L'Américain joue gros
Emilia Jarry
Le Balto était désert en cette fin d’après-midi de novembre, et morose comme la saison qui accroche des guirlandes éteintes aux platanes effeuillés de l’avenue.
Le garçon finissait sa vaisselle en prêtant une oreille abattue au philosophe de comptoir. Ça faisait une semaine que ce poivrot, arrivant de nulle part, était venu prendre racine au Balto, où il enfilait ses perles comme il vidait ses canons, sans répit. Le garçon le subissait toute la journée, et les heures creuses étaient les plus pénibles. C’est donc avec soulagement qu’il vit la porte vitrée s’ouvrir sur un grand type maigre, sanglé dans un imper mastic au col remonté, un sac de bowling à la main. Lui aussi, ça faisait une semaine qu’il venait boire sa bière au Balto.
Le garçon rigola intérieurement devant l’allure de gangster américain du client. Le gars s’assit près de la vitrine, posa son sac sur la banquette près de lui, et dégaina un journal en commandant d’une voix gouailleuse : « Un demi, please ! »
Tandis que la main sur la manette de la pompe à pression, le serveur remplissait son verre en le lorgnant du coin de l’œil, le client dépliait soigneusement son Journal des Sports et se plongeait dans une lecture attentive du compte-rendu de la dernière course du grand Prix du Brésil.
Il était du genre à aimer les grosses cylindrées, de préférence avec une blonde bien roulée sur le capot. C’était pas pour rien qu’on l’appelait l’Américain… Il aimait bien aussi les gros calibres, mais ça, c’était du passé. Sa dernière affaire avait mal tourné, et il s’en était tiré de justesse en mouillant le banquier. L’enquête était toujours en cours, et il avait décidé de se tenir à carreau pour un petit moment ; ou pour toujours si la chance était avec lui. Il feuilleta son journal jusqu’à la page des courses hippiques. Tony-les-bons-tuyaux l’avait rencardé sur une pouliche, et il avait misé tout ce qui lui restait, ou presque . Il avait juste gardé une petite poire pour la soif. Mais si tout se passait bien, il pourrait bientôt se payer une grosse Américaine et des tas de petites pépés… Son bowling, il irait le faire à Las Vegas, et son demi, non… son Bourbon, il irait le boire au bar du Luxor, plutôt que dans ce troquet minable où beuglait un pochtron.
L’ivrogne était en verve. Il en avait après les Juifs, les Noirs, les Arabes, les femmes, les chômeurs, tous responsables de la crise internationale et du dérèglement climatique qui ne laissaient pas d’autre choix aux bons citoyens comme lui que de boire pour oublier que ça allait bientôt péter. Cette dernière déclaration lui donna peut-être des idées, car il se dirigea d’un pas hésitant vers les toilettes. Après avoir secoué la porte qui elle aussi semblait mettre toute son énergie à le contrarier, il finit par trouver la clenche et par entrer. Aussitôt, retrouvant tous ses esprits, il sortit un téléphone portable et composa rapidement un numéro. On décrocha. « Ca y est, dit-il à voix basse, la mule est à l’étable avec son chargement, un sac. Vous pouvez rappliquer… »
Le commissaire Méry rangea son portable dans la poche de son veston.
-« Les gars, on va y aller… Je vous rappelle la consigne : tout en douceur et en doigté. Le type est un malin, il s’agirait pas qu’il se fasse sauter en nous voyant entrer. Donc, toi Perrin, tu entres et tu t’assoies pas trop loin de lui, et toi, Deleuze, tu fais pareil de l’autre côté, pour pouvoir le coincer, au cas où. Vous commandez à boire et vous vous faites oublier.
Mancini et Le Floc vous vous postez au comptoir et vous vous laissez embrouiller par Léotard qui fait le poivrot pour détourner l’attention.
Moi, Laridelle et les autres, on reste en faction sur le trottoir.
Mancini et Le Floc, n’hésitez pas à faire du barouf, gueulez, menacez d’appeler la police… Tel que je connais notre client, il devrait pas rester longtemps dans les parages. Dès qu’il se lève pour filer, Perrin et Deleuze vous le serrez.
Perrin, tu t’occupes du mec, Deleuze tu surveilles le sac, et tu évites les secousses.
Dès qu’on vous voit vous lever, on arrive en renfort.
N’oublie pas Deleuze, tu ne t’occupes que du sac et toi, Laridelle, tu fonces avec le matos de déminage ; les autres, on évacue tout le monde.
C’est clair ? Des questions ? Bon, alors, en route, les gars. »
Le garçon de café reprenait vie au fur et à mesure que le Balto faisait le plein. C’était l’heure de l’apéro, et celle de la sortie des bureaux qui tous les jours lui ramenait son petit bataillon d’habitués. Dans le brouhaha et la musique qu’il avait allumée pour entretenir l’ambiance, il s’affairait à servir les demi, les 51, et les Kyr, sans plus prêter attention à l’ivrogne qui semblait avoir trouvé d’autres oreilles à échauffer. Le grand type en imper mastic lui fit signe : « Garçon, un Bourbon ! »
Spectacular Bid courait dans la dernière course, à Vincennes, et l’Américain ne voulait pas attendre d’être à Vegas pour fêter son triomphe.
L’oreille collée à son petit poste de radio, il suit la course, indifférent à la rumeur du café. Spectacular Bid est en tête… Elle va gagner ! Il le sent, il le sait ; il a toujours eu une espèce de sixième sens ! Au passage devant les tribunes, Spectacular Bid est toujours en tête, devant Sleep impact qui remonte dans son sillage (Tony a assuré qu’il serait désamorcé). Au dernier virage, un outsider serre Sleep Impact et l’oblige à s’écarter. ça y est, bien joué ! Spectacular Bid en profite pour creuser l’écart ; le peloton est à dix mètres derrière. Et voilà la dernière ligne droite… Si elle ne craque pas maintenant, Spectacular Bid galope tout droit, toute seule vers la ligne d’arrivée… Plus que cinquante mètres… trente, vingt, dix… Victoire !! L’Américain bondit en poussant un hurlement.
Deux types bondissent en même temps sur lui, broyant son cri de joie d’une manchette à la gorge. Propulsé au sol, il voit son poste de radio exploser en se fracassant sur le carrelage. Une main lui écrase la tête tandis qu’on lui déboîte l’épaule en le menottant dans le dos et que ses genoux craquent sous le poids d’un type à califourchon. Qu’est-ce que c’est que ce bean’s ? Un coup de Tony ?
Quelqu’un qu’il ne voit pas lui hurle dans les oreilles « Elle est où la bombe ? Elle est où ? Où tu l’as planquée, enflure ?! » Il tente de gargouiller quelque chose à travers le sang qui lui emplit la bouche. On relâche la pression sur son visage et il parvient à articuler : « ça s’appelle pas une bombe, ça s’appelle une toque …
-Mais c’est qu’il fait de l’humour, le bougre ! » La douleur lui arrache un cri tandis qu’on le prend par les épaules et qu’on le remet durement sur ses pieds
-« Et ça, ça s’appelle comment ? Une bise ?» Une gifle s’abat sur sa joue et fait faire un quart de cercle à sa tête. La rue entre dans son champ de vision. La nuit est zébrée de gyrophares bleus, et des hommes en treillis le tiennent en joue, derrière la vitrine en miette. C’est pas Tony… Alors qui…?
La question n’a pas le temps de cheminer jusqu’à sa conscience. Une déflagration assourdissante ébranle le Balto, projetant partout comme des balles rebondissantes tous ceux qui s’y trouvent.
De l’autre côté de l’avenue, le Café de la Paix vient de sauter…