L'affaire Josse
Eva Scardapelle
L'homme en blanc entra dans la salle de contrôle. Il se plaça derrière la console aux multiples diodes lumineuses. Son regard se fixa sur l'écran immense dédié à La Quarantaine, les salles A, B et C.
— Quand sont-ils arrivés, ces deux-là ?
— Bonjour Monsieur, vous voulez dire, l'enfant et sa mère ?
— Cela fait quatre semaines. Le transfert au niveau 2 est imminent. Voulez-vous que j'affiche le compte à rebours ?
— Oui, allez-y.
Les chiffres s'affichèrent dans un coin de l'écran. Il restait 2 h12 avant le transfert des matricules A7108161 et A7108162, des salles de Quarantaine vers le niveau 2, leur résidence définitive.
— Vous avez les effectifs du niveau 2 ? Il me semble qu'ils continuent leur ascension.
— Oui Monsieur, fit l'agent, en affichant sur son écran les statistiques encore fraîches de la matinée, d'un air peiné. Cela ne s'arrête plus. Les entrées sont de plus en plus fréquentes. De plus, les arrivées se font maintenant de toutes provenances : Europe, Amérique, Asie, Afrique, aucun continent ne semble épargné. C'est désolant. Quand vont-ils comprendre ?
— Hélas, jamais, mon cher ami, j'en ai peur. Et je crains qu'il nous faille aménager une autre annexe au Ruban pour compléter le niveau 2. Nous évoquerons le sujet au prochain Conseil. Nous risquons d'y passer un moment. Que voulez-vous, c'est notre mission, nos locataires du niveau 2 doivent être bien installés, ils ont déjà tellement subi là-bas.
L'enfant, âgé de 10 ans environ, se dirigea d'un pas hésitant vers les tableaux lumineux brillants comme des miroirs. Il regarda le code binaire défilant à grande vitesse. Il avait eu du mal à s'y faire, mais maintenant il savait déchiffrer les titres des recueils. Il y en avait des milliers. Ils appartenaient tous au même genre littéraire : « Les histoires d'ici et d'ailleurs ». Il avait été surpris, avait questionné sa mère à ce sujet, cependant, elle n'avait pas eu d'explications. Il aurait pourtant souhaité lire des histoires comiques ou des bandes dessinées comme avant.
Il adorait prendre son temps pour choisir, ne se fiant qu'aux titres puisque les codes ne délivraient aucun résumé. Il resta posté un certain temps. Ses yeux se fixèrent sur un des nombres. Celui-là le tentait bien. Avant même qu'il n'appuie sur le bouton rouge comme il en avait l'habitude, le téléchargement démarra.
Le mécanisme se mit en branle et la tablette sortit verticalement de son rangement. Un bip alerta le garçonnet qu'elle pouvait être retirée. Il la saisit avec précaution comme s'il se munissait d'un trésor puis se dirigea vers la porte. Les pièces aux murs blancs étaient en enfilade les unes à la suite des autres, comme dans un couloir large et sans fin. Les tableaux lumineux constituaient leurs seuls ornements. Au plafond des diodes noires et rouges, de tailles différentes, clignotaient à intervalles réguliers. Serrée contre son cœur, la tablette représentait un moment de joie et d'émotion, une brèche dans un processus d'habitudes et de rituels partagés par tous.
L'enfant entra dans la dernière pièce et y aperçut sa mère. Elle était assise, elle attendait, le regard perdu, l'air apaisé comme tous ceux qui partageaient cette partie du Ruban. Quand elle vit son fils, un sourire illumina son visage.
— Qu'as-tu déniché cette fois-ci ?
— Tiens voilà maman, dit le garçon en lui tendant la tablette. Tu me la racontes, dis ? Tu veux bien ?
— Oui bien sûr, mais tu sais, tu vas bientôt lire par toi-même. Le Code ne t'est plus inconnu, tu commences à bien te débrouiller à ce que je vois...»
L'enfant vint se blottir contre sa mère et passa son bras sous le sien, la tête contre épaule.
— Oui, je sais, mais tu racontes si bien, je veux encore t'écouter.
La mère regarda le haut de la tablette et les chiffres commencèrent à défiler. Elle entama d'une voix calme la lecture de l'histoire :
L'affaire Josse
À l'intersection de la route de Trébeurden et de Pleumeur-bodou, on pouvait trouver l'exploitation fermière des Josse. La ferme était une référence pour l'élevage de bovins dans toute la région. Le père Josse, Jabil, était à l'origine de sa renommée. Il n'avait que 13 ans quand le médecin de famille lui avait appris la mort accidentelle de ses parents, un matin de printemps, au retour de la grande foire de Lannion.
Il était alors devenu le malheureux héritier d'une maisonnette de deux pièces et avait pour toute fortune deux cochons, dix poules et huit lapins. Rusé, habile et persuasif, il avait réussi à se faire embaucher comme garçon de ferme chez les plus riches exploitants de la région, les Lescot. La mère Lescot avait eu quatre filles au grand désespoir de son mari, et ce dernier avait trouvé en Jabil un fils adoptif inattendu. Ayant acquis la confiance du père, il s'attela à hériter de la fille aînée des Lescot, Marie. Le père Lescot fut ravi d'y voir là la pérennité familiale de son affaire et les noces furent célébrées une belle journée d'été.
De cette jeune union sont nés deux garçons puis deux filles. Joeffrey était l'aîné des enfants Josse. Né de la passion conjugale des premiers mois, le petit avait été choyé par sa mère à qui il ressemblait beaucoup. Il n'était pas très grand. Des cheveux châtain clair bouclés encadraient son visage poupin. Ses yeux, d'un curieux mélange de marron et de vert, pétillaient en permanence. Le petit garçon était d'une intelligence rare et d'une grande gentillesse. Un an et demi plus tard naquit son frère Jasper. À l'inverse de son frère, ce dernier se mua vite en un petit démon bagarreur. Marie, la mère des deux enfants rencontra des difficultés et, lasse, afficha une préférence un peu trop marquée en faveur du premier bambin.
Les deux garçons firent leurs études au même endroit, mais le plus âgé semblait beaucoup plus doué que son cadet. Il fut donc le seul à poursuivre à la Grande Ecole à Lannion. Le départ de ce dernier à 15 ans fut un déchirement pour Marie, qui, malgré son occupation avec les jumelles, peinait à dissimuler sa tristesse.
Jasper resta seul à la ferme et reprit petit à petit la direction de l'exploitation. Quand Joeffrey rentrait de ses études de médecine, une fois par trimestre, il s'arrangeait pour être absent. Il ne supportait pas de voir sa mère s'émerveiller auprès de son aîné parti à la ville. Ce n'était d'ailleurs plus que les seules fois où il la voyait sourire, rire et tenir des conversations. Avec Jasper, elle s'en tenait à des « oui », « bien », « tu as raison » tout en restant attentive à son ouvrage. Jeune patron, il était réputé pour sa poigne de fer. Dans tout le pays, il se disait que le personnel marchait à la baguette à l'exploitation Josse. Et l'expression semblait devoir être prise au premier degré…
Joffrey se maria avec une étudiante rencontrée durant sa dernière année d'études, issue de la haute société de Lannion, Lilas-Clarisse de La Pertière. Une certaine tendresse s'était petit à petit installée entre eux, cependant la vraie raison de leur union résidait, pour le père de Lilas, dans l'espoir de voir l'étudiant en médecine reprendre sa clientèle. Cette perspective lui permettait de préparer sa retraite sereinement.
Quand...
La mère arrêta brusquement sa lecture. Son fils se serra plus fort contre elle. Des bruits violents provenaient du plafond. Tout l'édifice tremblait sous les coups ébranlant les étages. Comme si de grosses bêtes lâchaient toute leur haine contre les cages qui les retenaient prisonnières. Ces incidents se produisaient plusieurs fois par jour et effrayaient les occupants du 2e étage. Nul ne semblait en connaître les raisons .
Elle attendit quelques minutes puis, quand le calme revint, elle reprit :
Quand Jasper fit la connaissance de Lilas, il se moqua de cette union ridicule avec la bourgeoisie locale. Il vociféra que cette « bonne femme de la haute le pantouflerait à tout jamais », « que son cul à elle péterait dans la dentelle tandis que les mains de son frère soigneraient les culs terreux sans le sou ». Un « tais-toi donc un peu » de sa mère l'avait arrêté dans ses élucubrations. Comme à son habitude, il avait déguerpi et n'était rentré qu'à la nuit. « Sûrement à courir les gueuses » avait argumenté Marie devant l'air las de son mari.
Huit années se passèrent sans que le couple ne donne à Marie de petit-fils, au désespoir de cette dernière n'ayant même plus les jumelles à pouponner. Dans le même temps Jasper, qui allait bientôt sur ses 35 ans, épousa Blanche, une fille de cultivateurs. Il lui fallait une « fille de la terre » comme il disait pour le seconder, n'ayant pas peur des bêtes, hardie, courageuse, et pas stupide et écervelée comme « ces nymphettes de la ville ». Il avait précipité l'union de peur que la jeune femme de 13 ans sa cadette ne trouvât d'autres poches plus garnies que les siennes.
Les noces se déroulèrent à la ferme familiale le 1er samedi de juin. Le banquet avait réuni tous les principaux agriculteurs du coin, qui ne pouvaient plus compter sans la puissance des Josse. Attablés et goûtant à tout, ils riaient de bon cœur aux blagues légères du maître de maison, de crainte d'être évincés des discussions plus sérieuses qui auraient lieu en fin d'après-midi sous les tonnelles.
Joeffrey arriva avec son épouse juste avant le déjeuner. La période était chargée en rhumes des foins et autres allergies touchant principalement les enfants. En ce samedi matin, il avait dû visiter ses petits malades.
Accompagné de sa femme, il semblait engoncé dans un costume, trop sombre pour l'occasion, que celle-ci épousseta du revers de la main. Il s'avança vers sa mère et la serra dans ses bras, tout en s'excusant de son absence à la messe. Son visage s'illumina alors. Cette dernière l'emmena vers le jardin où une grande table en u avait été dressée pour l'occasion.
C'est à ce moment-là que la vie du jeune médecin bascula.
Quand il parvint au niveau de son frère, levant son verre et clamant ses vœux, il sut que sa vie ne serait plus jamais la même. Jasper, hilare, lui présenta sa jeune épousée.
Le temps sembla s'arrêter.
Les bouches s'ouvraient, mâchaient, buvaient, riaient, mais aucun son ne semblait en sortir. Blanche se leva et tendit sa main à Lilas, puis à Joeffrey. Son regard bleu croisa celui de cet homme, passionné par son travail mais résigné à une vie de couple réglée et sans passion. Une sensation inconnue le parcourut. Prenant naissance dans sa gorge, douloureuse, elle accéléra les battements de son cœur et vint heurter à toute vitesse son bas-ventre. Ce fut si violent que la tête lui tourna. Il entendit à peine Lilas, lui demander si tout allait bien.
Blanche ne put détacher son regard du visage blafard du médecin. Ses lèvres entrouvertes auraient voulu formuler des mots qu'elle avait jusqu'alors parfaitement su distribuer à la cohorte d'invités. Mais il n'en fut rien. Chacun regagna sa place et le banquet se poursuivit en musique dans la bonne humeur, exacerbée par l'alcool qui enflammait les corps et les cœurs.
À aucun moment ce jour-là, le regard de Blanche ne croisa celui du médecin, qui, durant toute l'après-midi, se tint raide sur sa chaise, ponctuant de temps en temps la conversation avec les convives.
Cette journée avait changé à tout jamais les habitudes de ce dernier. Marie fut surprise de le voir arriver tous les dimanches, sa sacoche à la main, prétextant quelques malades dans le patelin. Il déjeunait alors en compagnie de Marie et de Blanche. Jasper était absent, toujours aussi infidèle aux repas familiaux. Entre autres.
Après chaque repas, Blanche et Joffrey allaient se promener dans les champs. Marie les regardait s'éloigner sans en avoir l'air, mitigée, heureuse de voir son fils enjoué comme quand il était petit, mais inquiète de la tournure que prenaient les événements. Le manège dura ainsi presque une année, quand, Blanche, un dimanche ensoleillé d'été, prit la main de Joeffrey dans la sienne. Tout alla ensuite très vite. La passion était là. Elle accaparait les cœurs et les âmes des deux amants, les rendaient chaque dimanche soir, comblés, vidés et nostalgiques, à une vie étriquée dans laquelle ils s'étaient peut être engouffrés un peu trop vite.
Pourtant, un dimanche, l'aîné de la famille Josse ne vint pas. Blanche et Marie attendirent puis s'attablèrent à 13 h. Marie n'eut aucune nouvelle de son fils cette après-midi-là. Blanche non plus.
La semaine passée, les deux amoureux avaient décidé de rompre avec leurs vies respectives. Ils avaient choisi d'enflammer la leur, cette vie dont ils avaient tant de fois rêvé. Ils avaient décidé de célébrer cette communion qui était une évidence et contre laquelle ils n'avaient pu lutter à l'instant même où leurs yeux s'étaient croisés. Blanche était désemparée, et en tout début de soirée, son désarroi laissa place à l'inquiétude. Joeffrey n'avait pas pointé le bout de son nez, même en fin d'après-midi, en admettant que sa tournée de malades dominicale l'ait tant accaparé.
Elle alla se coucher auprès de Jasper. Tandis que ce dernier ronflait, ses pleurs se répandirent sur l'oreiller jusque très tard dans la nuit.
La maisonnée fut réveillée vers 4 h par de grands coups tambourinés à la porte. Jasper sauta du lit et attrapa le fusil posé contre la seule chaise de la chambre. Il rejoignit sur le palier Jabil et Marie, qui avaient enfilé en hâte leurs robes de chambre, l'air affolé.
Fusil en main, Jasper ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec les gendarmes. Le capitaine Le Pennec dévisagea Marie et Jabil, l'air grave :
— Marie, Jabil, je dois vous parler.
— Entrez capitaine, fit Jabil en écartant son fils qui baissa l'arme vers le sol.
Le capitaine Le Pennac posa son képi sur la grande table de la cuisine. Il se tourna vers les parents et annonça d'une voix monocorde :
— J'ai…j'ai une terrible nouvelle. Votre fils, Joeffrey a été retrouvé mort vers 23 h hier soir. C'est le père Camille, qui avait son champ à moissonner cette nuit, qui nous a alertés. C'est à dix minutes de votre maison…
La mère s'interrompit. Elle avait chaud et l'histoire la rendait triste et mal à l'aise.
— Tout va bien Maman ? S'enquit le garçonnet.
— Oui, ça va aller, ne sois pas inquiet.
Tenant plus fermement la tablette, elle reprit :
Marie s'évanouit sur-le-champ. Jabil la rattrapa avant que sa tête ne heurte le sol et s'effondra avec elle. Un autre bruit sourd se fit entendre dans l'escalier. Blanche s'était écroulée tout en bas et restait inconsciente sur le sol carrelé, sa chemise de nuit blanche étalée tout autour d'elle.
Jasper demanda d'une voix ferme :
— Que s'est-il passé ?
— Il semblerait qu'il ait été assassiné. Son corps a été retrouvé…roué de coups, articula difficilement Le Pennec. C'est…C'est pas beau à voir. Il va falloir venir l'identifier. On a retrouvé sa sacoche à une trentaine de mètres. Selon les premiers éléments, il aurait été surpris par-derrière par son assaillant…qui manifestement l'attendait. Voilà…bon, je vais vous laisser, je viens vous chercher tout à l'heure. Qui viendra à l'identification ? Vous, Jasper ?
— Oui. Je ne vois pas qui d'autre pourrait le faire…
Le capitaine Le Pennec prit congé, la tête basse :
— On retrouvera ce fumier Jasper, je vous le promets…On retrouvera cette bête sauvage…
Les jours qui suivirent furent un cauchemar. Marie et Blanche étaient incapables de se lever et le médecin les avait gavées de calmants. Lilas était retournée chez ses parents et n'avait pas souhaité revenir sur les terres des Josse. Elle ne les revit qu'à l'inhumation où Jabil et Jasper maintenaient leurs femmes respectives drapées de noir. Plus jamais un Josse ne revit Lilas à compter de ce triste jour.
L'enquête commença immédiatement. Des centaines de personnes furent interrogées, les alentours passés au peigne fin. On alla même questionner les malades dans leur lit. Mais rien ni personne n'apporta d'éléments déterminants. Blanche et Marie furent interrogées aussi, cependant ne dirent rien. Sans aucune concertation, elles ne parlèrent de cet amour caché que Blanche et Joffrey vivaient depuis plus d'un an. La nouvelle aurait anéanti Jabil et Jasper, et l'exploitation des Josse aurait été condamnée par les mauvaises langues. Elles s'étaient convaincues que ce crime crapuleux avait été commis par un individu, fou, de passage dans la région, qui s'en était pris au médecin, parce que tout simplement, ce jour-là, il avait voulu marcher en laissant sa voiture à 1km de la ferme.
Alors, à quoi bon tout raconter ?
Blanche apprit sa grossesse un mois et demi après l'inhumation de Joeffrey.
Huit mois plus tard naquit Francois, un beau bébé de 8 livres, qui remit de l'espoir dans le cœur de Blanche et un peu de joie dans la famille Josse. Ce fut le seul enfant du couple. Jasper se montrant agressif avec sa femme, cette dernière préférait le plus souvent la compagnie de Marie et Jabil aux tête-à-tête amoureux avec son mari.
L'enfance du petit se déroula sans problème majeur jusqu'à cette crise de fatigue qui le saisit à l'âge de 10 ans. Il dût rester alité une semaine et le médecin ordonna une prise de sang pour déterminer les causes de la maladie.
C'est Jasper Josse qui alla à la ville chercher les résultats. Il revint à la ferme blanc de rage. Il monta les escaliers quatre à quatre et se campa au bout du lit de l'enfant endormi. Blanche, s'attendant au pire quant au diagnostic, leva vers lui un regard apeuré.
— J'ai les résultats et le médecin m'a reçu. Il m'a expliqué. Il lui faut un donneur. Le problème, c'est que ni toi, ni moi, n'avons le même groupe sanguin que François. Comment expliques-tu ça Blanche Josse, hein ? Tu m'avais pourtant promis, sale garce ! cria Jasper. Il contourna le lit et s'approcha de sa femme et du petit garçon, l'air menaçant.
Tout à coup, le mécanisme du Ruban se mit en branle. C'était l'heure. Une rotation allait être effectuée et le passage vers le niveau 2 allait s'ouvrir pour laisser passer un ou plusieurs d'entre eux. Elle posa la tablette et serra son fils contre sa poitrine.
— Je n'aurais pas le temps d'achever l'histoire mon chéri. Je sais que tu es déçu, mais nous allons peut-être être appelés cette fois-ci.
Les diodes s'allumèrent et une voix résonna dans la salle A de La Quarantaine :
« Matricules A7108161 et A7108162, veuillez avancer vers l'ascenseur à droite du Ruban.»
La mère se leva d'un bond et prit son fils par la main.
— C'est nous qui sommes appelés, allons-y !
— Mais maman, où va-ton ?
— Je ne sais pas vraiment, mon trésor, mais nous devons nous y rendre.
Ils montèrent dans l'ascenseur. Le mécanisme de celui-ci, très silencieux, se mit en marche. La porte s'ouvrit sur le 2e niveau. La mère et l'enfant s'avancèrent. Une foule de personnes les regardaient sereines, un sourire aux lèvres. Un homme vint immédiatement à leur rencontre. Il posa son regard dans le bleu des yeux de la mère puis regarda l'enfant, ébahi.
La porte de l'ascenseur se referma derrière eux. La mère prit la main de l'homme et la porta à ses lèvres doucement.
Dans la salle de contrôle du Ruban l'agent suivant la scène sur la caméra, prit connaissance des indicateurs :
Transfert en cours…
A7108161 Blanche JOSSE, 33 ans, assassinée le 16 août 1971. Entrée au niveau 2 : le 16 septembre 1971
A7108162 François JOSSE, 10 ans, assassiné le 16 août 1971. Entrée au niveau 2 : le 16 septembre 1971
Transfert terminé…
— Sortez-moi la fiche de l'homme qui vient de rejoindre la mère et l'enfant, s'il vous plaît, je voudrais vérifier quelque chose, fit l'homme en blanc, posté derrière l'agent.
— Oui Monsieur, bien sûr
Le curseur clignota et l'écran afficha :
Identification en cours…
A6107020 Joeffrey JOSSE, 36 ans, assassiné le 2 juillet 1961. Entrée au niveau 2 : le 2 août 1961
Identification terminée…
L'homme en blanc se mit à rire.
— Cela marche à tous les coups.
L'agent se retourna :
— Pourquoi riez-vous ? Et que voulez-vous dire par là ?
— Voyez-vous, cher ami, on ne peut séparer ceux qui s'aiment. Même les assassins n'y parviennent pas. Si nos locataires arrivent ici, vides de tout souvenir, les liens se retissent ici au niveau 2, inexorablement, dans cet univers paisible qui devient leur demeure éternelle. Rien que pour voir cela, je ne changerais de mission pour rien au monde.
À nouveau, l'édifice fut ébranlé par des coups provenant du 3e niveau. Des hurlements terribles parvinrent aux oreilles des deux hommes.
L'homme en blanc se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il se retourna vers l'agent :
— Un jour, Jasper Josse fera son entrée au niveau 3, l'étage des assassins. Il paiera ici pour les trois crimes, pour lesquels il n'a pas été puni là-bas. Vous savez, les Hommes sont peut-être négligents dans leurs enquêtes et incapables parfois de mettre en place la sentence qu'il convient, mais nous, ici, sommes informés de tout et personne n'échappe au jugement du Grand Patron. Bonne soirée, cher ami, et reposez-vous bien. Demain, nous aurons sûrement d'autres arrivées, d'autres transferts, et d'autres crimes à faire payer.