L'adieu des Hommes, chapitre 0

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Chapitre 0.

4 Septembre 2112

Après quelques secousses légères, auxquelles ils n’étaient pas vraiment habitués, le module se stabilisa et acheva sa descente en soulevant un nuage de poussière orangée et étincelante. Les huit pieds du module touchèrent presque simultanément le sol. Il était pour l’instant impossible de distinguer quoique ce soit à l’extérieur. Tous avaient conscience de l’importance de l’instant qu’ils étaient en train de vivre, mais personne ne jugea nécessaire de commenter l’atterrissage. Le ronronnement des propulseurs se fit plus discret et les sangles de sécurité se déverrouillèrent.  Les passagers, nerveux, se mirent à l’aise, défaisant leur ceinture et se dégageant du cale nuque. Ils attendirent quelques minutes en silence, puis PIT, l’ordinateur de bord,  ouvrit la porte du module. 


« Le site d’atterrissage est sécurisé, je vous attends ici avec le module.  Je vous conseille d’emmener LEP avec vous. »


LEP sourit imperceptiblement. Elle ressemblait suffisamment à un être humain pour être accepté par les colons, mais pas assez pour que l’on puisse ignorer qu’il s’agissait d’un robot. Ses déplacements, ses gestes et son comportement semblaient naturels, tant ils imitaient à la perfection ceux des Humains. Sa voix douce inspirait la confiance et sa bonne humeur constante était appréciée de tous. PIT avait conduit une étude psychologique avant de lui attribuer ses traits féminins. Il avait également pris soin de ne pas la parer d’atours trop esthétiques, afin de ne susciter ni gène ni jalousie parmi les Humains.  Elle était le robot le plus utilisé par PIT, qui se faisait ainsi représenter lorsque les circonstances exigeaient une implication physique de sa part. De nombreux autres robots, pour la plupart non humanoïdes,  partageaient le quotidien de la colonie. Il eût  d’ailleurs été possible d’envoyer LEP seule pour cette mission et elle s’en serait affranchie plus rapidement et plus efficacement que l’entière délégation de la colonie. Mais les incroyables évènements qui s’étaient déroulés ces dernières années justifiaient probablement de tels déploiements.


La poussière se dissipait et retombait en spirales, offrant aux colons l’opportunité de saisir, au travers des vitres renforcées, quelques impressions furtives de la surface de la planète.  Des halos de lumière verte et diffuse apparaissaient par endroit, au travers des nuages de poussières ocrées. Les deux portes latérales s’ouvrirent et l’air pénétra dans le module. La peau et les yeux des membres de la mission s’ajustèrent automatiquement aux nouvelles conditions.  Les odeurs, inconnues pour la plupart, la lumière aveuglante et la brise qui parcourait le vaisseau  bouleversaient leur sens. LEP, qui calquait son comportement sur celui de ceux qu’elle accompagnait, resta assise. Elle connaissait déjà tout ce qu’on pouvait savoir de cet endroit et se contentait d'analyser les impressions des Humains. Elle anticipa le mouvement de sa voisine de droite et s’écarta pour lui libérer le passage. Impatiente, et négligeant les consignes de sécurité, Sama se précipita à l’extérieur. 


Elle resta figée, écrasée par le flot de sensations nouvelles qui l’assaillaient, aveuglée par la beauté resplendissante de ce qu’elle contemplait. Une émotion intense la submergea et elle fondit en larmes. La petite clairière de terre rouge où ils avaient atterri surplombait une dense forêt tropicale, magnifique et luxuriante, profonde et complexe. A la cime des arbres, les feuilles encore mouillées reflétaient les rayons ardents du Soleil et semblaient des vaguelettes dorées. Les couleurs éclatantes de la végétation éveillèrent en elle un sentiment de bien-être intense. L’inconcevable enchevêtrement de toutes ces formes vivantes contrastait avec les paysages mornes et monotones auxquels elle était habituée depuis sa naissance. D’épaisses nappes de brouillard remontaient vers eux. Elle fit quelques pas sur la terre tiède, se baissa et caressa la feuille d’un arbuste à feuilles larges. Quelques gouttes d’eau roulèrent en perle et se perdirent dans les sillons de sa paume. 

Elle fut rejointe par Karl, qui ne lui adressa pas un mot et semblait plongé dans le même état d’ébahissement.  Il activa mentalement l’enregistrement de cette scène, de peur que sa mémoire ne puisse en retenir tous les détails. Il oublia tout ce qui avait motivé leur voyage. Le sort de la mission précédente avait momentanément perdu toute importance.


Tous deux demeurèrent quelques minutes à contempler la masse mouvante des cimes sous le vent, à scruter les traces blanches et fluides dans le ciel bleu et à respirer l’air. Cet air, humide et chaud, chargé de senteurs qu’ils respiraient pour la première fois.  Ils prenaient le temps de tout ressentir. Ils admiraient la planète. Cette planète dont la beauté indescriptible les rendait muets et incapables du moindre geste. Cette Terre dont ils ignoraient tout et que leurs ancêtres avaient quittée il y a plus de 70 ans.

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