L'âge bête
redstars
J'avais décidé de sécher les cours toute l'après midi.
De la physique. Rien que de la physique. Je hais la physique, les expériences, la prof, les cours, non, rien n'allait, je préférais aller m'étendre sur mon lit, tranquillement, vu que ni papa ni maman n'étaient ni ne seraient là.
Ils ne sont jamais là de toute façon, ni pour vérifier que je vais bien en cours, ni pour lire mes bulletins de notes où mes absences s'alignent à perte de vue. Maman est en voyage d'affaires à Londres pendant quelques jours, papa est au boulot, et moi j'en profite un maximum, étalée sur la couette en caressant le chat. D'habitude, je vais chez Laurie. Mais Laurie a la grippe. Et bon, des fois ça fait du bien d'être toute seule pour prendre du bon temps.
Enfin, ça, c'est ce que je croyais. Parce que dix minutes après que je sois rentrée, la porte de la maison s'est miraculeusement ouverte. Mon cœur s'est mis à battre un peu trop fort : et s'il s'agissait d'un cambrioleur, d'un voyou, d'un violeur, ou que sais-je encore ? Il n'en fallu pas plus pour que je me mette à transpirer comme en cours de sport.
Sur la pointe des pieds, j'ai quitté mon lit, marché à quatre pattes vers la porte de ma chambre légèrement entrouverte, juste ce qu'il fallait pour entendre ce qui se passait. A mon plus grand étonnement, c'était papa. J'ai reconnu sa voix tout de suite, je m'apprêtais à le rejoindre, suivie d'une excuse toute prête concernant mon inhabituelle présence, quand j'ai compris qu'il n'était pas seul. Des talons claquaient contre le carrelage, ainsi qu'une une voix féminine, grave mais mélodieuse.
Pas celle de maman, je me suis dit.
Pas celle de maman.
Tous deux se sont dirigés vers la cuisine, il y eut des tintements de verre. A mesure que les secondes s'écoulaient, mon cœur battait de plus en plus fort : non, ça ne pouvait pas être ça. Ce n'était qu'une amie, une collègue, pas une… non. Ça ne pouvait pas être ça.
Quelques minutes après avoir partagé un verre ou deux de je ne sais quel vin faisant la fierté de papa, ils sont entrés dans la chambre, puis la porte grinça légèrement. Là, s'en était sûr. Certain. Plus aucun doute. Ma maman était partie, papa en profitait pour la tromper, se baignant dans la lâcheté jusqu'au cou avec une midinette dont les talons s'alliaient sûrement à une minijupe de cuir et un rouge à lèvre couleur sang-de-bœuf !
J'aurais pu ne rien dire. Ou juste le dire à maman, mais elle ne m'aurait pas crue, papa aurait bien argumenté, et finalement tout le monde m'en aurait voulu.
Traîtresse aux yeux de papa.
Menteuse aux yeux de maman.
Et j'aurais gardé ce secret éternellement au fond de moi, comme un poison, un poison qui m'aurait dévorée.
Alors j'ai décidé d'employer les grands moyens. Je me suis approchée, j'ai regardé par la fente de la serrure, visiblement, ils ne comptaient pas réviser des dossiers : leurs vêtements jonchaient le sol et leurs rires me donnaient la migraine. La porte était à demie entrouverte. Je me positionnais alors de sorte de confirmer mon hypothèse. Je fus répugnée. Voir ainsi mon père se jeter sur cette femme, et cette femme gémir dans ses bras, s'en était trop pour moi, j'allais me réfugier au salon, complètement perdue, éberluée, choquée. Mon monde s'écroulait. Ma famille s'écroulait. Il me fallait un plan.
Et vite.
Une idée farfelue mais réalisable me traversa. Je pris une enveloppe, notais l'adresse du bureau de maman, griffonnais un rapide mot, puis m'emparais du principal témoin qui prouverait la vérité : leur vieil appareil photo datant presque d'avant la guerre : un Polaroid.
La haine envers mon père était montée d'un coup, comme un violent sentiment dominant tout mon être. J'imaginais déjà la suite : je partirais avec maman, et plus jamais on ne le reverrait. Parce que mon père ne l'était plus.
Tremblante, je m'approchais de la chambre.
Un coup de pied violent dans la porte.
Une prise.
Bang !
Pas le temps de réagir - après tout je ne suis pas censée être là - j'en profite pour m'enfuir de la maison sous les hurlements de mon ex-père.
Je cours, je cours, haletante, glisse la photo pleine d'immondices dans l'enveloppe sur le chemin et vais poster la lettre. C'est fait, j'ai ma preuve. Mais bon, il fallait bien que je rentre après cela. Peinée, la tête basse, j'ouvris la porte et me faufilais en direction de ma chambre. Sauf que mon père m'attendait au tournant.
« Tu n'aurais jamais, jamais dû faire ça »
Il m'attrapa par le bras et m'entraîna dans la chambre avec violence. Je me mis à hurler, il cala sa main sur ma bouche. La femme était encore là, en nuisette de soie rose, me fixant de ses pupilles arrogantes, ses longs cheveux bruns étalés sur l'oreiller. Je tentais de l'appeler à l'aide tandis que mon père m'entraînait dans la salle de bain, ivre de rage, incontrôlable, comme lorsqu'il buvait trop, comme lorsqu'il frappait maman, il y avait de cela encore trois ans... Il avait d'ailleurs certainement un peu trop bu ce jour là.
Je ne serais jamais rentrée à la maison si j'avais su ce qui se passerait derrière la porte de la salle de bain. Je n'aurais jamais pris cette photo si j'avais su qu'à l'instant même, maman dormait dans les bras de son patron, avec qui elle s'est remariée aujourd'hui.
Je n'ai pas même eu le courage de hurler lorsqu'il retira sa main de ma bouche. Tout ce qu'il me reste aujourd'hui n'est rien, je ne peux plus marcher ni me servir de mes bras.
Je n'ai plus de famille, et il serait mentir que de dire que je ne suis pas brisée dans tous les sens du terme.
Au fond, j'aurais préféré avoir des parents divorcés, voire pas de parents tout court. J'aurais dû quitter la maison pour toujours.
Mais voilà : je croyais bien faire...
J'en ai des frissons ! ; ( histoire terrible mais très bien écrite.
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
merci à toi :)
· Il y a plus de 8 ans ·redstars