L'allégorie de Morok

Quand j'étais encore gamin, j'ai rencontré un homme sur mon chemin existentiel. Un vieillard aux yeux marron vêtu de noir. Il s'appuyait sur un bâton avec une tête de mort. Morok. C'est ainsi qu'il se prénommait. Lorsqu'il m'a aperçu, il m'a sourit en disant : « Je te verrai bien mort. » La peur m'a saisit jusqu'à la moelle osseuse et je suis parti en courant. Il a fini par me rattraper — il courait bien plus vite que moi. Il m'a serré contre un arbre et m'a proposé de le rejoindre, en disant que ça allait être génial. Il m'a tendu sa main. Je l'ai saisi avec appréhension. De toute façon, je voulais juste qu'il s'en débarrasse de moi et qu'il aille voir ailleurs en pensant que je ne suis qu'un gamin et que je ne peux pas tenir un raisonnement logique. Quelle naïveté...

C'est ainsi que Morok s'est installé dans ma conscience. Il dormait avec une douceur hypocrite dans les circonvolutions de mon cerveau. Il était bien silencieux au début, je ne me rendais pas compte qu'il était à mes côtes.

Mais il fallait qu'il se nourrisse de quelque chose. Alors il dévorait petit à petit ceux qui m'entouraient. J'étais solitaire, mais j'avais des liens forts avec mes amis. Puis ces hirondelles humaines ont commencé à s'envoler. Ils m'aimaient bien, mais quand ils voyaient le visage hirsute de Morok, ils fuyaient en se demandant pourquoi je préférais ce vieillard à eux. Ils n'étaient pas capables de se tenir face à un tel monstre. Peu à peu son regard noir a commencé à transparaître dans le mien. Les hommes se sont mis à me regarder de travers. Ils désirait de savoir pourquoi je haïssais la lune et le soleil, pourquoi j'exécrais l'amour et la tolérance, pourquoi je m'ébrouais dans ce marais de détestation. Je leur souriais, comme m'avait souri mon seul et unique compagnon Morok. Et plus tard, je ne les écoutais même pas. Leur avis m'était bel et bien indifférent. 

Quand il a consommé mes liens amicaux, il s'en est pris à ce qui me rendait joyeux. Lorsque je voulais marcher dans la forêt, il me mettait des poids sur mes jambes afin de m'immobiliser. Lorsque je voulais dessiner, il mordait et cassait tous mes crayons, cachait mes stylos, déchirait mes feuilles en mille morceaux. Lorsque je voulais appeler ma mère pour lui souhaiter un bon anniversaire, il m'anesthésiait la langue. Lorsque je voulais lire quelque œuvre philosophique, il me voilait les yeux de son sombre drapeau. Lorsque je voulais composer un poème, il jouait avec mes pensées, les embrouillait comme des fils, les avalait et les recrachait de telle sorte que mes manuscrits ressemblent à du papier mâché. Lorsque je voulais écouter de la musique, il rangeait les accordéons et les guitares et il vomissait ses notes lugubres dans ma cervelle. Il n'y avait que sa putain de musique à lui, sa damnée mélodie des charognards. Les soirs, il mettait sa cassette dans le magnétophone, il jouait, dansait et chantait devant moi, et moi, j'étais allongé sur le sol, incapable de faire un moindre mouvement, envoûté par sa danse cruelle et macabre. 

Ma mère s'inquiétait pour moi, mais elle me jugeait quand je lui dévoilais qui était mon unique camarade. Alors Morok s'est mis à rire les dents au vent face à ses inutiles leçons de morale. Comme je n'avais pas de père, il me disait que ma mère était une pute et que moi, je n'étais qu'un crachat de sperme qui s'était retrouvé au fond de ses entrailles. On ne peut pas penser ceci d'une mère. Mais moi, je l'ai pensé. De toute façon, cela n'avait pas de sens pour moi. Rien n'avait de sens, me disait Morok. Et la société était composée de sots, ceux qui ne le voyaient pas, et de lâches, ceux qui le voyaient, mais ne l'admettaient pas. Les gens étaient étourdis par la liqueur mensongère : les postulats, la religion, les lois, la politique, et ils n'acceptaient pas la vérité qui était Morok même. Les gens me tournaient le dos quand ils le voyaient en moi, donc la théorie de mon ami me semblait logique. 

Et un jour Morok s'est mis à grignoter lentement mes sentiments et mes émotions. Il m'a ôté tout sentiment de compassion, d'amour envers l'autre, en me répétant avec aigreur que je mourrai seul. Il m'a ôté toute sensation de plaisir, en me disant que cela n'a aucun sens puisque je suis mortel et que c'est insuffisant pour maintenir mon existence morbide. Il a remplacé la joie par une indifférence inhumaine, implacable, teintée d'un dégoût immense. Les vents de Sahara hurlaient dans ma tête. Le soleil torride que j'abhorrais desséchait lentement ma cervelle. Plus aucune pensée, plus aucune analyse. Le temps dégouttait tel du mazout. J'avais l'impression que toutes les horloges du monde se sont arrêtées pour m'emprisonner dans cet instant impitoyable où je n'étais qu'un déchet organique. Mes pensées paraissaient des mécanismes défaillants qui se sont mis à faire la même opération en boucle. « Inutile », « parasite », « lâche », « égoïste », « responsable de toutes les fautes », « répugnant », « stupide », « immature » — tels étaient les charmants qualificatifs que m'attribuaient mes propres pensées. Et j'étais d'accord. De toute manière, une personne courageuse, raisonnée, intelligente et humaine n'aurait jamais aimé avoir Morok comme ami. Mes pensées, c'étaient des insectes qui grouillaient autour de moi et qui dévoraient petit à petit ma confiance en moi et ma joie de vivre. 

Quand j'étais vidé de toutes émotions et quand je commençais à ressembler à une ordure humaine, Morok a croqué dans mon corps. Il a dégusté mon cerveau en premier — c'est ce qu'il y a de plus délicieux. Je passais mes journées à fixer le mur devant moi et puis, la migraine dévastatrice m'attaquait. J'essayais de noyer ma douleur dans du paracétamol soluble, mais ce geste devenu habituel ne me sauvait guère. C'était moi qui me noyais dans la douleur produite par cette impasse. Je demandais à Morok pourquoi cette migraine me torturait au plus haut point. Il me disait, en avalant un bout de ma cervelle, que c'était une réaction tout à fait normale face au cheptel d'hommes médiocres. C'est vrai qu'un simple dialogue me vidait de toutes forces, mais je me suis rendu compte qu'il y avait une part étrange dans cette histoire. 

Suite à des heures d'auto analyse j'ai compris qu'il me manquait quelque chose, un morceau considérable d'âme, certainement parce que Morok l'a dévoré. Je le questionnais sur cette étourderie. Et il m'affirmait, en mettant en relief son raisonnement teinté d'une logique cafardeuse, que cette chose, c'était la mort. C'était la seule chose que les hommes méconnaissent, et que ce manque les torture. J'ai ri. Une fois de plus, ce petit vieux avait raison. Alors je me suis mis à imaginer la scène de ma mort, ce moment fugace où je ne serai plus. Cet instant précis, et rien de plus. De toute façon, qu'importait ma mort ? Je n'avais qu'un ami, celui qui avait lui même fait connaissance avec Morok. Morok le détestait parce que cet ami l'avait trahi. Il a commencé à construire tout un discours contre lui. Alors je me suis isolé davantage. Les nuits, avant de me laisser envahir par un sommeil cauchemardesque, je planifiais avec Morok l'acte final de mon autodestruction. Quand on m'interrogeait sur mon avenir, j'entendais son morne écho dans mon crâne : « De toute façon, tu crèveras avant. » Puis il a commencé à m'offrir des cadeaux. Un paquet de cigarettes. Je l'ai fumé en entier, mais l'arrière-goût de la fumée était répugnant. Un verre de vin. Dommage, j'étais allergique à l'alcool. Un jerrycan d'essence et un sac plastique. Morok m'a dit qu'avec ceci, je pourrais avoir la réponse aux questions métaphysiques. J'ai essayé. Bad trip. Infernale spirale de pensées et d'hallucinations. Descente sur terre. Dépersonnalisation. Plus j'en respirais, plus la dépersonnalisation accentuait mes symptômes habituels. A cheval donné on ne regarde pas la bride. Je le sais, mais Morok m'offrait des choses qui me déplaisaient. Quand j'ai pensé cela, il est venu avec un nouveau cadeau. Une lame de rasoir. Une drogue métallique. Il a retroussé les manches de ma chemise. Une coupure. Deux. Cinq. Dix. Du sang perlait sur la lame de rasoir. J'étais empoisonné par cette liqueur suicidaire. Je me sentais puissant. J'ai pu enfin savoir la cause de mon spleen. Et cette cause, c'était moi ! Alors il fallait me châtier pour ma lâcheté et mon impuissance, c'est pourquoi je continuais à me scarifier en ayant un sourd désir d'atteindre la veine. On me questionnait sur mes cicatrices. J'inventais des raisons parfois surréalistes. Mon chat, les épines, la chute du vélo, les insectes... Tous étaient coupables, hormis moi et Morok. 

Après des années de cohabitation, Morok est sorti de mon corps, pour la première fois. Il était différent par rapport à la dernière fois où je l'ai vu. Il avait mon visage, ou peut-être moi, j'avais son visage. De toute façon, je pourrais bien passer pour un vieux, je me sentais déjà vieux à l'intérieur de moi ! Morok m'a pris par la main. « Je vais te montrer un bel endroit. » J'avais plus de forces pour marcher, mais j'étais tellement intrigué que je l'ai suivi en courant. 

Nous avons marché longtemps avant d'arriver au chemin de fer au milieu de la forêt. La taïga. Je sentais l'odeur de la bruyère, du bouleau et du pin. Puis Morok m'a présenté une femme vêtue de noir. Elle tenait une torche dans sa main droite et me souriait. Cette chaleur familière m'attirait tant... Son visage me rappelait celui de ma mère, et son regard éteint rallumait les étoiles en moi. Elle était tellement proche de moi, pourtant une petite distance nous séparait, et quand je désirais de me rapprocher d'elle, elle s'éloignait furtivement en me lançant un regard gêné. Moi aussi, j'étais inquiet d'engager une conversation. Je la contemplais. Tel un enfant qui contemple son idole. Tel un homme assoiffé qui contemple une source d'eau. 

C'était Mara, la déesse de la mort.

Je ne saurais dire combien de temps je suis resté ainsi. Ma vision du temps était erronée. Morok et Mara m'ont pris par les bras. "Il est temps." J'ai vu une lueur briller dans l'obscurité forestière. Le train. Je suis devenu prisonnier du rire nerveux. 

De toute façon, je n'avais rien à perdre dans cette aventure. J'ai déjà tout perdu, tout sacrifié sur l'autel de ma lâcheté. 

Le train s'approchait. Klaxon.

J'ai croisé le regard effrayé du conducteur. Apparemment, il était incapable de stopper le train. 

Soudain, le visage de Mara s'est transformé en une gueule de vipère. Elle a sauté sur moi pour planter ces crocs dans mon cou. La flamme de la torche est venue embraser mes vêtements. J'ai crié de toutes mes forces. 

Je voulais vivre.

Une infime distance me séparait du train. Le grondement de cet engin métallique m'assourdissait. Les roues étaient en marche pour transformer mon corps en de la boue. 

J'ai poussé Morok sur les railles...

Cela fait maintenant trois mois que j'ai compris que j'ai renoncé à la mort. C'est encore difficile pour moi de vivre avec une partie de l'âme en moins. Quand je regarde les autres, je vois que leur âme n'est pas dévorée par ce vautour Morok, et je me dis qu'ils ont eu la force de faire les bons choix, ce qui relance la machine de la culpabilité... je suis obligé de me droguer pour calmer ma douleur interne, ce cœur infesté qui crie et qui sanglote sur ses peines. D'après les médecins, cela va être temporaire. Il suffit de recoudre mon âme déchirée et désemparée pour me sentir plus en confiance.

Je fréquente Dajbog, mon nouvel ami à la chevelure de miel. Il ne me demande rien puisqu'il a tout à m'offrir. Il est simple et honnête. Il me présente des personnes aussi honnêtes et intéressantes qui, elles aussi, ont connu Morok. Quand on pense que l'on n'est pas seul à souffrir, cela soulage nos peines. 

Parfois il m'arrive encore d'entendre la douce voix de Morok ou de Mara qui veulent dévorer mon cadavre une fois que je me serai suicidé. Mais je tiens bon. Je mène un nouveau chemin, ensemble avec Dajbog.

Si je devais donner une représentation allégorique de la dépression, j'évoquerais Morok, sans hésiter. Un vieillard consumé de chagrin et de détestation envers ce monde qui cherche des nouvelles victimes pour assouvir sa soif. Il peut paraître chaleureux et sympathique, mais en réalité la seule envie qu'il a, c'est de vous dévorer. Dans ces moments douloureux la mort aussi peut présenter un visage maternel, elle semble alors l'unique voie pour échapper à l'emprise de ce vieillard. Le suicide est un feu protecteur dans le monde glacial de la dépression, mais lorsque l'on s'y approche, on ne peut jamais savoir si cette flamme a réchauffé nos mains froides.

Ne jouez jamais avec ce feu : sa douceur n'est qu'illusion.

Une personne se suicide toutes les quarante secondes. En France, environ vingt-cinq personnes mettent fin à leur vie tous les jours. Les principales raisons qui poussent les gens à se suicider sont l'isolement et la dépression.

Le suicide n'est pas un choix, mais un non choix.