L'agora

houria

     Il sentait bon cet air frais, un parfum de chênes et de pins que la montagne exhalait depuis l’averse de cette fin d’après-midi.  Il se propageait dans la ville entière, jusqu’aux chaumières les plus reculées, ranimant les êtres qui languissaient d’ennui et délivrant d’autres d’une torpeur contraignante.  Tonifiant, il prodiguait de la vigueur à mon corps endolori, chatouillait mes narines et exhumait même mes souvenirs enfouis.  Accoudé à la balustrade de ma fenêtre, je le respirais à pleins poumons, laissant planer mon regard sur la place Raymond Poincaré grouillante de monde en cette nuit d'été.  Peu de gens la connaissaient sous ce nom.  La plupart l’appelaient « la place » tout simplement, puisqu’il n’y avait pas une autre aussi vaste et si accueillante où se rencontrer, se divertir et s’enquérir des nouvelles de la cité.  Pourtant, elle avait bien un autre nom, aussi prestigieux que même un amnésique s’en souviendrait.  En effet, pour ceux qui se rappelaient la guerre, l’indépendance et des jours de liesse, l’idée de la renommer et d’élever une stèle à la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour la liberté  avait tellement réjoui les habitants qu’ils ont contribué à sa réalisation.  Au bout de cent cinquante jours de travaux ardus, de taille et de sculpture, le petit monument voyait enfin le jour.   Quand le maire de l’époque l’a dévoilé au public, le mot « martyrs » s’était affiché en lettres d’or sur tous ses contours.  Le discours solennel que le doyen de la ville a prononcé ce jour-là n’a pas laissé les gens indifférents, surtout lorsqu’il a énuméré les noms des leurs gravés à jamais sur le marbre blanc.  Rebaptisée depuis « place des martyrs », elle connaissait, à l’exemple de l’agora antique, l’affluence des grands jours où se nouaient liens d’amitié et relations conviviales. 

     Située au cœur de la ville où se croisaient des rues marchandes et trois avenues, elle était sans conteste l’espace public le plus fréquenté.  Ici, convergeaient chaque jour des centaines de personnes pour effectuer d’indispensables achats, rejoindre leur travail ou simplement prendre l’air et se promener.  On trouvait la mairie, la poste, une école, une mosquée, un hôtel, un marché couvert, un poste de police, deux salles de cinéma, des commerces de tous genres et une dizaine de cafés aux terrasses ombragées.  Il fut un temps où ces lieux n’étaient que bars et restaurants, abondants le long des boulevards et tout autour de la place.  Les pieds-noirs venaient nombreux, en famille ou entre amis, se divertir et se détendre, pendant que les rares autochtones, qui s'aventuraient ici, traversaient hâtivement l’esplanade sans se retourner.  Depuis, tout a changé.  Les salles de cinéma fermèrent leurs portes, les librairies se vidèrent, l’indigence gagna les cercles de pensées et les cafés où l’on servait d’infectes boissons fourmillent de gens désœuvrés.  Une culture féconde, fruit d'un siècle de colonisation féroce, s'épurait du brassage né des deux races.  Cependant, les vieilles bâtisses témoignaient encore de ce passé tumultueux.  De style colonial, elles conféraient à la ville un charme particulier, propre aux agglomérations apparues au milieu du siècle dernier.  Même, les aménagements opérés depuis n’ont pas altéré son cachet typique, bien que certains de ces édifices aient été démolis.  Ce fut le cas notamment de ce kiosque à musique où se rassemblaient jadis les anciens de la ville pour écouter la fanfare de la légion ou danser au bal du samedi soir.  Sa démolition avait marqué l’esprit des nouveaux arrivants qui virent dans l’art et les loisirs l’empreinte du colon.  Insensiblement, ils s’éloignèrent de tout ce qui s’apparentait à l’épanouissement de l’être ou de ce qui pouvait éveiller sa curiosité.  Même, les fêtes tribales et celles des saints de renommée furent abandonnées sous la pression d’obscurs exégètes.  « Bannissez ces pratiques païennes et n’adorez qu’Allah !  Ne cessaient-ils de les exhorter ? »  Pendant ce temps, à l'école comme au lycée, la langue d'Imru Al Qays supplantait celle de Voltaire, bouleversant habitudes et pédagogies.  Si les conditions de réussite d’une telle entreprise n’étaient pas réunies, les pourvoyeurs de l’idée, louable fut-elle, s’entêtaient tout de même à la mener jusqu’au bout.  Ils misaient leurs espérances sur l’apport des enseignants levantins qu’ils avaient recrutés massivement, sans mesurer les conséquences de leur choix sur l’avenir des nouvelles générations.  Et, pour afficher définitivement cette option, ils construisirent une tribune au lieu même du kiosque démoli où les officiels de passage venaient vanter les mérites de la révolution culturelle devant un public ébahi.  Tous les orateurs s’accordaient sur le même sujet, ciblaient un seul mot d’ordre : changer les mentalités et effacer les traces du colonisateur.  Si bien que des experts en bâtiment défissent l’église pierre par pierre, jusqu’à son toit et sa boiserie ; et, transportant le tout dans une ville du nord, ils édifièrent la maison d’un haut dignitaire.  Les esprits retors, à l’origine de ce sacrilège, s’en lavaient les mains.  N’avaient-ils pas supprimé, prétendaient-ils, un symbole maléfique aux yeux de la société ?  Même s’ils avaient exaucé les caprices d’un des leurs pour qu’il s’emparât des matériaux de qualité ?  Ces précurseurs d’un nouvel ordre, purificateurs d’âmes, ne trouvèrent pas mieux que d’ériger un centre culturel au même endroit.  L’intention en elle-même était fort généreuse pour une cité qui en était dépourvue.  Néanmoins, l’édifice était si obscur et si inapproprié que l'on se perdît dans ses labyrinthes.  Quant aux ouvrages que l'on pouvait y lire à loisir, provenant des invendus des expositions annuelles, ils n'éclairaient pas plus haut que la pénombre de sa salle de lecture.

     Perdue entre un océan de sable truffé d’alfa et les monts boisés de l’Atlas, notre cité a connu un été très chaud cette année.  La température, clémente d’habitude, a atteint des niveaux de mercure jamais égalés ; et, parallèlement, empiétant sur l’automne et le printemps, la saison perdurait plus que de raison.  Même, le vent du Sud, brûlant et chargé de poussières, soufflait plus fréquemment.  Sa tempête emportait feuilles mortes et pétales jaunis, et charriait des pluies de sables qui venaient tambouriner aux fenêtres et portes closes des maisons.  Comme si une faille des ténèbres s’était ouverte et que son haleine embrasait la région, dès sa survenance, les gens couraient se protéger.  Calfeutré chez moi pendant toute sa durée, je l’entendais se déchaîner en fureur et acharnement pendant que Houria, ma mère, troublée et privée d’air, allait et venait de la cuisine au salon.  Oppressée, elle ne cessait de se rafraîchir, buvant à la cruche qu’elle avait modelée de ses mains.  « Qu' Allah nous protège, me lança-t-elle entre deux gorgées, la respiration haletante et saccadée ! »  Irritée, elle finit même par s’en prendre à la société, maudissant ses tares et ses vices, et le clinquant superfétatoire de ses nouveaux riches.  « C’est la banalité du mal qui nous cause tant de maux, conclut-elle en obturant l’ajour sous la porte-fenêtre par où la poussière envahissait le salon ! »  Et, prenant place sur le divan, elle se retrancha derrière son visage flétri et ravagé de tourments, la cruche toujours à portée de mains.  Au bout d’un long moment où seule la tempête redoublait de férocité, elle me dit d’une voix frémissante, sans timbre.  « Vois-tu, même la source s’est tarie et les canalisations à sec se sont bouchées de dépôts calcaires ! »  Je ne l’ai jamais vue si préoccupée, elle, dont le regard clair m’enveloppait de tendresse comme si je fus constamment un enfant, se mua subitement en silence éloquent.  Persuadée de lire, à travers le bruissement des arbres, le chant plaintif du vent, l’ombre d’un nuage fuyant, les signes de bons ou mauvais augures, elle crut percevoir dans ces changements climatiques le prélude d’une calamité.  Elle n’avait pas tort ma mère, que les vicissitudes de la vie lui avaient apprise bien plus que tout ce que j’avais acquis comme connaissance au lycée.  Ses craintes étaient justifiées, autant par les caprices de la nature et l’absurdité des gens, que par les trois décennies d’injustice qu’ils continuaient d’endurer sans relever le gant ni redresser l’échine.      

Cen'est pas l'agora antique, mais une place conviviale ou se rencontreent les habitants d'une cité perdue au confins de l'Oranie.  C'est le passé et le présent réunis qui gravitent tout autour....

  • Je vous recommande "Crise d'Angoisse" , palpitant

    · Il y a presque 13 ans ·
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    houria

  • Le poids de l'histoire, celui du présent... et la nature humaine, éprouvée, qui dans le cadre de cette "agora", aimerait vivre enfin sereinement.
    Une lecture intéressante pour moi qui ne suis qu'une douce rêveuse.

    · Il y a presque 13 ans ·
    015

    carmen-p

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