L'AMARGA

Isabelle Revenu

- Un sou les vingt plombs, ça t'tente mon p'tit ? Si t'éclates tous les ballons jaunes sans faire péter les verts et les rouges, j'te donne un béguin en cadeau ... Si tu veux, j'ai aussi un Derringer, un vrai mais là c'est vingt sous les vingt balles. Approche, que j'te montre ... Le truc c'est qu'il faut recharger à chaque fois. Pas de barillet et une unique chambre. Une balle à la fois donc. Là, tu vois ? Ici t'as le coeur, tu vises, tu respires plus pour pas bouger et tu tires. En plein dans l'mille !  Fastoche non ? 


En dirigeant le canon du flingue contre mon coeur tressaillant, il pointait son doigt sur ma poitrine en la martelant d'un tempo agaçant. Je tremblais des pieds à la tête. Le Derringer dans la main droite, le soleil de midi en pleine gueule, je n'en menais pas large. L'ouverture que je pensais avoir n'était elle non plus pas bien large.

Fastoche ? Ben pas tant que ça. Un coeur qui bat c'est la Vie qui continue. Franchement, un trou de balle aussi gros, ça fait des dégâts irréversibles. Un entonnoir à l'envers, un saignoir à ciel ouvert. Quoique même sans ciel ouvert, je saigne souvent. J'y passe de temps en temps une pierre d'alun ou de lune pour resserrer mes plaies en constant écartement. Chaque jour qui naît est un éternel recommencement. Mon p'tit ... pfff.


J'ai l'béguin. Le vrai. Pas celui qu'on trouve dans une pochette-surprise ou qu'on gagne à la foire à Neu-Neu au tir à la carabine.

Lorsque sur lui je risque un roulement d'oeil, il doit me croire aussi niaise qu'un invertébré. Et je me fais souvent un tour de reins ou un torticolis pas piqué des hannetons.

C'est que je n'ai pas le béguin pour un quelconque Tartempion au regard d'eau morte ou un samouraï d'opérette.

C'est un condor aux plumes souples et larges couleur de bergamote, au vol lent, délié.

Survolant les llanos pour en admirer leur similitude au Paradis perdu, il tourne et tourne en mouvements majestueux, essayant de repérer de là-haut le sommet d'un rare géant vert. Il se pose enfin, gyroscope fatigué, sur la plus haute branche d'où il pourra dominer la vaste plaine herbeuse et les rongeurs au pied des bouquets de quinoa amarga dont les cônes violacés se dressent pareils à des lilas d'avril.

Un repos éphémère et pourtant mérité.


C'est pas comme moi, je ne me repose jamais tant j'ai peur qu'il lui prenne l'envie d'aller voleter de l'autre côté de l'Altiplano, me laissant moi, mon cerveau atone et mon torticolis dans une attente perpétuelle.


Un jour ou l'autre pourtant il se produira un truc, une sorte de tremblement de terre, une fracture livide et terrible, une déchirure au niveau latéral gauche juste à côté du poumon. Troué par une balle à un sou dans une défaite foraine.


Ce jour-là, la plaine andine ressemblera à Waterloo. Et moi, à un vieux bouquet de lilas desséché au soleil inca.


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