L'aile du trépas...

gordie-lachance

Le vieux Caddy tourna les talons avec la lenteur d’un homme perclus de rhumatismes. Le révérend eut la soudaine conviction que s’il n’intervenait pas tout de suite, il perdait toute chance de réussir sa mission. La honte montait en lui, pourtant il se lança dans le mensonge, comme un homme saute par la fenêtre pour échapper à l’incendie.

− Sa femme est en ville, avec ses deux enfants ! Cria-t-il. Ils m’ont envoyé chercher le corps, pour qu’il repose avec ses ancêtres.

Caddy se figea sur place et lui adressa un regard éperdu. Il paraissait avoir mille ans. Autour de lui, la clairière desséchée ressemblait à un avant-poste de l’enfer.

− Si vous ne le faites pas pour nous, faites-le pour eux ! reprit le révérend.

− C’est pas un spectacle pour des gosses, dit-il à mi-voix. Et je vous parle pas de l’odeur... j’ai failli m’évanouir au moins dix fois.

« C’est gagné, pensa le révérend en se maudissant lui-même. Désormais, je ne cesserai plus de m’enfoncer, jusqu’à ce que j’aie touché le fond. »

− Ne vous en faites pas pour ça, dit-il en s’efforçant d’adoucir sa voix. Deux de mes fidèles attendent dans le bois avec un cercueil. C’est du bon matériel, tout ce qu’il y a de solide. Vous n’avez qu’à nous indiquer l’endroit où est le corps, nous nous occuperons du reste. Allez vous reposer, vous en avez déjà fait beaucoup...

− Pourquoi vous êtes pas venu seul, révérend ? Vous pensiez que l’vieux Caddy serait trop faible pour dire non, pas vrai... je sais pas c’que vous manigancez, mais quelque chose me dit qu’vous mentez ! Si ça se trouve, la femme et les gosses son même pas venus... si ça se trouve, vous travaillez même avec les Rouges…

Il releva le fusil avec effort et passa son avant-bras sous le canon, pour le soutenir. De profil, son corps paraissait plus maigre encore. Son dos était voûté, sa poitrine squelettique. Il devait faire ses cinquante, cinquante cinq kilos tout au plus, vêtements compris.

Pourtant, du fond de leurs orbites creuses, ses yeux reflétaient une lueur intense, que le révérend connaissait bien pour l’avoir vue jadis sur son propre visage. C’était la lueur de la vertu. A force d’économies et de privations, le vieux avait perdu l’essentiel de sa chair, mais il avait su garder cela, en plus d’une dose non négligeable de folie. S’il n’avait pas été paralysé par l’embouchure béante du fusil, le révérend se serait peut-être laissé aller à l’envier.

L’homme fit un mouvement d’épaule et le canon monta encore d’un cran, pointant sa gueule édentée droit sur lui. Le révérend sentit la peur le gagner de façon irrésistible, lui ôtant toute raison, le privant de tout sens moral. Les muscles de son dos se tendirent si fort qu’ils devinrent douloureux. Sa respiration resta suspendue. Il avait occulté jusqu’à la raison de sa présence dans cet endroit. Une seul chose lui importait désormais : survivre à tout prix.

Il considérait avec effarement le vieil homme qui le fixait en oscillant d’avant en arrière. Cette oscillation même lui semblait être une menace qui allait s’abattre sur lui pour l’anéantir. Il lutta quelques instants contre la panique, mais finalement elle devint si forte qu’il se laissa submerger.

− Hank ! Hurla-t-il d’une drôle de voix haut perchée. Aide-moi, je t‘en supplie, il va tirer !

Il entendit un froissement de feuillages et, immédiatement après, un coup de feu qui claquait quelque part. Une balle passa en sifflant près de sa tête. L’homme fit une drôle de pirouette et s’écrasa sur le dos, tenant toujours son fusil. Il resta immobile pendant quelques secondes puis se redressa en grimaçant. Du sang coulait de sa bouche.

« Il va riposter ! pensa le révérend qui sentait revenir sa lucidité, en même temps qu’une rage incroyable. Ce vieux salaud de Blanc va ramasser son fusil et me tirer comme un lapin. Comme un nègre. »

Il se baissa et arracha du sol une barre de fer à moitié ensevelie.

«  Pas question de le laisser faire, je serai sur sa base avant lui. J’aurais pu être joueur professionnel, c’est sûr, et j’ai encore la main... »

Il s’élança d’un mouvement souple et mesuré, en tenant fermement la barre des deux mains, à la manière d’une batte.

Ses pieds bondissaient avec assurance entre les nids-de-poule. Son corps répondait parfaitement à ce qu’il exigeait de lui. La peur s’était muée en énergie.

L’homme comprit ce qui allait se passer et ses yeux s’agrandirent. Il tenta désespérément de se relever. Ses jambes tremblaient et ses lèvres expulsaient une buée sanglante. Il tomba à genoux, puis essaya de nouveau, avec des gestes empreints de détresse.

Le révérend arriva rapidement à sa hauteur. Au dernier moment, il le contourna par la gauche et ralentit sensiblement. Quand il fut bien placé, il raidit ses bras et fit pivoter son bassin. La barre fila dans l’air en sifflant férocement.

Le vieux caddy avait renoncé à se lever. Il avait fermé les yeux et serrait le fusil contre sa poitrine.

«  Il prie ! Se dit le révérend dans un éclair. »

Il y eut un craquement et Caddy s’effondra, le crâne fracassé. Une drôle de matière blanchâtre commença à s’écouler en souillant ses cheveux. Le révérend s’arrêta un peu plus loin, ne le quittant pas du regard. La barre, qui paraissait douée d’une vie propre, vibrait toujours dans ses mains.

«  J’ai tué un homme ! J’ai tué un homme qui priait, avec cette... »

Il lança la barre au loin en poussant un cri de bête, puis promena un regard affolé autour de lui, espérant rencontrer un visage humain.

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