L'amour à grande vitesse (1)

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1. Comme chaque semaine, je prends le TGV pour rejoindre ma terre natale. Je quitte l’agglomération parisienne et sa pollution avec pour seule préoccupation de retrouver la nature ardéchoise. Depuis toutes ces années, j’ai pris mes habitudes et j’aborde ces temps de trajet ferroviaire avec comme optique de la mettre à profit pour déguster un livre. Une fois débarrassée de mon sac et de mon manteau, je me cale confortablement, prenant soin de trouver la posture adaptée à plusieurs heures de lecture. Dans ma bulle, je me plonge sans plus attendre dans ce nouveau roman, dont la découverte de la quatrième de couverture m’a déjà mise l’eau à la bouche. Je n’accorde que peu d’attention à l’agitation qui m’entoure, les coups de coudes pour rejoindre une place attribuée, le piétinement dans les allées. A force, ces incontournables de la vie du TGV n’ont plus d’intérêt à mes yeux. Le train part enfin, j’en suis déjà à la fin du premier chapitre. L’auteure avec aisance a planté le décor. Il s’agit d’un thriller, La femme du lac rouge d’Aurélie Airoude.

Les paysages défilent, il pleut sur Paris, pour ne pas changer. Une heure passe, lorsque je décide de faire une pause. Je lève le nez du bouquin et observe pour la première fois mes voisins de circonstance. Je partage l’espace exiguë mis à notre disposition par la SNCF avec :

-        une retraitée et son chat cloitré dans un sac ;

-        une étudiante baba cool, dont le tee-shirt vente la consommation de cannabis ;

-        un homme en costume, très élégant, âgé d’environ la quarantaine.

Chacun d’entre eux semble concentré sur leurs activités du moment. « Mémé » rassure son chat en le caressant du bout des doigts à travers la grille de sa cage mobile. « Baba cool » pianote frénétiquement sur son téléphone portable en gloussant à chaque réception de SMS. Le quadra lit L’Equipe, les écouteurs de son Ipod sur les oreilles. Depuis que j’ai découvert ce voisin, je ne peux m’empêcher de le regarder. Il a quelque chose de particulier qui attire mon regard sans pouvoir le contrôler. Il dégage une assurance dans ses gestes, une prestance, une élégance qui ne me laissent pas indifférente. Il a enlevé sa cravate et ouvert le premier bouton de sa chemise. Après l’avoir roulé avec soin, il la glisse dans la poche de son attaché case.   

A chaque arrêt en gare, je me surprends à espérer qu’il reste encore un peu. Il a compris que je le dévisageais et a répondu à cet intérêt par un sourire amusé. Prise en flagrant délit, je me jette sur mon livre, histoire de me donner une contenance. Impossible de me concentrer, je n’ai plus que lui en tête. Dès que j’ose lever les yeux dans sa direction, ils croisent les siens qui me fixent sans pudeur. Je n’exagère pas en disant que le « quadra » me sonde, me déshabille, aucune impolitesse, seulement la sensation d’être étudiée sous toutes les coutures. Mon petit ami est sur la route pour venir me chercher à la gare de Valence, pendant que moi, je suis occupée à établir le contact visuel avec un parfait inconnu. Pour la première fois de ma vie, je ressens sur ma peau des sensations étranges provoquées non par des gestes mais par une paire d’yeux, bleus comme l’océan. Au lieu de rougir, je prends un inavouable plaisir. J’accepte cet intérêt inattendu que j’ai (in)volontairement provoqué. S’offrent à moi deux options :

-        couper court à ce petit jeu en détournant définitivement mon visage et me concentrer sur autre chose ;

-        accepter ce petit manège avec les conséquences éventuelles…

Mon corps prend un plaisir nouveau que je décide de ne pas lui interdire. Je souris au « quadra » timidement, le sourire est rendu en instantané. Mon copain m’envoie un SMS pour me prévenir qu’il m’attend devant la gare. Il m’agace, par ce message, il vient de me rappeler sans le vouloir que je ne suis pas célibataire. Je ne lui réponds pas.

Le « quadra » a allongé ses jambes. Son pied est posé à quelques millimètres du mien. Si je bouge, je le touche. L’a t-il fait exprès ? Pourquoi pas ? Il tourne les feuilles de L’Equipe. Il lit en diagonale les articles, son manque de concentration me donne le signe de son intérêt pour autre chose. Je me mets à fantasmer que cette chose puisse être moi. Si tel était le cas, il y a bien longtemps qu’il aurait pu engager la conversation. Mais il ne le fait pas.

Valence est annoncée. J’enfile avec une pointe de regréer mon manteau, mon sac sur l’épaule, prête à descendre du TGV dès l’ouverture des portes. Un dernier regard, un sourire complice, un clin d’œil de sa part. La foule me presse vers la sortie avant d’avoir pu réaliser ce dernier contact.

Le quai est bondé de voyageurs, avant de regagner le parking de la gare, je cherche des yeux la fenêtre du compartiment dans lequel se trouve toujours mon voisin. Le visage proche de la vitre, il m’a déjà distinguée, il me fait un signe que je ne comprends pas. Le train est sur le point de repartir lorsque je saisis enfin qu’il me montre la poche de mon manteau. Ma main glissée à la hâte découvre un bout de papier journal plié en quatre. Y est inscrit : « 1 WE à Marseille ? » Nos regards se sondent. Je n’en reviens toujours pas de son audace. Les portes du train vont se fermer. Contre toute morale, sans réfléchir, je cours et m’engouffre dans la première porte. Je ne peux plus reculer le train vient de repartir.

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