L'ABSENT
emilio
L’ABSENT
Un simple message expédié par mon père m’apprit le décès de ma mère. En claquant la porte de chez eux des années plus tôt, je n’aurais jamais cru qu’ils puissent un jour mourir, tant la haine et le dégoût me les rendaient inhumains, et par là même immortels.
La maison était identique à ce qu’elle avait été dans le passé. Une grande demeure coquette située à Biarritz, près de la plage Marbella, avec son vaste jardin donnant sur la rue. A mieux y regarder, quelque chose avait changé pourtant : le mur d’enceinte, jadis si blanc, se craquelait et donnait l’impression de ne pas avoir été repeint depuis longtemps. Le portail de fer rouillait et les persiennes tombaient en ruine léchés par les vents de l‘Atlantique. A mieux y regarder, les camélias et autres arbustes décoratifs manquaient d’eau et se desséchaient au soleil accablant du mois de juillet. Mon père avait-il changé au point de laisser tomber l’entretien de son habitation ?... Lui qui passait le plus clair de son temps à vernir, poncer, décorer, afin de conserver toute sa valeur à son bien. “Tu comprends, mon garçon, disait-il, j’ai travaillé toute ma vie pour avoir le peu que j’ai et l’important c’est de préserver cet acquis ! On ne sait jamais, peut-être un jour seras-tu content de le retrouver... Tu sais, c’est pour toi que je fais tout ça...”
Je l’entends encore me proférer ses âneries, moi qui me moquait éperdument des héritages, de ces trucs que les vieux promettent à leurs enfants pour justifier les choix de leur existence. Je n’admettais pas qu’on puisse m’y associer. Je voulais simplement affirmer ma différence, et gueulais après lui, après sa médiocrité bien pensante... J’éprouvais une grande jouissance à voir pleurer ma mère entre nous deux, qui nous affrontions dans une sorte de combat de chefs... Je me régalais des colères de mon père lorsque je lui crachais au visage que je préférais mourir à vingt ans en vivant intensément, plutôt que de travailler dans un bureau huit heures par jour au même endroit pendant quarante ans, avec des boules de naphtaline dans mon costume usé plutôt que faire à mon tour un enfant à qui je raconterais les mêmes salades pour justifier la misère de mes ambitions...
Et le temps avait passé sans cicatriser mes blessures... Jusqu’à ce que je reçoive ce télégramme, que je prenne le train, et me retrouve bizarrement devant cette porte derrière laquelle ma mère m’attendait morte.
J’ai sonné et le frère de mon père a ouvert. Il m’a salué d’un signe, et m’a précédé dans le vestibule. Ses cheveux avaient blanchi, il se tenait moins droit qu’à mon souvenir, les épaules un peu penchées vers l’avant, le dos voûté. Dans le séjour, les proches s’étaient réunis et chuchotaient comme pour préserver le sommeil de la morte. J’ai levé la tête au pied des escaliers et j’ai revu mon père, en haut des marches, qui s‘essuyait les mains à l’aide d’ une serviette.
J’ai ressenti un choc terrible. Je ne savais pas si j’étais content de le voir. En tout cas, je repoussais cette idée. Il ne fallait pas que les circonstances modifient l’opinion que j’avais de lui. J’ai toujours détesté les effusions. Lorsque j’étais gamin, j’ai demandé à ma mère de ne plus venir m’embrasser dans mon lit, comme si j’étais un bébé. Depuis, on ne s’est plus jamais embrassé... et je n’ai pas le souvenir d’avoir un jour appelé ma mère “maman” ou mon père “papa” comme le font la plupart des autres enfants. Je trouvais ça si ridicule, ces manifestations de tendresse chez des gens qui vivent ensemble par la force des choses. Je n’ai jamais demandé à venir au monde, ni même à ce qu’on me prenne par la main pour traverser la rue. J’ai toujours été libre.
“Tu as reçu mon message?” Murmure le pater familias au-dessus de moi.
Comment serais-je ici si je ne l’avais pas reçu ? Sa question est tellement conventionnelle que j’ai envie de m’en retourner, quitter ces lieux nauséabonds où j’ai tant souffert, près de ces soi-disant parents qui ne me comprenaient pas, cherchant seulement à me faire penser comme eux.
“Elle est là ?”Demandai-je.
“Oui, tu peux monter...”
La lumière du jour ne filtrait pas par l’entrebâillement de la porte, et pour cause, les persiennes étaient fermées. Avant d’entrer, j’ai respiré l’odeur de fleurs fanées qu’on avait laissé croupir dans un vase.
Ma mère reposait sur le lit dans une robe gris bleu bien repassée, les deux mains jointes autour d’un chapelet, les yeux clos. Elle ne sentait plus l’eau de Cologne. Son visage était amaigri par rapport à mon souvenir. A cet instant, j’ai su que je ne la reverrais plus vivante. Elle ne pourrait plus s’interposer entre mon père et moi, “faire le tampon” comme elle disait.
Mon père est rentré lui aussi dans la chambre, leur chambre à coucher que je détestais parce qu’ils y vivaient leur intimité, parlaient de moi après toutes nos disputes, sans que je puisse entendre ce qu’ils complotaient... J’ai pris une chaise et je me suis assis. Dans mon dos, je sentis la présence de mon père. On était tous les trois réunis.
“On lui a fait sa toilette” murmura-t-il
“Tu lui as fermé les yeux ?...”
“oui.”
J’ai perçu un sanglot dans sa voix, mais je ne me suis pas retourné. Je me suis seulement forcé à regarder ma mère. J’ai soufflé. J’ai respiré. Je l’ai regardée encore.
Je n’ai pas voulu ça... Je les souhaitais juste loin de moi... Pourquoi est-ce que je me sens si mal devant ma mère qui est morte, qui n’aura plus les yeux ouverts, qui ne me dira plus jamais : “t’en fais pas... Ton père est bourru, il n’entend rien aux problèmes des jeunes... Ca va lui passer... Lui aussi, il a eu ton âge...”
Et je ne l’enverrai plus jamais promener, je ne lui dirai plus : “qui se ressemble s’assemble ! Vous êtes pareils tous les deux! Tu fais celle qui me comprend, mais tu ne me comprendras jamais !”
Lorsque mon père a posé en traître sa main sur mon épaule, j’ai eu envie de me rebiffer pour lui rappeler que je ne voulais pas d’effusion, mais je n’ai pas pu...
Des larmes remontaient le cours de mon enfance jusqu‘à mes yeux d‘adulte.
Je me suis levé, et il m’a tendu un mouchoir. J’ai nettoyé les traces de ma faiblesse sur ma peau rougie, et me suis rendu compte qu’une photo de moi trônait sur la table de chevet. Sur le mur, j’étais également représenté en premier communiant dans un cadre en bois. On avait conservé mon image partout comme une icône, un être rêvé qu‘on tient par-dessus tout à garder présent...
Je suis sorti de la chambre. J’avais mal au ventre. Je n’aurais pas cru que ce serait si dur, pas cru que les ruines de mon passé étaient encore debout.
Je suis descendu auprès des autres qui évoquaient ma mère comme si elle était encore de ce monde. Lorsque ma tante m’a demandé ce que je faisais dans la vie, mon père a dit d’une voix autoritaire “laissez le tranquille !”.
J’ai voulu ouvrir la bouche, expliquer que j’avais repris mes études pour devenir médecin, mais il a de nouveau posé sa main sur mon épaule, et rajouté : “ça n’a plus d’importance... Tu mènes ta vie comme tu l’entends... Personne ne te demandera rien... “
Mais pourquoi était-il si différent maintenant ? Pourquoi ne voulait-il plus me dicter ma conduite ?
J’aurais tant aimé qu’il m’agresse, ça aurait justifié mon absence, ma si longue absence pendant toutes ces années ! Ca aurait justifié la mort de ma mère sans moi à ses côtés ! Et toute cette souffrance de part et d’autre !
Ou bien était-ce moi qui avait changé...
Le temps qui passe permet-il aux êtres de se rejoindre ?... Le temps qui passe permet-il à un fils de comprendre son père ?...
Et si ma mère n’était pas morte, aurais-je pu avoir envie de la serrer dans mes bras, de lui dire “je t’aime”?
Tu sais, je m’en veux d’être parti sans te dire où j’allais... Je m’en veux d’avoir à tout jamais disparu de ta vie, en te criant ma haine... Je voudrais maintenant que tu me bordes dans mon lit comme lorsque je t‘en laissais le droit... Je voudrais te dire où je vais quand je sors le soir, afin de te rassurer...
Si tu voulais bien m’appeler “ton fils”, je ferais l’effort de t’appeler “maman”.
“Ama”, je commence à ressentir ton absence, comme toi tu as ressenti la mienne.
Je sais que ça fait mal lorsqu‘on n’est plus là... Mais sait-on toujours tout, dans cette chienne de vie ?... Ou alors, on sait tout quand c’est trop tard, que les feux sont éteints, les chagrins irréversibles.
Pardon...
A l’enterrement à l‘église Saint Martin, dans son éloge funèbre, l’archiprêtre a parlé “d’une femme qui avait consacré son existence à faire du bien, à choyer son mari et son fils, une femme empreinte de valeurs morales et spirituelles”. Toute la famille se tenait très digne.
Mon père a fermé les yeux pour revoir ma mère vivante avant qu’on aille la mettre au cimetière, avec les autres morts.
Après, on est tous rentrés à la maison. Les volets étaient toujours aussi délabrés, les vitres sales, pas faites depuis longtemps, le chemin était envahi de mauvais chiendent.
Alors, ils sont tous partis, et on est restés tous les deux, avec l’ombre de ma mère qui planait entre nous.
Et j’ai dit sans trop d’hésitation, comme pour me soulager du poids qui étreignait ma poitrine :
- Papa, si tu veux bien, je vais t’aider à arracher les mauvaises herbes...