L’Américain fait sauter la banque

Emilia Jarry

Du pouce, il fit cliqueter la sécurité de l’arme dissimulée sous l’imper qu’il portait sur le bras. « On ne crie pas. On ne bouge pas. On pose lentement les mains à plats sur son bureau. » L’Américain parlait d’une voix gouailleuse de titi parisien ; mais calmement pour ne pas alerter les clients. Le caissier avait blêmi ; il cala dans une joue le bout de barre chocolatée qu’il venait de croquer et baissa les mains aussi lentement que le tremblement convulsif de ses bras le lui permettait. L’Américain jeta un œil à sa montre. 11H4. C’était l’heure creuse à l’agence. L’autre caissier était déjà parti déjeuner et celui-là trompait sa faim en attendant son tour. À part lui, deux clients retiraient de l’argent aux distributeurs, coupés du monde par les écouteurs de leur Ipod. Jusqu’à présent tout allait comme prévu. So far, so good, comme ils disent aux States. Ah ça, on peut dire que le vieux connaissait bien son monde. Le coup était inratable… « Maintenant mon gars, tu vas te lever doucement et tu vas dire à haute et intelligible voix : « Messieurs-dames, s’il vous plait, le système informatique a un problème qui nous oblige à fermer l’agence. Je vous prie de nous excuser et de rejoindre la sortie. Merci ! » Et si tu bronches, je fais un trou dans ton beau costume. T’as pigé ? Yout got it . Ok. Vas-y… »

-« Messieurs-dames, excusez-moi…. » Le petit bonhomme chevrotait. « Fais gaffe à ton costume, souffla l’Américain les dents serrées. « Messieurs-dames, s’il vous plait… reprit le caissier d’une voix plus forte bien que flûtée par la peur, le système informatique a un problème qui nous force à fermer l’agence. Veuillez rejoindre la sortie et nous excuser de ce contretemps. »

L’air indifférent, les clients mirent fin à leurs transactions et quittèrent les lieux sans un mot ni un regard pour le caissier ruisselant d’angoisse.

« Ok. Maintenant, tu vas prendre les clefs et fermer la porte, histoire qu’on reste entre nous. Et relax, hein. Une main en l’air et l’autre qui ouvre doucement le tiroir et sort les clefs. Voilà, comme ça. Maintenant tu fais le tour du comptoir les mains bien levées. Allez, hands up !»

Le caissier, le trousseau de clefs à la main, avança en tintinnabulant jusqu’à la porte. Sa couronne de cheveux était mouillée de sueur et sa veste de tergal gris portait une longue tâche sombre entre les omoplates. Quand le bonhomme passa devant lui, l’Américain reconnut l’odeur ammoniaquée de la peur. « T’inquiètes pas, si tu fais pas le con, si tu restes bien sage comme maintenant, tout se passera bien. » Le caissier n’avait pas l’air plus rassuré qu’avant ; il jetait des petits coups d’œil au canon du Colt Anaconda pointé sur lui. Du beau matos, mais il était peu probable que le caissier soit connaisseur. Quand le petit gars eut fermé la porte à clef, l’Américain lui jeta sa sacoche : « Tiens, sors-moi le rouleau de scotch et la corde à linge. » Décidément docile, l’autre s’exécuta. Il hésita à lui donner l’ordre de s’attacher tout seul… Mais non : tout roulait, inutile de prendre des risques. Le nœud coulant était prêt. Il attacha les mains du caissier dans le dos, le ramena à son bureau et le fit asseoir avant de le ligoter à sa chaise. Bon, dernière étape. « C’est quoi le numéro du directeur ? Je t’écoute, et attention, pas de blagues ; ne me donnes pas le numéro de la sécurité, sinon tu sais ce qui arrivera à ton costume. » Ça y est, ça sonnait. Le patron ne devait pas être encore sorti déjeuner. Le téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, L’Américain arrachait de gros morceaux de scotch qu’il collait soigneusement sur la bouche du caissier. Le scotch collait mal sur la peau humide… « Allo, bonjour monsieur, je suis votre voisin, le gérant du Franprix. Je vous appelle car votre employé vient d’avoir un malaise. J’ai trouvé votre numéro sur son bureau, et j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir… » Voilà, un peu tiré par les cheveux, mais ça passerait ; il avait déjà raconté des bobards plus gros que ça.

Il s’adossa au mur, près de la porte de service, son colt dressé. Il entendit des pas précipités dans l’escalier. La porte s’ouvrit. Il pivota, l’arme pointée sur le directeur qui fit un bond en arrière en croassant. « Relax, tout doux… On lève les mains bien hauts, voilà, comme ça. Maintenant, monsieur le directeur, vous allez me précéder jusqu’aux machines de dépôts d’espèces. Et n’oubliez pas vos clefs. » Il fit tourner sur lui-même le directeur, et le poussa du bout du canon au creux des reins. « Allez, Allez, en route ! » Décidément, tel agent, tel chef ! Le directeur aussi dégoulinait, les bajoues luisantes et la veste auréolée de sueur. Sans protester, le vieux avança, marchant tout droit jusqu’à la salle d’où l’on gérait les automates, ne tournant la tête que pour demander d’un coup d’œil l’autorisation de baisser les bras pour ouvrir la porte.

« Asseyez-vous là et tenez-vous tranquille, ok ? J’en ai pas pour longtemps ». Tandis qu’il s’affairait sur le clavier pour déconnecter les machines, le directeur s’affala sur une chaise, l’air épuisé, le souffle court, une peu de bave séchée aux commissures. Pas très en forme le boss, mais après tout c’était pas son business. « Les codes d’accès, je vous écoute : B. N. I. P.X.99. A.H. 75432. Ok »

Le directeur s’épongea le front d’un revers de manche. « Je peux fumer ? demanda-t-il.

- Pas de problème. Je vous en prendrai une quand j’aurai fini le boulot. »

Le directeur alluma une cigarette, aspira une grosse bouffée et expira longuement. Il porta à nouveau la cigarette à ses lèvres et de nouveau aspira profondément, brûlant d’un coup la moitié du cylindre de tabac. Il inclina la tête en arrière l’air très las, et souffla la fumée vers le plafond. Les automates avaient accepté d’ouvrir leurs portes et de se laisser vider. Sans résistance, comme dans du beurre… À cet instant, une alarme retentit dans tout l’immeuble, pulsant son cri au rythme d’un cœur affolé. Du plafond, une pluie froide se mit à tomber. Il se tourna vers le directeur qui semblait se détendre sous une douche tiède. « Fuck! Putain, le con ! »Il saisit le directeur par le col « Tu l’as fait exprès, hein, connard, tu l’as fait exprès ?! C’est foutu ! Dans trois minutes, les pompiers seront là ! Mais je te préviens, je plongerai pas seul ! ça non ! Tu vas être dedans jusqu’au cou ! »

Le commissaire divisionnaire Mery fit signe au directeur de l’agence de d’approcher et de s’asseoir en face de lui. À la barbe près , les deux hommes se ressemblaient, trapus, carrés d’épaule, le poil déjà gris, avec quelque chose de plus énergique chez le commissaire, de plus doux chez le banquier, qui affichait un air infiniment las et désenchanté. Le directeur s’assit et attendit en faisant tourner pensivement son briquet entre ses doigts jaunis. Le commissaire était absorbé par sa lecture. Cette affaire de braquage raté serait déjà réglée si ce n’était les accusations du braqueur qui, pris la main dans le sac, clamait que son commanditaire était le directeur lui-même. Le commissaire hésitait à croire un petit voyou megalo qui se prenait pour un gangster américain. Il avait plus naturellement tendance à croire un homme respectable et qui n’avait jamais fait parlé de lui qu’en bien. Mais il en avait tant vu dans sa carrière… Des innocents que tout accusait, des meurtriers biens sous tous rapports, des complicités nouées entre victimes et coupables. Il en avait tant vu que plus rien ne lui semblait impossible. Il relisait donc attentivement le compte-rendu des faits et des auditions de témoins, à la recherche d’un détail qui aurait pu accréditer la thèse du braqueur, et sur lequel il aurait cuisiné le directeur. On frappa à la porte. C’était le greffier. « Vous m’avez fait appeler, commissaire ?

- Oui, entrez. Je vais avoir besoin de vous pour recueillir le témoignage de Monsieur Despresse. »

Monsieur Despresse leva la tête en entendant son nom et parut reprendre pied dans la réalité. « Je peux fumer ? » demanda-t-il. « Non, je regrette, nos locaux sont non-fumeurs, répondit le commissaire. Vous fumez beaucoup à ce qu’il me semble ?

-Oui, assez. Un à deux paquets par jour.

-Et vous fumez à l’agence ?

-Seulement dans mon bureau individuel, comme le stipule la loi.

-Ah. Bien. »

Le commissaire replongea dans son dossier, et le directeur dans sa rêverie. On n’entendait que les bruits étouffés provenant du couloir et le cliquetis du clavier sur lequel le greffier préparait son compte-rendu d’audition. Le dossier faisait état d’un braquage à main armée, opéré sans violence, la veille à 11H45, dans l’agence Banque Directe, située 3 rue Belvaux, dans le 14e arrondissement. Pas de blessés, le caissier neutralisé et le directeur sous la menace d’une arme... Le butin escompté était de quelques dizaines de milliers d’euros. Le braquage avait échoué à cause de l’alarme incendie qu’avait déclenché le directeur en allumant une cigarette. Son geste aurait pu être compris comme délibéré et héroïque si lors de son arrestation, le braqueur n’avait dénoncé le directeur comme son complice. Selon le voyou, bien connu de la police, M. Despresse l’avait contacté et lui avait donné toutes les indications pour organiser un braquage facile et sans risque dont ils devaient se partager le butin. Or, de butin, il n’y en avait pas puisque l’incendie, accidentel ou volontaire, avait conduit à l’arrestation du voleur.

Le directeur était libre et le commissaire l’entendait à titre de témoin et victime. Néanmoins, si le voyou disait vrai— et il fallait envisager cette hypothèse— il restait à savoir pourquoi M. Despresse avait commandité le braquage de son propre établissement, s’il l’avait ensuite fait échoué volontairement – ou pas—, et pourquoi ? Le commissaire Mery fit crisser sous ses ongles la barbe de son menton. Il réfléchissait.

-« Monsieur Despresse, dit-il finalement et s’arrachant comme à regret à ses réflexions, voulez-vous s’il vous plaît décliner vos nom prénom et condition et me raconter les faits tels qu’ils vous sont connus ? »

Accompagné par le cliquetis du greffier, M. Despresse soupira discrètement et répondit :

«  Despresse, Jacques ; je suis le directeur de l’agence de la Banque Directe du 3 rue Belvaux. Un peu avant midi, hier, j’ai reçu un coup de téléphone de mon caissier, du moins c’est ce que j’ai cru en voyant le numéro de son poste s’afficher sur mon téléphone. J’ai décroché et j’ai entendu quelqu’un me dire d’une voix inquiète que mon agent avait eu un malaise. Mon interlocuteur s’est présenté comme le gérant du Franprix voisin. Je ne l’ai jamais eu au téléphone, je n’ai pas douté que ce soit lui, même si la question m’a effleuré de la raison de sa présence à l’agence. Mais il y avait plus urgent, un malaise, ça peut être sérieux. La mort frappe toujours sans prévenir n’est-ce-pas ?... En tout cas, c’est ce que j’ai pensé. J’ai écrasé ma cigarette, j’ai glissé mon paquet dans ma poche et je me suis précipité dans l’escalier. Mais je suis revenu rapidement sur mes pas car j’avais oublié mon briquet, et comme vous l’avez remarqué, je fume beaucoup… Bref, je me suis précipité dans l’escalier, et j’ai poussé la porte qui donne sur l’accueil de l’agence. Au premier coup d’œil, j’ai remarqué que quelque chose n’allait pas. Le voyant rouge au-dessus de la porte indiquait qu’elle était verrouillée, ce qui est inhabituel en journée. Le hall était vide et silencieux. Je n’ai rien vu de plus car, de la gauche, a surgi un homme armé qui a hurlé «  Mains en l’air ! » J’ai eu très peur . Une décharge d’adrénaline m’a projeté en arrière. Curieusement, j’ai un souvenir très précis de l’homme qui me menaçait. Grand, maigre, vêtu d’un costume qui ne semblait pas le sien. « Il a dû le louer, j’ai pensé en le regardant. Il me parlait, mais je n’entendais pas ses paroles. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de sa pomme d’Adam, très saillante, qui montait et descendait frénétiquement. C’est drôle les choses auxquelles on pense dans ces moments-là. Je n’ai pas songé à résister. Son arme dans les reins m’en aurait de toute façon dissuadé. J’ai entendu qu’il voulait aller à la salle des automates de dépôts. J’ai encore eu l’idée saugrenue qu’après tout, si ça tournait mal, je ferais une belle fin, une sorte de mort au champ d’honneur pour moi qui exerce un métier sans gloire… J’ai honte, vous savez commissaire, quand j’entends parler de la crise… Je vois arriver le moment où la banqueroute des établissements de crédits jettera à la rue des millions de personnes. Mais pas moi, ni aucun de mes confrères… Alors qu’en redistribuant un tant soit peu… Bref, je l’ai précédé dans la salle des dépôts. Il m’a demandé le code d’accès du réseau d’ordinateurs ; je le lui ai donné, un peu surpris que ce demi-sel s’y connaisse assez pour désactiver les sécurités. J’avais très envie d’une cigarette. Je lui ai demandé si je pouvais fumer. Je n’ai pas pensé à l’alarme incendie. Je n’avais même pas l’idée de faire échouer le braquage. L’argent, il faudrait qu’il circule, alors pourquoi pas comme ça, après tout… J’imagine que je vous choque ? Un directeur de banque qui ne protège pas l’argent de ses déposants… C’est vrai, ils n’y sont pour rien les déposants, mais tout est tellement injuste… Comment rétablir un semblant de justice? Je ne sais plus... J’ai allumé une cigarette et j’ai fumé. Il n’y a que ça qui me calme un peu. C’est alors que j’ai entendu l’alarme incendie. J’ai compris tout de suite, et j’ai pensé que j’étais fini ; qu’il allait me tuer en pensant que je l’avais fait exprès, et j’ai senti une grande paix m’envahir. J’allais partir avant la catastrophe…. L’eau tombait en pluie du plafond, et tout à coup, un souvenir d’enfance m’est revenu, un orage d’été après des semaines de canicule. Mes frères et moi, nous étions sortis jouer et danser sous la pluie comme des Indiens qui auraient longtemps conjuré les nuages d’arroser la terre. J’ai été tiré de ma rêverie par les cris du voleur « Tu vas plonger avec moi… » j’ai entendu, et je me suis demandé bêtement « Plonger où ? Il n’y a pas assez de fond… » Je m’attendais à ce qu’il tire, mais non. Il hurlait et trépignait. Et puis les pompiers sont arrivés. J’ai entendu leurs sirènes. J’ai entendu la vitrine qui se brisait. J’imagine qu’en entrant, les pompiers ont trouvé le caissier ligoté et qu’ils ont appelé la police… Ensuite, le voleur est sorti les mains levées, en signe de reddition, et je l’ai suivi. Voilà, c’est tout. C’est tout ce que je peux vous dire… »

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