L'Allégorie du Cagibi
saan
L'allégorie du cagibi
Quand elle lâcha brusquement la spatule dans l'évier en inox, il était déjà loin. Lorsqu'elle dénoua énergiquement son tablier afin que celui-ci s'étale sur le sol, à l'abri dans le cagibi, des écouteurs dans les écoutilles, il s'adonnait au dernier MMORPG. Au moment ou elle enchaina sur une chorégraphie contemporaine ponctuée par des hurlements de hyènes, rien n'aurait pu perturber son flegme. Mais quand elle arracha la prise du PC à l'instar de ses cheveux, comme à Deauville on aurait dit : « Rien ne va plus ! ».Oui mais ici tout alla et rien n'arriva.
Et c'était bien là le problème. On le touchait du doigt le problème. Elle lui reprochait de ne pas avoir décroché un mot lors du dîner avec ses amis, de ne jamais l'écouter, d'être toujours scotché à son écran d'ordinateur et de ne pas l'aider pour les tâches ménagères. Il ne répondait rien, ne sourcillait même pas. Alors elle lui parlait de son père à qui il ressemblait de plus en plus, juste bon à poser les pieds sous la table ; de ce voyage à Venise qu'il lui avait fait miroiter il y a déjà dix ans; et aussi de l'étagère du salon qui n'avait jamais été fixée et qui un jour prochain allait tuer quelqu'un ; du canapé qu'il faudrait remplacer par un autre car le cuir est tout râpé et qu'elle lui avait dit, elle, que ce n'était pas de la bonne qualité. Il soupirait, prenait un paquet de cookies dans le placard et retournait dans sa planque. Enfin elle le menaçait de retourner chez sa mère, lui disait qu'il y avait plein de bonshommes mieux que lui, et qu'elle n'aurait pas de mal à en trouver un du fait qu'elle avait encore de beaux restes. Pour finir elle pleurait, se lamentait sur son sort et finissait par hurler qu'elle le détestait. Elle claquait la porte et allait se coucher seule dans le lit conjugal, non sans lui avoir précisé qu'il n'avait qu'à dormir sur le canapé de la discorde. Ça faisait des années que ça durait. Pourtant leur couple tenait, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, surement par habitude ou par accoutumance.
« Dring! »Fit la sonnette de la porte d'entrée.
Gilles entre-ouvrit les yeux. Sa vision était trouble. Il entendit les pantoufles de Josy se frotter lascivement contre le carrelage,
« Dring! »Fit à nouveau la sonnette de la porte d'entrée. D'ailleurs pourquoi « porte d'entrée »?Ne pourrions nous pas dire « porte de sortie »? Allez!C'est acquis.
Gilles rouvrit les yeux cette fois plus longuement et constata que son nez semblait avoir anormalement grossi pendant la nuit.
« J 'arrive! » Grommela la quinquagénaire mal peignée avec une voix qui aurait raté un virage.
« Dring! » Fit la sonnette de la porte de sortie.
Gilles avait du mal à se redresser, il était comme enfoncé plus profondément que d'habitude dans les coussins du canapé. Il pensa brièvement que Josy avait raison, et qu'il était temps d'en changer.
« Qui c'est! » aboya-t-elle tel un doberman.
Une petit voix se fit entendre de derrière la porte.
« Madame Bocquart, c'est la télé! Nous avions rendez-vous ! Vous vous souvenez? L'appel à témoin pour l'émission « Confidences ultimes »!
Le visage de Josy devint blême. La dispute de la veille au soir lui avait complètement fait oublier que l'équipe de tournage devait venir le lendemain à 8h00. Son émission favorite en plus! Elle allait enfin pouvoir dire à la terre entière combien elle souffrait et montrer ce que son mari lui faisait subir au quotidien depuis tant d'années. Mais là, c'était la catastrophe! Elle n'était pas peignée, pas maquillée, pas habillée et juste là, derrière la porte toute une bande de techniciens télévisuels l'attendait. Prise de panique, elle déverrouilla la porte et partit se réfugier dans la salle de bain en hurlant:
« C'est affreux! Je ne suis pas du tout prête! Vous ne pouvez pas me filmer comme ça! Entrez-donc, mon mari va s'occuper de vous!pour enchainer d'un ton autoritaire. Gilles! Sert à quelque-chose pour une fois! Offre donc un café à ces messieurs-dames! »
Ce matin là ne ressemblait décidément pas aux autres matins. Gilles se sentait lourd, terriblement lourd de la tête aux pieds, de plus, il avait une faim incommensurable, comme s'il avait jeûné depuis des semaines. D'habitude le matin il se contentait d'un café, mais là, il aurait pu avaler un frigo entier. N'y voyant toujours pas très clair, il tenta d'attraper ses lunettes posées sur la table basse. Il se redressa difficilement et d'un revers de bras maladroit balaya au passage le cadeau de mariage de Tante Ginette, un vase en cristal en forme de poire, qui termina littéralement pulvérisé contre le mur, les lunettes avec.
Intrigué par ce bruit explosif, le perche-man s'aventura timidement dans le hall.
« Madame Bocquart? Monsieur? Tout va bien? »
Josy prenait sa douche et n'avait rien entendu de ce qui serait certainement la cause de leur prochaine dispute. Sans réponse du couple, Mélissa, l'experte en café, pénétra à son tour dans l'appartement et fit une remarque judicieuse à son collègue inquiet:
« Tu n'entends pas un truc bizarre? On dirait que ça vient du salon! Vas-y branche ton matos et déplace ton micro par là! »
Serguei s'exécuta et avança doucement sa perche à l'intérieur de la pièce.
« Alors? Qu'est-ce que tu captes? Demanda la jeune femme.
Ben, je sais pas. J'arrive pas bien à discerner, on dirait un souffle puissant, assez profond, limite guttural, c'est assez rapide comme truc. Ça se rapproche, on dirait. C'est plus fort maintenant. C'est comme si quelqu'un pataugeait dans une flaque. C'est bizarre, ça me rappelle un peu les prises de sons que je faisais pendant un reportage au Canada. Oulà ! Mais ça tire!Qu'est-ce que... »
Serguei n'eut pas le temps de terminer sa phrase que ses pieds décollèrent du sol. Accroché à sa perche , il fut happé avec une force incroyable vers l'intérieur du salon. Un immense « Argh! » suivi d'un grand « Boum !» puis plus rien. Juste les grognements et les halètements auxquels vint se rajouter ce son caractéristique des gloutons qui sucent leurs doigts après avoir mangé des moules.
« Bon bah moi, je me casse! »chuchota le caméraman avant de déguerpir.
Mélissa tétanisée était assise par terre, adossée au mur. Ses larmes commençaient à monter, ses tempes dégoulinaient de peur, elle entendait les grognements s'intensifier, le souffle se durcir. Dans un élan de survie, elle rampa lentement sans faire de bruit jusqu'au seuil de la porte (vous saisissez maintenant!) puis se glissa jusqu'à l'ascenseur.
Gilles, de son côté était repu. Il ne sentait plus ce vide en lui. Il était parfaitement bien maintenant. Même s'il n'arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il se comportait de la sorte, il se sentait dans son élément, bien dans sa tête, bien dans son corps. C'était comme s'il était devenu un personnage de son jeu préféré, il était extatique, bien décidé à prendre sa vie en main. Il avait mis un sacré foutoir dans le salon et savait que cette fois-ci Josy ne lui pardonnerai pas. Alors, il décida de partir, de tout quitter, pour recommencer une nouvelle vie, à quatre pattes pourquoi pas, nonchalamment, en roulant des épaules. Dans le couloir, il croisa le regard d'une jeune femme qui descendait derrière la vitre de l'ascenseur. Elle avait l'air complètement terrorisée. Il se sentait si bien que pour la première fois depuis quinze ans qu'il avait emménagé dans cette copropriété, il emprunta les escaliers. Arrivé en bas, il croisa le concierge qui courut s'enfermer chez lui. Peut-être n'avait-il pas apprécié le montant des étrennes cette année. Pas de problème! L'année prochaine, il ne lui en donnerait plus. Sur le trottoir les gens hurlait à son passage. Cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Ce qu'il voulait, s'était des arbres, de la terre et un bon tas de mousse pour se coucher et faire une sieste. Mais en ville ce n'était pas facile, il lui aurait fallu prendre le bus ou la voiture, chose impossible dans son état. Soudain il eut une idée. Les amis de sa femme, des bobos-écolos qui habitaient à deux pas et qui avaient mangé chez eux la veille au soir, s'étaient ventés d'avoir reconstitué un « Paysage forestier en milieu urbain » dans leur cour intérieure. L'endroit sera parfait pour élire domicile et l'eau de leur toilettes constituera pour lui une source intarissable. Eux qui avaient tellement insisté pour qu'ils leurs rendent visite. Ils allaient être comblés!
Au bout d'une bonne heure et demi, Josy sortit de la salle de bain. Pomponnée, parfumée, étincelante, elle déboula dans le couloir en chantonnant:
« Voilà, voilà ! Je suis à vous maintenant! J'espère que je ne vous ai pas trop fait attendre! »
Mais l'appartement était vide, la porte grande ouverte, il n'y avait ni caméra, ni équipe de tournage. Au milieu du salon elle remarqua le matériel du preneur de son qui était posé sur le sol. Il fallait se rendre à l'évidence, tout le monde avait mis les voiles.
« Mais... lâcha-t-elle d'un air dépité. Mon émission! Moi qui rêvait tant de...Le salaud! L'ordure! Le fumier! Cette fois je vais me le faire!»
Son sang ne fit qu'un tour. C'était encore un coup de Gilles, ce saligot avait du les faire fuir, pour ne pas que la vérité éclate. A pas décidés elle se dirigea vers le cagibi, ouvrit la porte d'un coup sec et cria:
« Sors de ta tanière! Qu'est-ce que tu as encore fait? Qu'est-ce que tu veux à la fin? Me gâcher la vie? C'est ça que tu veux ? Ou alors tu veux ma peau tout simplement! C'est ça, tu veux ma mort!
Personne ici non plus. Pas l'ombre d'un Gilles. L'ordinateur était éteint et le siège encore froid. Signe qu'il était parti depuis plus d'une heure ou alors qu'il ne s'était pas encore réveillé.
Soudain la sonnerie du téléphone retentit. Josy exaspérée alla décrocher le combiné.
« Madame Bocquart?
Ou, c'est moi.
Je me présente, Jean-Noël Duchemin, producteur de l'émission « Confidences ultimes ». Excusez-moi de vous déranger mais pourriez-vous me passer Mélissa la stagiaire, elle ne répond pas à son téléphone.
Oh, monsieur Duchemin! C'est un honneur pour moi de participer à votre émission vous savez! Je n'en loupe pas une , c'est mon émission préférée!
Merci, merci! Vous me la passez s'il-vous-plaît? C'est assez urgent et confidentiel.
C'est que...J'aurai aimé Monsieur Duchemin, mais voilà, mon imbécile de mari a du les faire fuir, elle et toute l'équipe de tournage. Je ne sais vraiment pas ce qu'il a bien pu faire ou raconter, mais lorsque je suis sortie de la douche, il n'y avait plus personne. Au moins maintenant vous pouvez constater par vous même que je ne vous avait pas menti! On collait parfaitement au sujet! Mon mari est un vrai ours! »
FIN