LÂCHE-MOI LA GRAPPA

Isabelle Revenu

En ce temps reculés, je n'avais peur de rien. 

Quittant le giron maternel, j'avais trouvé un poste aux vendanges tardives, dans la plaine d'Alsace entre Turckheim et Ribeauvillé.

On m'avait octroyé une place de porteur.


Porteur, comme les chaises du même nom, sauf que là, ben c'était des grappes engivrées du petit matin lunaire qu'il fallait convoyer. Et pas question de flemmarder, de trouver une excuse proche du bidon ou quoi ou qu'est-ce. Fallait pas non plus oublier ses moufles peu pratiques mais je n'avais que ça.

C'est le patron en personne qui sonnait le clairon dès vingt-trois heures, histoire que l'air glacial achève de nous achever. Un café-chicorée plus tard, nous étions à pied d'oeuvre, la tête en skaï et les jambes en coton.

On commencait donc la seconde partie de notre journée de travail la nuit dans les vignes étiolées, les yeux planqués derrière nos paupières raides. 


Porteur !

Rat porteur ?

Ho toi là-bas, c'est ici que ça s'passe !

Bon t'arrives ou t'attends mon pied au cul ?

Hep père Noël, tu la vides ta hotte ou bien ?


Bref, je n'en menais pas large. Les grains craquants de gel collaient par leur surmaturité et si par quelque sortilège on avait envie de s'en foutre plein la lampe, vingt minutes après les bacchanales, fallait courir se cacher entre deux rangs de vigne, faire fissa, remonter ses culottes avec la hotte aux trois-quarts pleine sur le râble. Une vraie partie de plaisir. J'aime mieux être malade avec du Gewurtz qu'avec tout autre vin. Sauf le Pinot noir de Californie. 


On a du mal à s'imaginer la quantité édifiante de boulot que nécessite un soixante-quinze de bon vin. 

Oui parce que tous les vins ne sont pas des bons vins. Quand j'pense à la piquette étoilée que sirote Mimile au Vincennes ... Il boit ça comme du petit lait, un ballon poussant l'autre. Je ne l'ai jamais vu déglutir. Il ouvre grand la bouche, bascule d'un trait le pinard dans sa gorge déployée et avale. Un champion ! Beurk ...


Une fois, il a trouvé plus fort que lui. Un m'as-tu-vu de Toscane. Il l'a pris entre deux yeux et lui a dit :


- Manolo, tant que je serai vivant, c'est moi qui mènerai la danse. J'te parie une tournée d'apéro jusqu'à Noël que j'te bats à plate couture. On va jouer à la bouteille vide. Le premier de nous deux qui laisse à boire dans sa bouteille a perdu. 

J'ai joué une fois contre Mimile, au bourru. J'ai été malade durant deux jours. Une fois lancé, il ne trouve jamais la pédale de frein.

Manolo n'est pas Rital par hasard. Blessé dans sa fierté de mâle stupide, il a topé la paume de mon pote. Avec un air vicelard.


- Ma, Mimilé, si tou veux on la fait ta partie de bouteille vide. Jé n'ai pas peur mais c'est moi l'offensé dans l'histoire, c'est moi qui choisis les armes. Capito ?


Et Mimile accepta, juste pour pas perdre la face devant Manolo.


Manolo déboutonna sa chemise coquelicot à rayures-dandy, se mit en marcel, la grosse chaine plaquée-or avec la Sainte Vierge autour du cou. Il pria deux fois celle-ci pour remporter le cons-cours haut la main devant ce bougre de naze de francese à la grosse tête de kéké. Puis il embrassa longuement la médaille.


Mimile, assis en face de l'Italien bâti comme un cyclope, engoncé dans un pull à col roulé sans forme, l'estomac boudiné dans un jeans qui avait connu des jours meilleurs, suait déjà à grosses gouttes. Un reste d'apéro en digestion sans doute. 


- Paulo ? Amène quatre bouteilles de grappa. De celle qui arrache, pas de la pisse d'âne. Deux bouteilles pour moi et deux pour mon amico Mimilé. On va commencer léger, tranquille. Chi va piano va sano no ?


Ça tombait pile poil, Paulo avait ramené quatre litres de grappa du Trentin - de celle qui s'affine durant dix-huit longs mois en fût de chêne - l'été d'avant et personne n'avait voulu s'y risquer depuis. Faut avouer que c'était de la fortissimo. Parfois Paulo s'en servait pour décaper son comptoir, les jours de grande lessive, c'est dire.


On plaça une bougie à la droite de chaque belligérant, histoire de renforcer l'ambiance d'arène.

Pour tromper mon angoisse, je vapotais nerveusement. 


Paulo déboucha les deux premières bouteilles avec un geste solennel, Manolo et mon pote versèrent la grappa d'un trait d'un seul dans leur grande gueule grande ouverte de grands couillons.

C'est quand j'ai vu le teint de Mimile passer d'une belle couleur boudin cramoisi au blanc calque que j'ai fait ni une ni deux, j'ai soufflé les bougies et fait semblant de ne rien y voir en me cognant dans la table du duel. Les bouteilles choquées se sont retrouvées par terre, sur le carrelage tout propre du Vincennes. L'honneur de Mimile était sauf et son estomac aussi. 


Faute de munitions, le pari idiot resta lettre morte et Mimile vivant. C'est mieux ainsi. 

Qaund on joue au con, mieux vaut avoir la seconde place.

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    · Il y a plus de 10 ans ·
    2012 09 07 12.19.16   copie 92

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