Langage sentimental ?

leeman

Les choses font que, bien souvent, nous éprouvons maints sentiments. Ils sont très distincts les uns des autres, en ce qu'ils se rapportent davantage à telle joie ou à telle peine. Certaines fois, nous nous sentons perdus, sans repères. La difficulté qu'on éprouve à l'idée d'exprimer ces sentiments réside précisément dans les mots qu'on veut y employer. Il n'est pas ici question d'un potentiel "ineffable" qui serait en nous et qu'on ne saurait même pas esquisser. C'est plutôt la question d'un manque de repère sur le moment présent, faisant ainsi que nous nous sentons si perdus que rien ne nous permet d'être aptes à qualifier nos émois. Pour autant, cette situation ne concerne pas que les sentiments de tristesse. En effet, la joie parfois advient si grandement en nous que nous sommes bouleversés pour toujours. C'est un sentiment que nous ne connaissons que rarement, et que nous avons du mal à nommer, quantifier, qualifier. En cela, la joie tout autant que la peine sont des sentiments qui peuvent être délicats à formuler dans les mots. La pensée se distingue fondamentalement de ce que nous pouvons dire, en ce qu'elle existe pour elle-même. Les mots sont ensuite là pour lui donner une forme, un cadre, une signification. Sans les mots, la pensée serait inexorablement prisonnière du sujet. Nous n'aurions rien à nous dire, rien à nous échanger, sinon que le silence pesant de la gêne. La réalité des affects, j'entends par-là des sentiments, fait que nous éprouvons bien souvent le besoin d'extérioriser la consistance qui nous est intime. C'est là toute la beauté du sentiment. Il n'est pas indicible, et sa force réside précisément dans le fait qu'on peut l'évoquer, l'expliquer, lui donner un corps : même si ce corps n'est que verbal, et que la description est maladroite, ces quelques descriptions ont permis de donner naissance à des textes fabuleux. Cette dimension de l'expression témoigne à proprement parler d'une expansion de soi dans le monde. Nous nous étendons ; je veux dire par-là que nos mots permettent à nos sentiments d'avoir une réalité. Ainsi, c'est comme si notre corps s'étendait davantage proportionnellement à notre émoi et à nos mots. Plus notre sentiment est puissant, plus nous nous sentons là, qu'il s'agisse de joie ou de peine, et plus nous serons capables de nous poser comme éprouvant tel ou tel affect. Il me paraît que ce soit le seul et l'unique cas dans lequel nous puissions affirmer que la tristesse nous rende plus réel. Et c'est pour autant un paradoxe, que lorsque nous éprouvons de la tristesse, nous n'avons plus envie de rien. Certains émois de tristesse mènent pour autant à l'expression de soi, et cette même expression peut transcender un nombre inimaginable de personnes. Elle peut saisir l'inconnu/e qui nous lit, qui nous admire et qui comprend notre détresse. En ce sens, et en celui-là seulement, nous sommes plus réels par ce que nous disons de nos peines. Mais la tristesse en elle-même est une perte de consistance de chacun. Il a déjà été dit que la joie augmentait notre capacité à être réel, tandis que la tristesse la diminuait : c'est le cas. Nous nous sentons toujours plus vrais lorsque nous sommes heureux ; tandis que cette "véracité" existentielle se ternit, voire disparaît, lorsque la joie se voit remplacée par la peine. C'est aussi pour cette raison que j'aime autant cet art que représente l'écriture. Ecrire nous permet de rendre notre joie encore plus vivante, ou d'exalter notre peine, comme pour la laisser partir et s'évanouir dans les cieux. Car ne se sent-on pas plus léger après avoir mis des mots sur ce qui nous pesait jusqu'ici ? Il est évident que certains maux sont si lourds qu'il est délicat de s'en défaire totalement d'un coup ; pour ces raisons, on trouve l'œuvre de Baudelaire, Les Fleurs du mal, qui sonne comme le glas du malheur qu'il subissait. Cette agonie est si sordide qu'un seul texte n'est pas suffisant pour extirper de son antre les plus grandes souffrances. Être triste, c'est se nier soi-même, et cette négation apparaît elle aussi supprimée à mesure qu'on écrit sur elle, qu'on la quantifie/qualifie, et qu'on la chasse peu à peu de notre conscience. La difficulté de ce "non-dire" repose alors sur la différence entre ce que nous éprouvons, et ce que nous voulons dire. L'éprouvé est si fort que les mots ne suffisent donc plus à l'exprimer : le "dicible" n'est pas exprimable, et cela pose les bases du silence auquel nous faisons tous face lorsque nous nous rendons compte de l'intensité de la joie, de la force de la tristesse, qui nous habitent parfois. Ce silence peut prendre une double forme, selon les circonstances dans lesquelles il apparaît à la conscience. En effet, tantôt ce silence naît du bonheur intense qu'on éprouve, tantôt ce dernier se propage dans notre monde comme une gangrène en nous. Il peut être ce dont on jubile comme ce qu'on subit et qui nous fait souffrir. Le silence, dans ces situations, clôt la force du sentiment qu'on éprouve sur le moment présent. On pourrait d'ailleurs le considérer comme partie intégrante de notre aura, de notre charisme, en ce qu'il accompagne toujours notre présence/prestance physique. Si le silence clôt quelconque joie, la présence et prestance physiques de l'individu en seront démultipliées ; à l'inverse, s'il clôt quelconque tristesse, la présence et prestance physiques de l'individu en seront divisées. On ne peut qu'accepter l'idée que le silence affirme notre incrédulité. Ce qu'il faut comprendre par-là, c'est que lorsque nous apprenons quelque chose de fort, ou vivons une situation qui nous traverse, nous nous sentons comme "choqués". Le silence est effet du choc proprement vécu par tous. Si les mots permettent souvent d'atténuer ou d'exposer à autrui, ou à soi comme une mémoire, ce que nous ressentons, leur capacité est parfois réduite à néant par le choc jusqu'alors inattendu : nous voilà surpris, et plus rien ne sort de notre être, pas le moindre son, puisque pas le moindre mot. Cette situation est bien difficile, et nous ne savons pas toujours comment réagir, car ce qui nous choque peut parfois nous apporter grandes joies tout autant que des peines incontrôlables. Le décalage est intéressant, et montre combien la capacité humaine à parler est parfois tangible. Non pas dans le sens ou l'homme pourrait perdre sa faculté, son langage, mais plutôt dans le sens que, dans ces moments, nous devenons muets. La force du sentiment nous subjugue tellement que nous ne savons plus comment réagir : c'est ainsi que naît notre propre silence, celui qui toujours accompagne les révélations les plus belles comme les plus mauvaises pour soi-même. Il ne faudrait surtout pas avoir peur de cette ambiance pesante, presque lourde et insupportable. Au contraire, il faut apprendre à la vivre, à la supporter, lorsqu'elle est née de notre peine, et à l'apprécier, lorsqu'elle est née de notre joie. Cette tension extérieure, pourtant issue de nous, englobe notre propre "environ", faisant ainsi que ce silence prend la forme d'un cocon, protecteur pour la joie, destructeur pour la tristesse. Il est aussi bien délicat de s'en défaire, car il apparaît sans que nous puissions l'en empêcher, et sans pouvoir lutter contre lui. Il est simplement là d'une manière qui nous prend de court, et qu'on ne sait jamais contrôler. Le véritable choc émotionnel, je le pense, éradique la possibilité du langage humain. Ce qu'on choisit de dire est ce qu'on a choisi de vivre auparavant ; ce qu'on ne peut pas dire, c'est ce qu'on n'a pas choisi de vivre : ce choc est une conséquence de l'inattendu le plus grand. En bref, il est effet de ce que la conscience n'avait pas prévu.

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