L'amour : condition transcendantale de l'éthicité

Julien Aubert Schiappapietra

l'exercice de subsumption, processus aboutissant au jugement réfléchissant et à l'aventure éthique est compromis dans la perspective-même d'une éducation politisée.

Hannah Arendt dans sa préface kafkaïenne à La Crise de la culture[1] – qu'elle présente comme une synthèse d'exercices de pensée politiques émanant et rendant de compte d'une brèche entre le passé et le futur – introduit une situation problématique proprement intergénérationnelle par la reprise liminaire d'une citation de René Char « notre héritage n'est précédé d'aucun testament »[2]. Arendt présente son recueil d'essais critiques comme une tentative pour pallier cette absence. Les questions politiques sur les notions clés de la coopération sociale émanant de la société libérale américaine sont posées comme des repères permettant de guider la pensée et l'agir dans un monde où, selon Arendt, c'est justement le problème de l'oubli du caractère humain, et donc politique, de ces capacités qui constitue la rupture intergénérationnelle. L'ensemble du projet théorisé comme une étude située « entre le passé et le présent », titre original de l'ouvrage, emprunte à la phénoménologie, l'héritage heideggérien et rétrospectivement au tournant linguistique l'idée selon laquelle la raison, pratique ou théorique, n'est pas l'outil approprié pour penser les rapports de devoirs politiques envers les concitoyens ou entre les générations, dans la mesure où ils sont sous-tendus par et dépendants de l'action en tant que troisième dynamique performative interactionnelle de la « vita activa ». Ainsi, en distinguant conceptuellement dans l'Humaine Condition[3] les trois modes de la « vita activa » dans lesquels est engagé l'être humain moderne : le travail, l'œuvre et l'action, correspondant respectivement à l'animal laborans, à l'homo faber et au « zoon politikon », Arendt entend explicitement remédier à la tendance philosophique à l'isolement dans la « vita contemplativa » qui a généré une faillite de réflexion sur l'agir humain. Mais ce faisant, son raisonnement tend en fait plutôt à signaler une modification essentielle de l'agir en tant qu'interaction, par rapport aux deux autres modes. Arendt précise que chaque acte humain combine nécessairement les trois aspects qu'elle distingue conceptuellement, mais « le triomphe de l'animal laborans »[4] auquel elle aboutit en conclusion dans « La Vita Activa et l'Âge Moderne »[5] résulte en fait, en parallèle de la tendance au dénigrement philosophique de la « vita activa », de la tendance aliénante à considérer l'agir comme un processus[6], ce qui lui ôte son caractère d'expérience vécue et induit un déplacement du travail vers le faire et du faire vers l'agir, l'agir étant alors comme expulsé hors de son lieu de réalisation, l'acte et le geste politiques :

 

« Si l'on compare le monde moderne avec celui du passé, la perte d'expérience humaine que comporte cette évolution est extrêmement frappante. […] L'action a vite été comprise, elle l'est encore, presque exclusivement en termes de faire et de fabrication, à cela près que la fabrication à cause de son appartenance-au-monde et de son essentielle indifférence à l'égard de la vie, passa bientôt pour une autre forme du travail pour une fonction plus compliquée mais non pas plus mystérieuse du processus vital. »[7]

 

Ainsi conclut-elle : « la prise de contact avec le monde, qui accompagne les hommes, échappe de plus en plus à l'expérience ordinaire »[8]. De manière très cohérente, cette absence de conscience du caractère vécu de l'agir, autrement dit la dépolitisation de l'agir (la fameuse expression de « banalité du mal » pourrait être considérée comme un hyponyme pathognomonique de cette dépolitisation de l'action) que met en exergue l'Humaine Condition, procède de et provoque en même temps l'absence de testament, l'anonymat de notre héritage, desquels procèdent les crises contemporaines de la culture liées aux questions politiques de liberté, d'autorité ou d'éducation soulevées et discutées par l'auteur quatre ans plus tôt dans son essai rendant compte de crises « intergénérationnelles ». En considérant l'exercice de La Crise de la culture comme préfigurant le travail de l'Humaine Condition, le « trésor perdu des révolutions »[9], perdu parce que « sans nom » et conceptualisé comme un éthos politique : « ‘bonheur public', et ce nom, avec ses harmoniques de « vertu » et de « gloire », ne nous est guère plus intelligible que son équivalent français ‘liberté publique' ; la difficulté pour nous et que dans les deux cas, l'accent était sur ‘public' »[10] ; est-il à retrouver rétrospectivement par l'étude de l'exclusion de la dimension intersubjective de reconnaissance opérant dans le trajet de l'agir individuel vers l'action politique. Projetée hors de l'agir social par ce qu'Arendt désigne comme une procéssualisation du langage qui instrumentalise le rapport politique du geste performatif de la parole, la dimension intersubjectivante, donc potentiellement intergénérationnelle de l'acte politique du vivre-ensemble est perdue. Du fait de cette perte, c'est in fine le jugement réfléchissant et sa capacité de subsumption que l'aliénation de la parole politique remet en cause. La déliquescence de l'autorité est selon Arendt le symptôme de ce dysfonctionnement de la capacité éthique du jugement réfléchissant en tant que condition de possibilité d'insertion horizontale (sociale) et verticale (temporelle) dans le monde.

 

En effet, dans l'étude ainsi menée sur les pathologies de l'autorité découlant de la perte d'intersubjectivité de l'acte public que manifestent les différents chapitres de la Crise de la culture, le chapitre de la Crise de l'éducation est à situer dans la lignée du questionnement sur les valeurs croisées de liberté et d'autorité ; entrepris dans les trois chapitres précédant, sur la tradition et l'histoire. Ainsi, Arendt interprète-t-elle la crise de l'éducation globale comme la conséquence de l'abolition des figures d'autorité politique : dans un libéralisme individualiste morcelé sans liant communautaire, sans autorité au sens grec de hiérarchie, donc d'ordre et d'harmonie selon un principe directeur ; la fin ultime de l'acte politique n'est plus proprement ordonnancée à la réalisation de l'agir ensemble, du moins elle est condamnée à une forme de dégradation :

 

« Si l'on retire l'autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu'on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d'ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité du monde : celle de donner des ordres comme celle d'y obéir. »[11]

           

            Or, c'est de cette « responsabilité du monde » qu'il s'agit dans la question de l'éducation, aussi bien que, plus largement, dans celle de l'éthique intergénérationnelle. Plus précisément, Arendt met en évidence l'ambivalence de cette responsabilité selon que l'on ait une vision individualiste ou une vision holiste : la défaite de la liberté collective au sens de la liberté positive au profit de la liberté individuelle au sens de la liberté négative[12] peut autrement dit également être interprété comme une perte de foi, un refus de la part des adultes « d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants »[13]. A partir de cette interprétation, Arendt établit un continuum entre la disparition de l'autorité dans la vie publique et politique et son étiolement ou en tout cas sa modification dans ce qu'elle appelle « les domaines privées et prépolitiques de la famille et de l'école »[14]. Ce continuum permet de mettre évidence la manière qu'ont les sociétés modernes de considérer la vie terrestre de l'individu et celle de sa famille : traitée comme le plus grand des biens, elle est néanmoins rendue publique dans une tentative vouée à l'échec d'un affranchissement paradoxal de la vie privée vers « la lumière du monde public ». Or, si l'enfant a besoin d'être protégé du monde pour se construire et se réaliser premièrement, une éducation confiée à l'Etat ne peut néanmoins mener pernicieusement qu'à une éducation politique donc encore plus façonné et informée par le monde, encore plus en lien avec lui[15]. L'éducation politique publicisée, en s'appropriant le rapport intime au culturel ne peut qu'être néfaste et dans tous les cas ne faire qu'aggraver la rupture intergénérationnelle : « En Amérique, ce qui rend la crise de l'éducation si aiguë, c'est le caractère politique de ce pays »[16]. L'éducation moderne, en se donnant le but de « mettre en place le nouveau comme un fait accompli, c'est-à-dire comme s'il existait déjà »[17] agit de manière dictatoriale et supprime à l'apprenant la capacité de jouir d'un lieu auquel « se joindre à ses semblables en s'efforçant d'agir par persuasion et en courant le risque d'échouer »[18]. Cette dénaturalisation de l'éducation par sa politisation dérive selon Arendt d'une illusion du pathos rousseauiste qui est une erreur de conception de l'éducation elle-même. Son constat est cinglant : « L'éducation ne peut jouer aucun rôle en politique »[19]. En effet, en ne s'adressant plus à l'enfant mais au jeune adulte, au nouveau venu, à celui qui est né dans un monde lui préexistant et qui lui est étranger ce sont les écoles dans leur appréhension institutionnelles qui sont rendues responsables d'assurer leur éducation au monde. Mais elles sont en fait responsables de l'entretien d'un échec, dans la mesure où cette dernière devrait être « à enseigner et à faire apprendre »[20], l'accent étant à placer sur la valeur de l'incitation à la construction du soi. Mais en se fondant sur la supériorité absolue de l'adulte, l'éducation pour ainsi dire en tant qu'instruction s'évertue à substituer un déterminisme moral fixant les règles du savoir à ce qui devrait être une aventure éthique personnelle. Ce qui est en fait réellement retiré à l'apprenant est sa capacité de subsumption : en n'étant pas traité par le système éducatif comme une intégrité il ressent dans cette non-reconnaissance la sanction négative de sa propre capacité réflexive. Par symétrie inverse, l'absence d'autorité et de hiérarchie ne joue pas à ce niveau-là un rôle libérateur, mais destructeur. En effet, dans la perspective d'une éducation intergénérationnelle, selon laquelle – entre autres – nos paroles ne peuvent plus avoir l'impact de nos actions, seul semblerait subsister le devoir de transmettre, et donc de respecter et de valoriser, la fonction intersubjectivante du jugement réfléchissant éthique ou artistique, permettant – du fait de la corruption de l'intersubjectivité du dialogue par la processualisation du langage – de se mettre mieux à la place de tous, de mieux se réaliser que par le dialogue, pour finalement permettre la meilleure réalisation d'une insertion plus efficace dans un agir politique redevenant méta-éthique. Selon cette optique, l'autorité en tant que passé rendu présent doit représenter la véritable ruine qu'elle doit être pour que les générations suivantes[21] puissent s'en servir, elle doit comme une tragédie inspirer la crainte et la pitié, une forme de respect pour les vestiges d'une époque surannée mais également l'envie d'y prendre part pour la changer, et non pas un système poussiéreux auquel l'éducation moderne et politique conforme nécessairement. Lorsqu'Arendt prône une éducation conservatrice[22], elle prône en fait plus un retour aux traditions politiques grecques qui confiaient l'éducation aux soins de la famille, dans un cadre intime plus que privé, en le prolongeant dans le système public d'éducation qu'un libéralisme de l'éducation en tant que privatisation du système éducatif. Si « le conservatisme est l'essence-même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose »[23] c'est dans le sens où, du fait de la faillite du modernisme éducatif, le conservatisme permettrait une émancipation politique de l'éducation au profit d'une libération de sa capacité de formation éthique.

 

Il est vrai qu'un tel circuit fermé serait plus intragénérationnel qu'intergénérationnel ; et en plus de s'appuyer sur le postulat que le fondement d'une métaphysique de soi prime sur le consensus permettant les règles du vivre ensemble, il présuppose que la réalisation de son éthique morale personnelle dans une communauté de valeurs concrétise un humanisme civique partagé achevant la fin de l'animal politique par une reconnaissance non pas instrumentale mais posée comme une valeur en soi. Or, force est de constater qu'en matière d'éducation, la question double d'une éducation éthique et d'une éducation de l'éthique selon une perspective intergénérationnelle demande – du fait d'un autre parti-pris psychologique – un traitement paradoxal : ne pouvant s'adresser à des potentiels étants, l'éducation de ces potentiels étants peut et doit se faire par une acceptation de cette finitude, pouvant être corrélée à celle, plus politique, de l'acceptation de la mortalité du monde et de l'éternité du temps. Ainsi ce serait donc bien par un cycle intragénérationnel d'éducation que l'asymptote à laquelle conduisent les questionnements intergénérationnels sur la transmission des valeurs pourrait être surmontée. Dans la constitution d'une communauté de valeurs, la question de la transmission est résolue dans et par le concept de groupe d'inclusion.

            Le totalitarisme que représente l'imposition du jeune étranger au monde nouveau selon l'éducation libérale moderne est une tentative pour canaliser et nourrir l'élément de nouveauté que le représentant d'une telle nouvelle génération représente pour l'ancienne.  Mais cette tentative, réalisée par une entité « politique », sociale, porteuse de l'espoir de transcender la mortalité des créateurs et habitants du monde annihile de ce fait – en refusant d'accepter la non-assurance, l'incertitude et l'instabilité nécessaire à la découverte de soi et du monde – la nouveauté et l'espoir réel qu'aurait pu effectivement incarner l'apprenant[24]. Autrement dit, ce serait par une volonté de contrôle se traduisant un une tentative de préservation du monde tel qu'il est que l'instruction, par opposition à l'éducation supposant un entrebâillement, un jeu ; ferme la possibilité pour l'apprenant de se représenter sa propre réalisation en tant qu'être-au-monde. Elle participerait donc en outre rétrospectivement à l'aliénation du langage dans la mesure où – en voulant assurer sa propre pérennité – l'éducation politique car publique empêche en fait l'expérience des « activités véritablement politiques, actes et discours »[25], ne pouvant être menées sans la présence au monde d'autrui, « sans un espace constitué par le nombre » [26], pour ainsi dire sans un monde véritablement constitué par ses habitants et l'éthicité de leurs interactions. En effet, l'instruction en plaçant l'individu comme « fait accompli »[27] rompt l'accord potentiel avec autrui sur lequel repose la faculté de juger et l'impératif catégorique en tant que conséquencialisme. En présupposant une non-communication anticipée avec l'autre, l'instruction impose un accord sans laisser à l'individu la possibilité et la responsabilité de devoir le trouver ou de pouvoir le construire. Dans l'établissement du jugement réfléchissant, même si le choix que je dois faire dépend de ma seule volonté et de ma seule réflexion, le dialogue éthique entre moi et moi-même « se trouve toujours et primitivement, même si je suis tout à fait seul à faire mon choix, dans une communication anticipée avec autrui avec qui je sais devoir trouver un accord. » [28]. Or, en limitant la capacité de se mettre à la place d'autrui, du fait de l'efficacité perdue de l'autorité, le système éducatif dans sa finalité publique organise la faillite de la transcendance des limites individuelles du jugement réfléchissant qui  en tant que pensée élargie « ne peut, d'autre part, fonctionner dans l'isolement strict ni dans la solitude ; elle nécessite la présence des autres « à la place desquels » elle doit penser, dont elle doit prendre les vues en considération, et sans lesquels elle n'a jamais l'occasion d'opérer »[29]. Les causes de cet échec ne sont pas tant intentionnelles que systémiques, une éducation d'une manière ou d'une autre liée à la politique entend rendre commun et public un rapport au monde et de ce fait est nécessairement conduite à une forme de paternalisme ou de perfectionnisme dans le façonnement des entités potentiellement citoyennes, qui prendront le relai des générations passées, dans la mesure où la nature de cette éducation représente un intérêt particulier pour la constitution de la société en tant que culture. Autrement dit, il ne saurait y avoir d'éducation réellement politique du fait de la nature-même du jugement qui conduit à la constitution d'une identité personnelle, culturelle, et éthique. Un tel jugement, du fait de son appartenance à la subjectivité, ne peut être imposé en tant que tel. Il peut être influencé, modifié, entretenu de construits culturels, mais dépend pour sa validation et sa validité d'une projection, d'un déplacement qui sort de l'individuel :

 

« Partout où l'on juge les choses du monde commun, se trouve impliqué dans ces jugements plus que ces choses-mêmes. Par cette façon de juger, la personne se dévoile aussi pour une part d'elle-même, quelle personne elle est, et ce dévoilement, qui est involontaire, gagne en validité dans la mesure où il est libéré des idiosyncrasies purement individuelles »[30]

 

                              En dépassant les intérêts vitaux de l'individu et les intérêts moraux du moi, le jugement réfléchissant dont la faculté est le goût est ce qui permet d'aboutir au jugement et à l'expérience morale en tant que sentiment de réalisation. En permettant un « désintéressement » vis-à-vis du monde, le trajet de l'individuel au collectif, du subjectif à l'objectif est rendu possible par une neutralisation non pas publique mais privée, intime, du soi en tant qu'altérité.[31] Le fait que la publicisation d'une éducation politique se heurte nécessairement à la structure du jugement réfléchissant permet de mettre en évidence qu'il en est symétriquement et réciproquement de même pour la question de la formation et de la transmission des valeurs morales, finalement socio-culturelles. En étant toutes deux dépendante d'une expérience personnellement subjective de la beauté comprise comme « manifestation-même de l'impérissable » dans les faits du langage et de la culture,  formation et transmission doivent se référer à des expériences personnelles non systématisables, sans équivalence. Dans la mesure où la constitution des valeurs morales par le jugement réfléchissant dépend de cet ordonnancement du monde qu'organise la beauté à un niveau individuel mais également intersubjectif :

 

« La grandeur passagère de la parole et de l'acte peut durer en ce monde dans la mesure où la beauté lui est accordée. Sans la beauté, c'est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d'homme serait futile et nulle grandeur durable»[32]

 

En permettant la grandeur, autrement dit le détachement éthique de tel ou tel fait sur un autre, son souvenir en tant que passé rendu présent pour moi, la beauté peut donc être conçue comme condition de possibilité de l'apprentissage. Or une telle expérience ne peut être organisée par une entité politique visant à la constituer ou la protéger, le simple fait de vouloir protéger étant, on l'a vu, un totalitarisme empêchant, justement, le développement de la capacité réflexive, éthique, du jugement. Cette expérience intime du beau comme condition transcendantale de réalisation du jugement réfléchissant et donc de fondation ultime des valeurs et normes morales n'est pas sans lien avec l'ordonnancement de l'amour chez Augustin qui permet la réalisation individuel de l'individu sur lequel Arendt a travaillé dans le cadre de sa thèse dirigée par Jaspers. Dans « Le concept d'amour chez Augustin », Arendt situe les différentes formes d'amour, amour de soi, cupidité, charité, à partir de l'amour-désir : l'amour désire une chose pour l'amour d'elle-même, il y est dépendant. Cette structure amoureuse impose, même dans l'ordonnancement de l'expérience amoureuse par rapport à l'amour du divin, une décision présupposant l'autre comme entité que l'on va aimer. Ce besoin de projection se réalise par amour mais selon Arendt, hors de l'amour et non pas en lui : même dans l'ordonnancement idéal d'Augustin de l'amour-désir par rapport à l'amour divin, dans le comportement de l'amour ordonné, de « l'ordona directio »[33], l'amour n'est pas tant un agir qu'une « attitude objective préassignée » [34]. Or c'est justement du fait de cette situation de réception et d'ouverture que l'ajustement de l'amour-désir à l'amour-divin peut se réaliser par la transcendance d'un amour de soi en dévotion ou en amour de l'autre en tant qu'altérité extra-vitale :

 

« Le renversement de l'amour de soi en un total renoncement à soi dans l'inhérence à Dieu, le passer par soi compris comme oubli de soi, n'est compréhensible qu'à partir de l'amour-désir, de cette position spécifique de l'homme face à son bien propre, qui, corrélat du désir, est recherché par principe hors de la vie humaine »[35]

 

Organisé ainsi, l'amour de soi et du prochain traduit la situation de l'homme qui dans un monde préétabli « vit dans l'avenir absolu » [36], et ainsi si l'amour-désir est déterminé par son objet, l'amour comme attitude potentiellement objectivante n'est pas que désir mais ordonnancement personnel, de fait elle procède du pré-ordonnancement du monde dont elle est phénomène. Autrement dit, l'ordonnancement du monde organisé par le divin, dans l'interprétation augustinienne, préfigure selon Arendt l'insertion de l'étant dans le monde, du fait de la dépendance de son amour à cette pré-organisation divine : pour organiser son rapport à l'amour, l'ordonnateur de son propre amour doit se comprendre « comme faisant lui-même partie du monde qu'il ordonne » [37]. L'amour ainsi conçu n'est plus orienté par une visée, il est orienté par une histoire, par l'histoire d'une réception possible : « S'en retournant d'un avenir absolu, l'homme s'est mis hors du monde et l'a ordonné. Vivant dans le monde, il a l'amour ordonné, il aime comme s'il n'était pas dans le monde mais l'ordonnateur du monde »[38]. Or, ce retour à soi est médiatisé dans la relation à l'autre par le souvenir en tant que « présentification dans la mémoire comme ce dont on peut refaire l'expérience » [39] qui sauve le passé dans la mémoire en le faisant devenir un avenir possible. Ainsi, l'expérience de l'amour en tant qu'amour du prochain peut être conçue in fine par Arendt comme « réalisation concrète de la relation rétrospective par-delà le monde» et, également, comme une dynamique entraînant l'autre hors du monde, dans une transcendance éthique : « pour qu'il voie le sens de son être »[40].

            Cette position éthique n'est pas sans lien avec le travail sur « La connaissance de l'amour »[41] de Martha Craven Nussbaum. Selon elle, les créations artistiques en tant qu'expressions de l'imagination et de la sympathie confèrent une attention particulièrement intense pour le concret, le personnel, le ressenti individuel et historique des personnages par exemple. Or, en impliquant la personnalité entière du personnage aussi bien que celle d'un lecteur, l'expérience littéraire en tant que reproduction de l'expérience morale comprise comme aventure essentiellement amoureuse « est une fin en soi »[42]. Si la littérature joue « un rôle inestimable en philosophie morale »[43] c'est du fait de la priorité du particulier sur l'universel dans la constitution de valeurs éthiques et de l'incommensurabilité des contextes dans ce que Nussbaum théorise comme un discernement de la perception. Par son accessibilité, l'œuvre artistique en tant que lieu d'investissement et de projection personnelle constitue un lieu privilégié de construction morale dans la mesure où en effet : « les caractéristiques d'une histoire partagée ou d'une relation familiale qui, par principe ne sont pas répétables jouent un rôle essentiel dans la relation éthique. C'est alors la singularité même de l'histoire de l'agent qui investit la délibération morale [44]» dans l'agir du lecteur. En parlant de « connaissance » de l'amour, Nussbaum entend mettre l'accent sur le caractère fondamental et fondateur de l'expérience amoureuse dans la création d'un sens de soi et des autres, dans la fondation des valeurs éthiques. Par la nécessaire connaissance de l'amour dans la fondation éthique est rendue effective la possibilité d'une éducation intergénérationnelle : celle-ci doit trouver son essence dans le respect et le soin de l'individualité comprise comme expérience morale de la vie. L'individualité prise ainsi comme histoire privée est fondatrice de normes qui, parce que construites par le jugement réfléchissant, sont universalisantes mais non-universelles. Elles sont, au contraire, profondément subjectives, mais c'est justement de ce fait qu'elles sont potentiellement compatibles, portant chacune la marque de sa singularité, elles sont toutes passées au filtre de l'expérience amoureuse.

 

                                                               Dans « La lutte pour la reconnaissance » Axel Honneth distingue trois moments dans la reconnaissance psychologique de soi, trois étapes fondatrices de la conscience individuelle : reconnaissance amoureuse, judiciaire et sociale. Or, si l'Etat peut directement agir sur la reconnaissance judiciaire par le biais de la décence et de la non-humiliation institutionnelle[45], toute tentative d'action sur la première reconnaissance, amoureuse, apparaît comme illégitime de la part d'une institution publique politique et politisée. Elle est en fait illégitime de la part d'une institution libérale, au sens français du terme, liée à l'économie. Le caractère politique d'une telle institution est, c'est ce que tente de démontrer le travail d'Arendt dans « La crise de la culture », corrompu par des intérêts antithétiques aux purs intérêts du vivre-ensemble. Aussi, ce n'est pas tant la publicisation de l'éducation qui est critiquée que sa massification, son uniformisation, cran d'arrêt net au développement éthique personnel par la projection réfléchissante du jugement de goût. Lorsque Robert Nozick, dans « Anarchie, Etat, Utopie », a recours à une comparaison entre l'amour et la justice pour mettre en évidence le caractère profondément historique de ces deux situations et invalider l'idée d'une redistribution légitime des produits de la coopération sociale, il insiste sur le fait que l'amour ne change pas par rapport aux caractéristiques lui ayant donné naissance : « l'amour n'est pas transférable à quelqu'un d'autre ayant les mêmes caractéristiques. On aime la personne particulière que l'on a véritablement rencontrée »[46]. En plaçant l'accent sur « particulière » et « véritablement rencontrée », on sent que, dans la constitution d'une éthique, comprise comme résultant d'une expérience personnelle de l'amour, donc par extension du bien et du mal, la perspective d'une éducation intergénérationnelle est de laisser faire, de laisser jouer les représentations amoureuses participant au jugement réfléchissant. Seulement en garantissant à tous la libre possibilité de se constituer historiquement et amoureusement peut-on être assuré de la perspective éthique de l'éducation : vouloir imposer une éducation commune force l'altérité ou la différence à se conformer. Les valeurs morales sont transmises mais non comprises, non vécues, ainsi elles sont non-légitimes et finalement non-éthiques et non-intergénérationnelles. Pour s'assurer de la transmission et de la fondation des normes éthiques et des valeurs morales, la seule visée d'une éducation doit être le développement de l'amour de soi dans l'expérience de la vie comprise : mise à l'épreuve, la faculté réfléchissante du jugement moral doit parvenir à éprouver la confiance nécessaire à son établissement, donc ne doit pas être freinée par une politisation téléologique de l'éducation publique. Une éducation intergénérationnelle doit donc savoir laisser aimer et créer les conditions de la confiance nécessaire à la réalisation personnelle de la vie éthique de chaque individu. En effet, en comprenant la relation intergénérationnelle comme intrinsèquement rompue, autrement dit si l'on pose la question de la transmission de valeurs éthiques d'une génération vivante à une génération perpétuellement potentielle ; il semblerait que l'acte de politisation étatique de l'éducation soit voué à l'échec. Du fait des parallèles structurels des systèmes conduisant à la construction d'une éthique et de ceux en place dans le façonnement du ressenti de l'expérience, littéraire, ou réelle – dans tous les cas poétique – toute tentative pour assurer cette construction est à la fois improductive et contreproductive. Aussi, il semblerait donc que la seule possibilité de manœuvre d'une éducation éthique intergénérationnellement ou éthiquement intergénérationnelle soit dans la mise en pratique de cette rupture : c'est du fait de ce que Nozick conceptualise comme une incompatibilité entre l'historicité et la systématisation que naissent les crises culturelles qu'Arendt met en évidence. Or toute tentative politique d'éducation dépend – même inconsciemment nous l'avons vu – d'une volonté téléologique de mise en système et toute construction éthique est amoureuse dans le sens où elle procède d'un ordonnancement personnel résultant d'actes vécues ; ordonnancement permis et sous-tendu par la libre satisfaction de la subsumption du jugement réfléchissant rétrospectivement rendu possible par le goût, résurgence de l'a priori de la beauté entendue comme expérience primaire de l'amour du divin. Le conflit ne peut être rendu plus évident : toute volonté de garantir une identique réflexion du jugement, l'aboutissement aux mêmes normes et valeurs, sape la condition de possibilité d'une construction éthique de soi, à savoir la valeur morale de l'expérience individuelle. Aussi, si l'on souhaite garantir aux générations non-existantes l'expansion nécessaire à la constitution de leur éthique, dans la mesure où cela serait finalement le seul moyen pour la génération d'existants de préserver la possibilité de transmission de notre propre sens moral, il faut donc préserver et prôner le caractère poétique de l'éducation. Ainsi, si « la poésie ne raconte pas d'histoires »[47] dans la mesure où elle constitue, incarne et de fait permet de vivre l'histoire, et si « rien ne peut durer qu'en devenant général »[48] , on peut entrevoir que l'ensemble de la production culturelle réalise le passé commun qui est la condition d'humanité du monde[49] ; car la culture artistique est condition de vie de l'homme dans le monde dans la mesure où elle permet la double subsistance du passé et du monde comme lieux de vie et de possibilité présentifiés. Donc, toute perspective d'éducation, au lieu d'imposer une identité doit « amener autrui à cette explication de son propre être »[50] comme dépendance dynamique au monde, le rendre étranger au monde pour « conférer à l'être ensemble des hommes le sens de se défendre du monde »[51], car toute forme d'éducation provient d'un conflit contre le monde, le passé et l'habitude ; conflit qui est, à tort, empêché et de fait résolu par la publicisation et la politisation de l'éducation.

 

 


[1] ARENDT Hannah, La crise de la culture (1954), traduit de l'anglais sous la direction de Philippe Raynaud, Quarto Gallimard, Paris, 2012.

[2] CHAR René, Feuillet d'Hypnos (1946).

[3] ARENDT Hannah, L'humaine condition (1958), traduit de l'anglais par Georges Fradier, Quarto Gallimard, Paris, 2012.

[4] Ibidem, p.319.

[5] Ibid., p.260 à 323.

[6] Ibid., pp.245 à 250.

[7] ARENDT Hannah, L'humaine… opere citato, pp.320, 321.

[8] Ibid., p.322.

[9] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.594

[10] Ibid., p.595

[11] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.756.

[12] BERLIN, Isaiah Two Concepts of Liberty (1958), Clarendon Press, Oxford p.8 (article isolé).

[13] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.757.

[14] Ibid. p.757.

[15] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.754.

[16] Ibid., p.749.

[17] Ibid., p.746.

[18] Ibid., p.746.

[19] Ibid., p.746.

[20] Ibid., p.755.

[21] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.759.

[22] Ibid., p.759.

[23] Ibid., p.758.

[24] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., pp.758,759.

[25] Ibid., p.780.

[26] Ibid., p.780.

[27] Ibid., p.746.

[28] Ibid., p.782.

[29] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.783.

[30] Ibid., p.785.

[31] Ibid., p.784.

[32] ARENDT Hannah, La crise… op. cit., p.781.

[33] ARENDT Hannah, Le concept d'amour chez Augustin (1929), traduit de l'allemand par Anne-Sophie Astrup, Payot et Rivages, Paris, 1999, pp. 73 à 80.

[34] ARENDT Hannah, Le concept… op.cit., p.76.

[35] ARENDT Hannah, Le concept… op.cit., p.64.

[36] Ibid.,p.76.

[37] Ibid., p.76.

[38] Ibid.,p.79.

[39] Ibid.,p.110.

[40] Ibid., p.177.

[41] NUSSBAUM Martha, La connaissance de l'amour (1991), traduction française : Solange Chavel, Editions du Cerf, Paris, 2010.

[42] NUSSBAUM Martha, La connaissanceop.cit., p.143.

[43] Ibid., p.161.

[44] Ibid., p.115.

[45] MARGALIT Avishaï, La société décente (1996), traduit de l'anglais par François Billard, Flammarion, Paris 2007 p.28.

[46] Robert NOZICK, Anarchie, Etat, Utopie (1974) traduit de l'anglais par  Evelyne d'Auzac de Lamartine, Quadrige, PUF, Paris, 2008 p.209.

[47] MESCHONNIC Henri, Les États de la poétique (1985), éditions P.U.F., Paris, 1985.

[48] PROUST Marcel, Le Temps retrouvé (1927), p.484, tome IV, éditions Pléiade, Paris, 1989.

[49] ARENDT Hannah, Le concept… op.cit., pp.238 et 239.

[50] Ibid.

[51] Ibid.

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