L'air adulte

laure-morganx

Un coup de foudre, une histoire d'amour sous fond d'adultère qui n'est peut-être pas seulement ça...

A la minute où elle l'aperçut, elle sut. Son cœur battit avec une telle intensité qu'il en aurait presque bondi hors de sa poitrine.

Pendant quelques secondes, elle n'entendit plus rien. Le bourdonnement des conversations s'était estompé. Seul retentissait le sourd battement de son sang dans ses veines. Les yeux rivés sur lui, elle demeurait comme pétrifiée. Il parlait, riait au sein d'un groupe de parfaits inconnus, elle ne voyait plus que lui.

Il dut se sentir observé car leurs regards se croisèrent et le temps fut suspendu. Ce ne fut que lorsqu'il se dirigea vers elle que l'usage de la parole lui revint.

Il la salua poliment et se présenta. Elle fit de même, la voix plus assurée qu'elle ne l'aurait cru. De but en blanc, il lui demanda la raison de cette attention particulière. « S'étaient-ils déjà vus quelque part ? Ou était-ce son physique avantageux qui lui avait tapé dans l'œil ? »

Elle sourit péniblement, impossible de réfléchir. Ses mains moites et tremblantes s'essuyaient frénétiquement sur sa robe. Une sorte de sueur froide l'envahit alors que la réponse dépassait le bout de ses lèvres. « Non, ils ne se connaissaient pas… C'était regrettable d'ailleurs. » S'en suivit une conversation anodine qui s'étendit des heures durant, pour se terminer dans l'intimité d'un parking. Telle fut leur rencontre.

De ceux qui la connaissaient, personne n'avait été dupe de l'événement de la soirée. Elle fut littéralement inondée de questions « - qui est-il , que fait-il ? »- et de commentaires sur son bon et mauvais goût en matière d'homme selon l'avis de chacun. Au final, tout le monde était plutôt heureux pour elle. Depuis le temps qu'elle était seule, aucun homme n'avait jamais trouvé grâce à ses yeux. Le coup de foudre relevait de l'inespéré.

Il l'avait appelée. Deux jours après. Selon ces propres mots, le souvenir de la soirée l'avait hanté. Cette jeune femme au regard noir, mais au sourire éclatant, l'intriguait au plus haut point. Jusqu'à présent il n'avait jamais trompé sa femme de façon réfléchie. C'était toujours une histoire d'opportunité, de pulsion incontrôlable, de besoin physique. C'était toujours suivi irrémédiablement par la culpabilité sourde et muette. Puis vint l'auto-excuse intemporelle de l'enfance et la faillibilité de l'homme. C'était différent avec elle. Elle lui donnait envie de penser différemment. Était-ce parce qu'il ne s'était rien passé durant cette fameuse soirée ? Seulement l'effleurement de ses lèvres sur sa joue ? Peut-être...

Ils s'étaient revus.

Elle s'était avancée avec une timidité mal dissimulée. On aurait dit une gosse. Elle ne savait pas s'il fallait serrer la main ou faire la bise. Il l'avait sentie se crisper, dans l'attente d'un possible rejet. Une abîmée de l'amour, maladroite, touchante et pourtant décidée.

D'instinct, il se croyait capable de savoir si une femme faisait bien l'amour. Tout se lisait dans l'attitude. Elle devait être surprenante !

Il pouvait lire sa tristesse enfouie sous le sourire à travers son regard masqué de mèches brunes. Une femme solitaire. Elle rêvait obscurément de prince charmant dans une réalité qui ne l'avait probablement pas épargnée. Sa sensualité ne laissait aucune place au doute. Elle parlait avec aisance mais refrénait sa gestuelle. En confiance, elle devait être de celles qui justement ne parlent pas. Elles gémissent, crient, et laissent leur corps s'exprimer.

Ce corps que peu d'hommes devaient avoir eu le loisir d'explorer. Il était menu, indemne des blessures de la maternité. Sa fausse juvénilité transparaissait au fond de ses yeux noirs à la fois innocents et interrogateurs. Un regard qu'il avait adoré immédiatement. Ses fantasmes devaient se trouver aux portes de la normalité et plus il y songeait, plus son obsession pour elle s'accroissait.

C'était nouveau pour lui. Tous ses désirs, ses envies dirigés vers une seule femme.

Il avait suffi de deux soirées pour qu'il se sente enfin capable, peut-être, de changer de vie. Avec elle, il serait comblé. Il ne ressentirait plus le besoin intransigeant d'aller voir ailleurs, plus de culpabilité de mal agir, de ne pas être comme les autres, père et mari comblé. Il pourrait devenir meilleur. Il avait fallu ce regard perdu, cette nuit là, pour que la vie soit belle… Il l'avait appelée encore une fois.

La première fois où ses lèvres touchèrent les siennes, il devint évident qu'ils n'en resteraient pas là. Elle ne voulait pas de rapport à la va-vite. Elle voulait du temps. Elle voulait préparer cette première fois. La conversation prit une tournure érotique surprenante. Sans ciller, elle lui exposait ses fantasmes. Exactement ce qu'il avait imaginé. A la limite.

Il était tout de même surpris par un tel naturel. Une enfant qui ne sait pas que l'on ne parle pas de certaines choses. Son innocente impudeur le séduisait d'autant plus. L'expression de ses yeux était devenue fiévreuse, elle ne contrôlait qu'avec peine sa ferveur, elle le désirait. Le baiser en fut l'apothéose, d'un début effleuré et tendre, il se finit dans une douce brutalité. Ne pas aller plus loin à cet instant précis fut douloureusement exquis. Il reprit sa voiture dans un état second.

Machinalement il tourna et vira selon un trajet qui lui était familier. Les habitudes ont la vie dure. Se garer, attendre, repartir. Se garer, attendre repartir. Néanmoins, il n'eut pas la moindre envie de descendre de son véhicule.

Il les connaissait toutes, ces jolies filles sur les trottoirs, certaines même par leur prénom. Il savait ce qu'elles attendaient de lui. D'ailleurs il ne faisait que ce qu'elles attendaient de lui. A cause d'elles, il n'était jamais apaisé. À cause d'elles, il s'était marié vite. Trop vite. Avant d'avoir eu l'occasion de la rencontrer ELLE.

Elle… Ses pensées se tournaient vers elle, sa façon si naturelle de parler de sexe, comme si cela ne la concernait pas personnellement. La chaleur de ce baiser lui laissait un goût étrange dans la bouche, inexplicable. Le fait d'y penser provoquait des désirs incongrus dans une voiture, seul, tous dirigés vers Elle. La belle, l'étrange, la douce et singulière rencontre de sa

vie, toute en douceur, en rire, avec ce regard sombre et lointain et pourtant si familier. Ils se connaissaient, se reconnaissaient. Ce devait être cela le grand amour. Celui qui vous transporte au-delà. Celui qui dure, celui dont on ne se lasse pas et qui lui ferait oublier ces filles sur leurs trottoirs… Ses pensées furent la conclusion de ce savoureux troisième rendez-vous.

L'attente du quatrième où leur amour pourrait enfin s'exprimer fut quasiment insoutenable. Cette chambre d'hôtel, ce lit, son corps tout en émoi, il en rêva, jusqu'au jour dit.

Il était attaché. Son excitation atteignait le paroxysme ultime du fantasme qui devient réel.

Il aimait cette femme.. Ses mains tremblantes de désir s'attardaient sur lui. Elles eurent du mal à nouer les liens qui enserraient ses poignets. Il tira dessus. Il était solidement lié au lit. Peut-être un peu trop. Mais la douleur dans le plaisir pouvait se révéler jouissive, il était prêt à se laisser faire.

Elle était prête aussi.

Elle se releva doucement, pour maîtriser des tremblements associés depuis trop de temps à un mot auquel elle ne croyait plus. Auquel elle n'avait même peut-être jamais cru. Elle ne lui laissa pas le loisir de prononcer une parole et du sac, posé négligemment sur la table de nuit, elle se saisit de l'arme.

Son geste fut incompris sur le moment. Deux jours après, les journaux recevaient un courrier et s'emparaient de l'affaire. Elle fit la Une durant des jours. Les plus chanceux, les plus hardis et donc les moins scrupuleux obtinrent des clichés de lui, seul, en compagnie de sa femme ou de ses enfants. Ils furent publiés à prix d'or. Ainsi les plaintes commencèrent à affluer.

La plus jeune avait huit ans. À la minute où elle l'avait aperçu, elle avait su. Son cœur avait battu avec une telle intensité qu'il en aurait presque bondi hors de sa poitrine. Devant la télévision, elle avait hurlé à en déchirer l'âme de ses parents.

Enfin on comprit le pourquoi. Pourquoi Aurélie s'était suicidée, nue, sur le bourreau de son enfance. Elle était déjà morte, enfant et morte, sans passer par la case adulte.

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