mots, seulement cette vibration de basse qui pénétrait son cerveau : "Vivante, tu es vivante, il faut vivre désormais". Oui, bien sûr, vivre. Mais qu'est-ce que cela voulait dire ?

L'oiseau qui avait lancé une trille dans le crépuscule, la couverture de laine blanche qui irritait la peau de sou cou venaient de la ramener dans le présent. Pourquoi était-elle étendue près du sanctuaire sauvage ? Que venait-elle chercher près de la terre mère, près des arbres, ses enfants, près de la source de vie ? Bien sûr, elle attendait de pouvoir faire ressurgir le passé d'avant sa renaissance. Mais en réalité, au fond d'elle-même, elle le savait, l'interrogation profonde, la seule qui comptait, était de demander aux Nymphes si elles l'autoriseraient à donner des enfants à l'homme à qui elle devait sa survie.

Depuis qu'à force de soins attentifs, il avait guéri, une à une, toutes ses blessures, elle avait appris à le connaître, cet être à demi-sauvage, bien plus grand qu'elle, qui effrayait tous ceux qui vivaient dans la contrée alentour. Quand elle avait pu marcher à nouveau, il l'avait autorisée à l'accompagner à la grande rencontre d'automne sur la grande colline. C'était là qu'il échangeait ses peaux auprès des tanneurs du village voisin. Et elle s'était aperçue, stupéfaite, que tous les gens rassemblés là parlaient une langue aux sons familiers qui contrastait étrangement avec le ronron de basse de l'homme dont elle partageait la demeure. Lui, au contraire, devait se contenter de gestes pour communiquer avec ses acheteurs.

Elle avait été encore plus surprise de constater que son corps à elle était semblable à ceux des autres : une peau dorée, de longs cheveux blonds ou châtains, quelquefois roux comme les siens pour les femmes, même si elle trouvait les barbes des hommes bizarrement taillées. Seuls, ses vêtements la rendaient étrangère à cette communauté : ils étaient faits seulement de peaux cousues alors qu'elle pouvait admirer les étoffes de couleurs vives que tout le monde portait, savamment drapées pour ne pas entraver les mouvements.

Mais le chasseur qui l'avait recueillie – elle l'avait remarqué alors avec des yeux agrandis par l'étonnement – avait les membres et le torse entièrement recouverts d'un épais duvet qui luisait au soleil, comme la robe du cheval alezan attaché près d'elle. Jusqu'à ce jour de fête, elle avait cru être différente, elle, et elle avait compris là que c'était lui, l'exception. Elle saisissait les dialogues de tous ceux qui l'entouraient et se demandait où elle avait bien pu apprendre ce moyen de communication. Elle avait réalisé que la voix de l'homme qui l'avait sauvée était autre : ce n'était qu'une caresse sonore qui lui était destinée à elle, et à elle seule. Elle lui répondait ainsi, mais les idées transitaient autrement entre eux, puisque là, le voyant s'exprimer par gestes, elle sentait qu'il ne souhaitait pas livrer la belle peau de cerf à cet acheteur âpre au gain, avec qui il palabrait pourtant, en attendant qu'une de ses vieilles connaissances se fraie un passage à travers la foule. Ils se comprenaient donc seulement par la pensée.

Pendant leur retour vers la cabane perdue dans les bois, elle l'avait interrogé avec ténacité. Pourquoi vivait-elle là, près de lui, depuis plusieurs lunes ? Il lui avait fait comprendre qu'il l'avait retrouvée à l'aube d'une journée où l'orage s'annonçait, au pied d'un rocher du défilé du fleuve, sur le sable d'une plage, totalement inconsciente. Il l'avait ramenée sans effort à sa cabane, habitué qu'il était à transporter ses prises de gros gibier : n'était-elle pas plus légère qu'une biche ? Il avait préparé pour elle des remèdes dont il connaissait le secret, transmis par son aïeul, sage des grandes montagnes qui avait sillonné toute la région comme colporteur et guérisseur. Il avait parcouru de longues distances sur le cheval qui répondait à ses appels comme un enfant, pour aller cueillir les plantes nécessaires. Au bout de plusieurs jours, elle avait enfin repris connaissance, mais, à sa grande inquiétude, il avait compris qu'elle était totalement amnésique : sa pensée était toute neuve et pleine d'interrogations. Il lui avait insufflé assez de force de vie pour qu'elle puisse à nouveau bouger et vivre normalement, évitant de lui transmettre son angoisse : qu'allait-il en faire, lui un homme sauvage, tellement différent des populations de la vallée dont elle était issue, à n'en pas douter ? Elle lui avait alors simplement affirmé qu'elle se sentait bien avec lui, qu'elle ne souhaitait pas quitter la cabane et ce coin de vie, et qu'elle lui était infiniment reconnaissante de l'avoir sauvée d'une mort certaine.

Elle se souvenait quelle était sa douceur pour soigner ses plaies mal refermées, comment il passait ses mains après les avoir enduites d'onguent pour en atténuer la rugosité sur ses articulations raidies, comment il dénouait les muscles de son dos. C'était son savoir de guérisseur, de sorcier pourrait-on dire, qui lui avait permis de se mouvoir à nouveau. Tout cela avait pris des semaines où il l'avait forcée à progresser, en lui disant seulement : "tu dois vivre". Elle avait obéi, tant la persuasion était forte.

Lors de leur première sortie dans le monde civilisé, l'homme l'avait présentée comme une femme qu'il avait achetée dans une contrée lointaine et elle avait montré à tous qu'elle lui était entièrement soumise sans prononcer de parole. Ensuite, la vie avait repris tranquillement à la cabane, elle avait appris de lui, peu à peu, les gestes de survie et même les techniques de chasse. Il lui avait montré quelles plantes utiliser pour préparer les lanières de viande séchée et comment préserver les peaux et les fourrures. Elle était heureuse, là, dans l'activité de la belle saison.

Plus tard, étaient survenus les premiers froids. Ils l'avaient éprouvée : elle n'avait pas la même protection que son compagnon face à la bise glaciale qui s'engouffrait le long des parois abruptes du vallon qui leur servait d'asile. Elle enviait l'aisance de ses gestes, elle qui avait encore tant de raideur dans les doigts et les mains, tant de difficultés à avancer dans les broussailles. Elle le remerciait pour sa patience à l'attendre quand des embûches entravaient son avancée, la laissant se débrouiller sans l'aider, faisant semblant d'examiner une feuille ou un insecte insolite. Elle le trouvait merveilleusement beau lorsque sa haute silhouette s'avançait vers elle, entre les arbres dans les rayons du soleil levant : sa démarche souple et silencieuse s'accordait à celle de son cheval qui venait le rejoindre pour quelque friandise qu'il lui réservait. D'un bond, il s'élançait sur le dos de sa monture et l'homme et la bête se muaient alors en un centaure à la robe dorée.

Un sombre jour d'hiver, était arrivé, transi de froid, un homme étrangement vêtu. Son costume ne ressemblait à aucun de ceux qu'elle avait pu voir auparavant : la couleur sombre, elle la reconnaissait, avait été préparée à partir des galles des feuilles de chêne, mais la fibre brillante et souple l'étonnait : ce n'étaient, ni la laine, ni le lin qui pouvaient avoir cet éclat-là. Le langage de l'inconnu était étrange, elle arrivait à deviner sa pensée, mais lui ne comprenait guère les mots qu'elle utilisait lors des rassemblements. Elle essaya de communiquer par gestes, mais ne put répondre à ses interrogations insistantes : "qui était-elle ? D'où venait-elle ? Pourquoi vivait-elle là?" L'étranger accepta l'hospitalité proposée par le chasseur, convaincu qu'il ne pourrait repartir vers la vallée avant la fin de la tempête de neige.

À un moment, elle s'était trouvée seule avec l'homme qui s'était brusquement approché, alors qu'elle tournait avec précaution une cuillère de bois dans une marmite posée dans les braises. Concentrée sur ce geste simple, maintenir le récipient d'aplomb pour éviter que le liquide ne déborde, elle n'y avait pas pris garde. Il avait murmuré à son oreille des mots inconnus qui signifiaient, elle le savait bien : "tu es belle, je veux m'unir à toi. Que fais-tu ici avec ce sauvage ?"

Jamais, ici, elle n'avait connu cette sensation, le désir d'un homme envers elle, et elle sentait son corps réagir au souffle masculin sur sa nuque. Le chasseur était alors entré avec une brassée de bois et l'étranger s'était brusquement tourné vers les peaux suspendues, faisant semblant d'examiner les fourrures. Elle s'était trouvée désemparée, sentant la colère monter chez son compagnon, sans en comprendre les raisons profondes. La tempête faisait toujours rage, dehors, et la nuit s'était passée sans qu'elle n'ait pu trouver le sommeil. Le soleil s'était levé sur un paysage étrange : elle n'avait jamais vu les arbres ainsi déformés sous le poids de cette masse blanche et le sol aussi nivelé. Le cheval était arrivé, affamé. On sentait qu'il n'avait pas souffert du froid, abrité dans une des grottes du vallon, mais l'herbe lui était devenue inaccessible. Elle l'avait nourri abondamment en puisant un mélange de graines et d'herbes séchées au fond d'un coffre de bois, puis son compagnon avait fait signe à l'homme vêtu de noir de le monter. L'étalon le ramènerait sans effort sur le grand chemin.

Une fois le cavalier et sa monture hors de sa vue, elle avait interrogé son compagnon qui s'était dérobé pour la première fois à sa demande, presque avec violence, et elle était restée seule avec son trouble.

Le chasseur l'avait encore emmenée auprès de ses semblables et elle avait peu à peu osé répondre aux questions qu'on lui posait : les premières fois, il lui avait semblé que ses lèvres et sa langue ne répondaient pas aux ordres que son cerveau donnait. Elle s'était interrogée : était-ce une simple timidité devant des inconnus ou un manque d'habitude puisqu'elle n'avait pas besoin de parler pour se faire comprendre de son compagnon ? Plutôt, était-ce simplement un refus de communiquer de cette manière, puisque les pensées de son interlocuteur de chaque jour lui parvenaient plus clairement que le sens des phrases qu'il prononçait. À la longue, elle s'était habituée à sentir l'étonnement, l'énervement quelquefois chez ces humains qui, elle en était pleinement consciente, ne pouvaient pas échanger leurs pensées autrement avec elle.

À chaque fois qu'elle revenait à la cabane, elle était pleine d'interrogations et son compagnon la rassurait : plus tard … il n'est pas encore temps de répondre à ces questions-là. Il croyait réussir à faire le vide dans sa pensée afin de lui cacher son inquiétude, mais elle sentait confusément qu'il lui restait étranger dans des domaines où elle n'avait pas le droit de pénétrer.

Elle descendait régulièrement sur les bords du fleuve afin d'y laver les peaux fraîchement dépouillées. Une fois, elle se trouva dans l'endroit habituel, environnée d'une troupe de jeunes filles. Sa première réaction fut de fuir, mais lorsqu'elle entendit des voix rieuses l'appeler, la curiosité l'emporta et elle revint. Elle se prêta de bonne grâce aux interrogations de la plus jeune des fillettes qui l'avait reconnue. Mais oui, elle vivait avec l'homme sauvage, mais oui, il était gentil pour elle, puisqu'il l'avait sauvée. Les questions s'étaient multipliées et elle avait compris qu'elle ne pourrait y répondre. Elle s'était alors mise à son tour à s'enquérir de leur façon de vivre, et avait vite su que ce qu'elles décrivaient, elle l'avait déjà vécu. Il lui semblait qu'elle avait été enceinte comme la belle brune aux lourdes tresses, qu'elle avait aussi allaité des enfants comme cette femme un peu plus âgée qui semblait diriger le groupe, avec son dernier-né sur la hanche. Elle voulut en savoir plus sur les hommes avec qui elles vivaient, leurs pères, leurs frères, leurs compagnons, mais elle se tut, étreinte par une soudaine angoisse.

De retour à la cabane, ses pensées envahissaient son esprit à tel point qu'elle fut incapable de ranger correctement son chargement de peaux lavées. Son compagnon, qui l'observait depuis son retour le lui fit remarquer, avant de partir chasser. Il resta absent plusieurs jours, comme cela lui arrivait souvent, mais elle eut l'impression qu'il la fuyait.

À son retour, elle lui avait demandé de l'aider à retrouver son passé. Il lui avait proposé alors de la conduire jusqu'au sanctuaire des Nymphes. Pendant plusieurs semaines, elle avait travaillé à confectionner la couverture exigée pour la consultation, semaines qu'elle avait passées dans une bizarre solitude, s'interrogeant sur ce qui l'unissait à cet homme sauvage, si étrange aux yeux des autres – elle se souvenait avec inquiétude des propos tenus par les femmes au bord de l'eau – encore plus que sur son passé. Ce passé, elle le sentait trop lointain pour pouvoir le rechercher sans l'aide des déesses.

Maintenant, à demi endormie près de la source dont lui parvenait le murmure assourdi, une sorte d'incantation ou de prière était née au fond de sa conscience. Elle avait donné un nom secret à son compagnon qu'elle n'appelait pourtant jamais à haute voix. Mais son cerveau en avait besoin pour fixer sa pensée galopante sur un mot de sa langue à elle.

" Kaï, toi qui es là, près de moi, si proche et pourtant tellement inaccessible, constamment égal à toi-même derrière ta cuirasse, face à moi qui suis toujours aussi déroutée par tes contradictions. Il est des moments privilégiés où rien ne semble exister pour toi, à part moi, et puis d'autres où tu t'enfermes dans une attitude distante, agressive parfois. J'attends de savoir ce que je suis pour toi. Que tu existes, justifie mon existence. Sans toi, je ne serai plus et tout serait simple, mais tu m'as appris à vivre. Je ne peux imaginer l'avenir sans toi. Et j'ai peur, immensément peur, que tu me demandes de rejoindre les miens puisque nous ne sommes pas nés dans le même monde. Pourtant je suis fondamentalement confiante dans ce qu'ont décidé les déesses pour nous. "

Cette incantation, elle venait de la prononcer à haute voix dans le bois sacré.

Alors, il lui sembla que les chênes s'animaient : leurs feuilles bruissaient comme autant de bouches qui auraient parlé en même temps, leurs branches se tordaient comme autant de tentacules qui venaient la caresser et elle voyait leurs troncs se rapprocher d'elle. Elle n'était pas effrayée, tant ces formes végétales semblaient pleines de bienveillance à son égard. Puis les arbres s'écartèrent et elle aperçut trois femmes voilées s'avancer vers elle. Les tissus de couleur safran qui les enveloppaient des pieds à la tête chantaient comme si leurs fibres étaient frottées par une multitude d'archets. La symphonie divine emplissait l'espace entier et elle se sentit soulevée par ce son qui s'enflait brusquement.

Elle se revit soudain, jeune adolescente dans un petit hameau accroché à une pente abrupte. Au loin, brillaient les tresses sinueuses de la grande rivière coulant sur des millions de galets roulés et polis. Le soleil se couchait et embrasait les nuages du couchant. Autour d'elle, se lamentaient les pleureuses : on portait en terre le corps embaumé de son père, allongé sur un brancard couvert de fleurs champêtres. Elle-même, entourée de ses jeunes frères et sœurs, avançait au bras de sa mère, vêtue comme eux d'une longue tunique verte serrée à la taille par une tresse de paille qui reliait au brancard tous les proches de son père. Cette tresse allait être consumée, sur la fosse à peine rebouchée. La flamme qui s'était élevée alors brûlait encore ses prunelles.

C'était donc cela. Elle venait des montagnes de l'est, c'est pour cela qu'elle se levait parfois bien avant l'aube pour aller contempler le paysage depuis le sommet de la haute colline. Elle ne comprenait pas alors cette fascination, face au soleil levant, pour la ligne sombre et sinueuse des crêtes.

Sa vision allait très vite. Elle était maintenant avec un nouveau-né accroché à son sein pendant qu'elle donnait la main à une petite fille aux longs cheveux noirs, ses enfants … Mais leur père, où était-il donc ? Elle revit les traits de l'homme en noir, venu passer une nuit de tempête dans sa cabane, dans leur cabane. Mais non, ce n'était qu'une simple impression, provoquée par l'émoi qui s'était emparé d'elle quand il l'avait approchée. Le père de ses enfants était un paisible berger qui approchait maintenant, plein de bienveillance avec ses chiens et ses brebis.

D'un coup, tout bascula. Elle revit avec horreur la troupe hurlante mettant le feu au hameau, massacrant les hommes qui tentaient vainement de s'opposer à leur passage et emmenant femmes et enfants. Elle revit la longue marche vers le nord, la maladie qui avait frappé le groupe, ne laissant en vie qu'elle-même et trois des hommes à l'origine du raid, leur arrivée dans un immense marché, au bord d'une rivière encaissée aux eaux grises et tumultueuses. Ils l'avaient vendue pour une somme dérisoire à un marchand qui l'avait nourrie de force pendant plusieurs semaines. Un beau jour, l'acheteur espéré s'étant présenté, elle avait été emmenée sur un bateau. À la faveur de la nuit, elle s'était échappée lors d'une escale, en amont du défilé du fleuve. Elle avait marché aussi loin qu'elle avait pu et elle se revit, poussant un cri d'effroi lorsqu'elle avait basculé dans le vide, en cherchant l'issue de la plate-forme en cul-de-sac sur laquelle elle avait abouti.

Bien sûr, la suite, elle la connaissait. Elle avait donc vécu une vie antérieure. Elle avait connu la mort de tous les siens, avant celle de ses sens et de sa mémoire. Elle était maintenant debout dans le bois sacré, tremblante devant la vérité révélée par les déesses : elle savait enfin qu'elle n'avait plus rien à attendre de son passé et qu'il lui fallait construire son avenir.

Elle laissa tomber la pièce de laine et s'en alla au hasard entre les troncs jusqu'au bassin de la fontaine. Elle devait se purifier de tous ces souvenirs de mort, maintenant, en laissant couler l'eau froide de la cascade sur ses épaules et ses cheveux. Elle replia soigneusement la tunique de peaux usées qu'elle portait en arrivant, la glissa dans une anfractuosité du rocher où d'autres vêtement attendaient là, servant de nids aux bestioles respectées par les visiteurs de ces lieux. Elle sortit d'un sac léger, une longue robe à plis de couleur rouge sombre et la suspendit à une branche du saule qui se penchait vers le bassin. Elle entra dans l'eau et l'étrange symphonie retentit à nouveau. Les trois Nymphes étaient là, frottant doucement ses cicatrices pour les faire disparaître et prononçant d'une voix irréelle : « la vie est plus forte que la mort ». Les déesses l'aidèrent à revêtir sa robe, glissant des fleurs dans ses cheveux et en nouant les rubans de sa robe autour de sa taille.

Brusquement, elle se trouva seule au bord de la fontaine, un rayon de soleil perçant timidement à travers les frondaisons, faisant miroiter sa surface. Elle était libre maintenant. Kaï l'avait laissée la veille au soir et elle savait qu'il ne viendrait pas la chercher. Elle s'éloigna du sanctuaire secret et monta sur la falaise qui le dominait pour voir le ciel.

Elle comprenait maintenant toute la réserve de Kaï vis-à-vis d'elle pendant tout le temps qu'elle avait passé chez lui. Elle venait d'un autre monde, elle avait été mariée et elle avait eu des enfants. Et cela, il l'avait compris, bien sûr, même alors que ces souvenirs ne l'atteignaient pas, elle. Il devait savoir aussi ce qu'elle avait subi des hommes entre les mains desquels elle était tombée. Et elle mesurait l'immense générosité de cet homme que les autres considéraient comme un animal dénué de pensée, puisqu'il ne parlait que par gestes.

Maintenant elle était sûre que rien, ni personne d'autre que lui ne la retenait sur cette terre. Mais, comment arriver à le convaincre qu'elle était libre de le choisir comme compagnon de sa vie et qu'elle ne le ferait, ni par devoir pour le remercier de ce qu'il avait fait pour elle, ni par peur de s'établir dans une nouvelle vie au milieu des gens de sa race ? Elle l'aimait, elle en était sûre maintenant, et souhaitait ardemment le retrouver.

Elle se mit en route : quelques heures de marche lui suffiraient pour rejoindre la cabane ; elle y arriverait probablement bien avant le milieu de la journée.

Le soleil s'élevait maintenant dans une éblouissante clarté. Le ciel sans nuages, avait viré au bleu vif et la lumière dorée du matin rapprochait les reliefs du lointain. Elle marchait d'un pas régulier, libérée, ses pieds nus au contact de la poussière du chemin. Elle traversa un ruisseau à gué, puis remonta sur l'autre rive, âpre et rocailleuse. Il lui fallait remettre ses sandales, la roche étant trop coupante. Une ombre fugitive attira son regard : le jeune chevreuil qui s'était arrêté à quelques pas d'elle, surpris, fit volte face en bondissant. Elle sourit sereinement, aujourd'hui n'était pas jour de chasse pour elle, l'animal pouvait partir tranquille.

Le paysage lui était devenu familier et elle se réjouissait d'être là. Son existence passée, que la vision de la nuit lui avait fait ressurgir du plus profond d'elle, lui apparaissait comme une épreuve dont elle était sortie régénérée. Elle se sentait forte, prête à accomplir ce que le destin lui offrirait, même si elle avait senti que les déesses, en la parant pour le jour à venir, la préparaient pour d'autres épreuves.

Il lui fallait franchir un petit col qui s'ouvrait entre deux roches blanches, aux parois presque verticales. Elle avançait, la respiration légèrement haletante parce qu'elle n'avait pas ralenti son allure. Lorsqu'elle amorça la descente, elle entendit les cris, brefs et aigus, que lançait un immense rapace planant au-dessus d'elle. Un aigle royal qui cherchait une proie pour nourrir ses aiglons, se dit-elle, en cherchant des yeux le replat de rocher où le couple avait aménagé son aire. Tout d'un coup, l'oiseau se laissa tomber comme une pierre vers une prairie, puis remonta, un lièvre dans ses serres. Elle y vit un présage de réussite : la saison de chasse serait bonne…

Elle pouvait apercevoir les eaux du fleuve, bouillonnant au débouché du défilé qui avait favorisé sa fuite mais qui avait failli lui prendre la vie. Elle pressa le pas, puis entendit un martèlement de sabots. Se pourrait-il que Kaï lui ait envoyé son cheval ? Effectivement l'étalon arrivait et lorsqu'il la vit, poussa un hennissement joyeux. Elle sauta prestement sur son dos et se laissa conduire par l'animal jusqu'à la cabane.

À sa grande surprise, leur abri était vide. Elle entra inquiète, la plaque foyère était froide. Personne n'était encore revenu ici depuis leur départ, le jour d'avant. Elle rejoignit le cheval immobile sur la plate-forme extérieure qui encensait, l'air tranquille. Elle posa sa main sur ses narines frémissantes pour arrêter son balancement de tête, le fixa un instant et revint à l'intérieur pour lui chercher une poignée des graines dont il était friand. Un instant plus tard, l'étalon repartait au galop, non sans l'avoir remerciée, en soulevant ses cheveux pour souffler amicalement dans son cou.

Restée seule, elle s'agenouilla sur le sol de la cabane, ferma les yeux pour en respirer toutes les puissantes odeurs, afin de retrouver celle de Kaï. Le calme revint en elle, la tranquillité du cheval l'avait rassurée et puis elle était là, chez lui, chez elle, chez eux.

Elle sortit pour chercher du bois, l'agença sur le foyer, puis alluma le feu, choc du silex sur la pierre sidérale, étincelle sur l'amadou, son souffle. Les brindilles crépitèrent, et la flamme se propagea. Kaï saurait qu'elle était revenue … Il lui fallait maintenant chercher de l'eau à la source, ramasser quelques herbes pour parfumer la bouillie d'orge qu'elle allait préparer pour son retour.

Le temps passait, la solitude lui pesait. Cinq nuits qu'elle avait passées, seule, parfois réveillée par quelques hurlements de carnassier sauvage, loup ou renard en chasse solitaire ou en meute. Le chasseur allait-il revenir ? Elle songeait maintenant avec calme aux épisodes de sa vie antérieure. L'horreur était passée, elle en était sûre. Il lui fallait être confiante en l'avenir. Kaï était resté bien des fois absent, mais jamais si longtemps, c'était vrai.

Tout à coup, elle entendit résonner les sabots de l'étalon, au loin. Son cœur battait à tout rompre lorsqu'elle sortit pour l'attendre. Mais le cheval était libre de cavalier et il avait perdu la tranquillité qu'il montrait en la quittant, le jour où le ciel était si clair. Que s'était-il passé ? En fait, il venait la chercher. Emportant la musette pleine des onguents que le chasseur conservait en cas de besoin, elle le monta sans attendre.

Le cheval partit dans un galop souple. Nous allons loin, se dit-elle. Effectivement, le paysage changeait : ils étaient arrivés auprès des méandres que traçait le fleuve, bien en amont du défilé rocheux. Le sol était spongieux par endroits : le cheval couchait maintenant de grands roseaux sous sa masse. Ils arrivèrent auprès d'une plage de sable qui s'était formée autour d'un affleurement de rocher lissé par les eaux. Kaï gisait là, dépouillé de son arc de chasseur, une plaie sanglante au côté.

Lorsqu'elle se laissa glisser auprès de lui, l'homme ouvrit les yeux et sourit faiblement. Elle lui passa la main dans les cheveux, pour l'apaiser, puis commença à examiner sa blessure. Il avait certainement perdu beaucoup de sang mais il lui semblait que rien de vital n'était touché : son coeur battait régulièrement, son souffle était tranquille. Elle lui banda savamment le torse après avoir enduit les lèvres de la plaie d'un baume cicatrisant. Le chasseur ne laissait paraître aucune émotion ni ne semblait ressentir aucune douleur. Puis quand elle eut fini et qu'elle releva la tête pour lui sourire, elle comprit qu'il avait été victime d'une agression par une troupe malveillante qui l'avait simplement dépouillé de son gibier, après l'avoir blessé et laissé pour mort. Une fois revenu à lui, Kaï n'avait pu que se traîner derrière le rocher pour se mettre à l'abri, trop atteint pour se relever.

La jeune femme aida le chasseur à boire puis à se hisser sur le cheval. Le retour prit plusieurs heures. Ils arrivèrent enfin à la tombée de la nuit dans la cabane. Kaï était épuisé et se laissa conduire sans forces sur la couche de fourrures. La fièvre commençait à le gagner.

La fièvre le tint pendant plusieurs jours : le plus souvent, il dormait d'un sommeil profond, mais, de temps en temps, une toux violente lui arrachait des gémissements. Alors, la jeune femme vérifiait la cicatrisation de la plaie, craignant qu'elle ne se réouvre, le faisait boire quelque décoction de plantes, puis lui caressait les cheveux tendrement pour le calmer, sans obtenir aucune réaction.

Enfin, un beau jour d'été, Kaï sortit de sa torpeur et sembla se réveiller pour de bon. Lorsqu'elle revint de sa cueillette d'herbes sauvages, la jeune femme le trouva assis sur sa couche, la fixant d'un regard où brillaient enfin des étincelles de vie. Elle se blottit à ses pieds, cacha sa tête dans ses genoux et pleura longuement. Kaï n'avait pas besoin du son de sa voix pour comprendre ce que ces larmes signifiaient de libération et de joie. Il la prit dans ses bras et, pour la première fois, ils s'offrirent mutuellement leur amour, tout en douceur, avec des gestes lents. La vie leur souriait enfin : les Nymphes avaient mis fin à leurs épreuves.

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