L'Ange bleu
athanasiuspearl
Aujourd’hui, curieusement, elle n’est pas là.
Ce doit être à cause de mon retard. Ce retard que j’aurai, je le vois à présent, bien du mal à rattraper. J’ai beau enfoncer l’accélérateur jusqu’en bout de course, rien n’y fait. L’écart de treize minutes que j’ai laissé se creuser entre mes prévisions et la réalité ne s’est pas réduit d’une seconde. Il est maintenant une heure sept, je viens de doubler la bretelle d’Illehæeusern. J’aperçois encore dans le rétroviseur, là-bas, à droite, son étroit ruban de macadam, alors que j’aurais dû franchir l’intersection à midi très exactement passé de cinquante-quatre minutes. Treize minute de retard, donc, treize minutes qui, quoi que je fasse, semblent bizarrement incompressibles.
Vous l’aurez sans doute compris, le temps figure parmi mes obsessions du moment. Durant de longues années pourtant, les mois ou les jours, à plus forte raison les heures ou les minutes n’ont eu à mes yeux la moindre importance. Je vivais alors sans montre ni horloge, obéissant au seul rythme de mes désirs, de mes besoins – parfois les plus élémentaires. Mes livres se vendaient bien. Je les rédigeais en quelques semaines ; mon éditeur se chargeait du reste. C’est avec l’âge que tout a changé. J’ai recherché puis obtenu un poste à l’université, une maison à soixante kilomètres de là. J’ai acheté une automobile, quelques menus objets, dont mon premier réveille-matin. Et depuis, je vis avec un chronomètre dans la tête, des cadrans – solaires ou pas – tout autour de moi. Ne voyez aucune nostalgie dans mes propos. Je ne regrette en rien mon existence antérieure. Je me borne à constater les faits. J’ai longtemps mené ce qu’il est convenu d’appeler une vie de bâton de chaise. Puis, un beau jour, un déclic s’est produit et je n’imagine plus désormais possible de trouver place dans le monde sans savoir avec précision l’heure qu’il est.
Mon premier geste en sortant du lit est d’attacher à mon poignet mon bracelet-montre, non sans avoir vérifié que les quatre chiffres inscrits sur le cadran sont bien exactement les mêmes que ceux que projette l’horloge à hologrammes que mes filles m’ont offerte pour mon dernier anniversaire – car j’ai deux filles, comme j’ai eu accessoirement une femme dont il vaut mieux que je ne dise mot...
Mais revenons à ma montre. Si tout se passe bien, la suite de chiffres qu’elle forme : 07-15 en semaine, 08-30 le dimanche, est strictement identique à celle de l’horloge, mais également à celle qu’affichent les trois autres pendules fixées aux murs de ma chambre – le quatrième côté de la pièce est occupé presque entièrement par une grande baie vitrée donnant sur la vallée du Giesen (j’ai appris saison après saison à y repérer l’heure en fonction de la course du soleil et sa position par rapport aux grands sapins qui masquent la ligne d’horizon). Et c’est, ensuite, en étroit accord avec la même rigueur mathématique que toutes les horloges de la maison me donnent l’heure à mesure que je pénètre dans les différents lieux où s’égrène, au fil du temps, le rite de mon réveil matinal. 07-18 (ou 08-33, le dimanche) : la salle de bains (deux pendules seulement, mais l’une, totalement étanche, peut être utilisée sous la douche, au cas où ma montre water proof et water resistant viendrait à me faire défaut). 07-30 (ou 08-45): la cuisine (j’y recense au moins cinq cadrans, dont celui d’un réveil-radio, sans compter le minuteur du four, ni celui du micro-ondes). 07-40 (08-55) : la salle à manger, puis le bureau – sauf les matins (mercredi et jeudi) où je dois me rendre à la fac, où je saisis l’attaché-case préparé la veille (selon le cas, celui du mercredi, gris, ou celui du jeudi, noir) et passe directement au garage (une pendule unique, là, sur le mur de droite, mais deux autres dans la voiture, l’une d’origine au tableau de bord, l’autre qui sert aussi de boussole, achetée un jour de cafard au Caire, chez un bimbelotier du Khan-el-Khalili. Celle-ci, d’une exactitude à donner le frisson, marque invariablement 9 heures lorsque je tourne la clé du contact).
En cours, je me contente de ma montre et d’un petit réveil de voyage. Je mets un point d’honneur à me taire très exactement à l’heure dite. Les étudiants n’ont ainsi nul besoin de me rappeler à l’ordre avec les divers signaux qu’ils ont l’habitude d’émettre sitôt qu’un orateur s’attarde de façon inconsidérée : raclements de gorge, discussions intempestives, fermeture de porte-documents que l’on manœuvre à grand bruit, etc.
Mes heures faites (quatre le mercredi, trois le jeudi), je ne traîne guère à l’université. Quelques signatures, un ou deux dossiers à mettre au point. À seize heures trente je quitte le parking de la fac. À dix-sept heures vingt je suis à la maison.
C’est bien parce que mon existence est de la sorte parfaitement réglementée que je ne m’étonne guère de rencontrer de temps en temps, sur le chemin du retour comme sur celui de l’aller, des inconnus aux horaires non moins réguliers que les miens. Tous ont beau, en pratique, me rester étrangers, certains me sont devenus bizarrement familiers. Ainsi, le rôtisseur de Sélestat qui, tous les jeudis, pénètre sur l’autoroute à 9 heures 17, ou le fleuriste T*** dont le nom s’étale en volutes vertes sur l’arrière de sa camionnette et qui, chaque premier mercredi du mois – j’ai mis du temps à saisir le rythme de ses apparitions, j’allais dire : « de ses épiphanies » –, débarque invariablement de la bretelle de Ribeauvillé à 9 heures 23.
Rien de surprenant dès lors si une voiture presque identique à la mienne emprunte la route que j’ai coutume de prendre pour effectuer aux mêmes heures, exactement le même trajet. Non, rien de surprenant, du moins dans le principe, car pour le détail...
Quand donc tout cela a-t-il commencé ? Je suis incapable de le dire exactement. Je me souviens seulement qu’un soir, en revenant de l’université, j’ai soudain pris conscience qu’on me suivait. Depuis plusieurs minutes au moins, je pouvais voir dans le rétroviseur, comme réglant son mouvement sur le mien, une automobile en tout point pareille à la mienne n’était la couleur : un bleu azur métallisé comme je n’en connais aucun autre.
Il faut vous dire que je ne voue pas à la mécanique une tendresse inconsidérée. J’aime qu’un moteur tourne, consomme peu et que la carcasse de ferraille qui l’entoure ne se révèle, ni à l’achat ni à la réparation, d’un coût prohibitif. C’est pour cela que je roule en Škoda et que j’éprouve une relative solidarité à l’égard de ceux qui font de même. Et comme les chauffeurs en question sont, dans la région, assez peu nombreux, je suis généralement très attentif à ce genre de rencontre et en conserve d’ordinaire un souvenir particulièrement vif.
Voilà pourquoi, j’ai ressenti un léger coup au cœur lorsque le lendemain matin, la même voiture m’apparut dans le rétroviseur... Et ce n’était encore rien. Depuis en effet, chaque fois que je prends la route, c’est pour la retrouver tôt ou tard derrière moi.
Car bien sûr, c’est le même véhicule. J’en suis absolument persuadé, sans pour autant être en mesure d’en apporter la preuve irréfutable. Parce que – vous n’allez pas me croire ! – je ne suis jamais parvenu, depuis le temps que dure cette invraisemblable filature – trois semaines, quatre peut-être –, à déchiffrer le numéro d’immatriculation de mon suiveur. Il est vrai que je suis plutôt myope et que lire à l’envers dans un miroir n’est pas le genre d’exercice dans lequel j’excelle. Ajoutez qu’à ce premier handicap vient à chaque fois s’adjoindre quelque obstacle supplémentaire, vous admettrez que l’entreprise puisse se révéler parfaitement irréalisable. Souvent ainsi, c’est un rayon de soleil qui frappe la plaque minéralogique en plein milieu ; s’il pleut, c’est un léger halo de brume sur ma lunette arrière, ou un simple jeu d’ombre, des cahots intempestifs, un mauvais réglage de mon rétroviseur, que sais-je encore ?
On s’en doute : je me suis efforcé à plusieurs reprises de surprendre malgré tout quelque signe distinctif. J’ai emprunté diverses sorties, rejoint un instant une aire de stationnement pour me laisser dépasser puis reprendre aussitôt ma route, mais cette fois derrière mon poursuivant. J’en ai été pour mes frais. Le mystérieux équipage s’est mis à fuir devant moi. Il a disparu à l’horizon avant de réapparaître, dix minutes plus tard, dans mon rétroviseur.
Il n’y a guère qu’une occasion, et une seule, qui ait fait naître l’espoir fugitif de voir cesser ce petit manège. Étais-je parvenu à tromper la vigilance de l’adversaire ? Avais-je exceptionnellement réussi à le surprendre par la brusquerie de la manœuvre ? J’ai allumé mes feux de détresse et pesé sur le frein d’un coup brusque, comme devant un obstacle imprévu. Les pneus ont hurlé, la voiture a commencé à déraper, à prendre de la gîte. Mais j’ai tenu bon. L’autre n’a pu que se déporter sur la file de gauche et me dépasser. Il ne l’a fait cependant que pour user presque aussitôt d’un subterfuge analogue, de sorte que j’ai dû le doubler à mon tour pour éviter l’accrochage et, dépité, reprendre ma place. Sans avoir même eu le loisir de déchiffrer le numéro d’immatriculation. J’avais à peine eu le temps de voir qu’il s’agissait d’une plaque étrangère, sur fond bleu – comme le sont, je crois, celles de la principauté d’Andorre...
N’empêche ! j’ai eu ainsi à deux reprises la possibilité d’entrevoir l’automobiliste d’un peu plus près qu’à l’ordinaire – son profil droit à l’instant où il me dépassait, puis, l’instant d’après, le gauche alors que je revenais en position de tête.
Jusqu’alors, j’avais dû me contenter de ce que je pouvais en apercevoir dans le rétroviseur, gêné pas ces mêmes reflets qui m’interdisaient de lire la plaque minéralogique. Soit, entre deux rayons lumineux, une forme, à peine distincte : un visage mince, long, livide, des cheveux courts d’un blond cendré presque blanc et d’épais verres fumés – de cette forme qu’affectionnent les jeunes gens à la mode, ovales allongés qui épousent toute l’arcade sourcilière et semblent littéralement faire corps avec les traits. J’oubliais : des lèvres à peine dessinées, aussi pâles que le reste des traits, mais animées d’un éclat étrange, comme si un fard nacré leur donnait par instants un relief inattendu.
Cette fois, en dépassant la voiture immédiatement après m’être fait doubler par elle, j’ai pu en découvrir un peu plus, et j’y vois même l’une des raisons qui ont fait que mon stratagème a tourné court – que je n’ai plus vraiment songé à lire la plaque. L’automobiliste qui, pour une fois, avait renoncé à porter ses lunettes noires a tourné les yeux vers moi et suivi mon regard à mesure que nous nous croisions. Ainsi donc, elle m’était enfin apparue. Elle : car à la douceur du sourire qui m’était ainsi adressé, au plissement ironique des paupières, au tendre velouté des pommettes, je venais de reconnaître que j’avais affaire à une femme. Et c’est ce même visage d’absolue séduction dont j’ai contemplé à loisir l’autre profil lorsque, quelques instants plus tard, je l’ai dépassé à mon tour. Le cou, long et souple, d’une courbe étonnamment pure. Puis le haut du buste, drapé dans une soie ondoyante d’un bleu à peine moins aérien que celui de l’automobile. Prise par la vitesse – ai-je dit que le temps était particulièrement agréable, que nous roulions toutes fenêtres ouvertes pour goûter l’air vif et revigorant du printemps nouveau-né ? –, prise par la vitesse, donc, l’étoffe flottait au vent, comme une flamme d’espèce nouvelle, humide et reposante, curieusement marine.
On devine combien je regrette que l’expérience ne se soit jamais renouvelée. Mais également combien je m’étonne que l’histoire en soit aujourd’hui encore restée là. J’ai beau ne guère me faire d’illusion sur mes talents de séducteur, je ne vois pas comment dire autrement les choses : à l’instant de notre chassé-croisé, l’inconnue donnait tous les signes extérieurs d’une automobiliste qui vous fait des avances. J’ai même songé un instant que ce pouvait être une professionnelle. Puis j’ai dû me résoudre à l’évidence : il n’y aurait sans doute jamais de contact entre moi et l’énigmatique conductrice. Il fallait en tout cas renoncer à prendre en ce qui me concerne la moindre initiative.
Pour autant, l’inconnue n’a pas relâché l’attention qu’elle semble me porter depuis l’origine. Car, j’en suis à présent persuadé, nos rencontres ne doivent rien au hasard. Nulle coïncidence d’emploi du temps ne saurait expliquer pareil phénomène : sitôt que je prends la route, c’est désormais pour la retrouver sur mes traces, tout au plus un quart d’heure après mon départ. D’ailleurs, la traque qu’elle mène ne se limite pas au chemin que j’ai pour habitude d’emprunter deux fois par semaine entre mon domicile et l’université. Quoi que je fasse, ou que j’aille, elle est toujours là – elle finit toujours par être là. J’ai mis au point les itinéraires les plus saugrenus, suivi les détours les plus inattendus. Il n’est rien dans ce que j’ai pu faire qui ait paru la surprendre, rien qui soit parvenu à durablement tromper sa vigilance. De sorte qu’il m’arrive parfois d’avoir peur. Un filet semble se resserrer peu à peu autour de moi, autour du moindre de mes gestes. Car il est improbable qu’un cerveau unique – fût-il celui de la plus intelligente des femmes – soit parvenu à mettre en place une mécanique aussi parfaitement huilée. On me surveille – pour des raisons dont j’ignore tout –, on m’attend à la moindre faute.
J’ai beau chercher dans mon passé, je ne vois pas ce qui pourrait sinon légitimer une telle aventure, du moins me fournir le plus élémentaire début d’explication. Il y a bien eu, du temps de ma folle jeunesse, certains séjours à l’étranger qui pourraient aujourd’hui sembler suspects – quelques conférences en Libye, en Irak, où sais-je encore ? qui auraient pu servir de couverture à des activités un peu plus dangereuses que la littérature. Il doit peut-être se trouver aussi, sur un tout autre registre, telle ou telle ancienne maîtresse à qui j’aurais laissé, sans même m’en rendre compte, un de ces souvenirs qui vous tombent dessus vingt ans plus tard en vous criant : « Papa ! ». Car la belle inconnue pourrait être ma fille. Imaginons qu’une tribu de (demi‑)frères lui fait un réseau d’indicateurs, et je l’ai, ma mécanique sans faille : rien de plus obstiné qu’un régiment d’héritiers. Plus sérieusement : vous voyez bien, décidément, qu’aucune explication ne tient !
Les rares amis auxquels, après maintes hésitations, j’ai conté par le menu les détails de la traque dont je suis à présent l’objet m’ont fourni cent autres hypothèses du même tonneau. Aucune qui vaille qu’on la rapporte. À tout prendre, je préfère l’interprétation que m’a proposée Eva Hædengaard, d’un ton mi sérieux, mi goguenard :
– Pourquoi ne serait-ce pas tout simplement votre ange gardien. Une vieille légende de mon pays – Eva est Danoise – raconte que lorsqu’ils approchent de la mort, certains individus dont l’existence a été singulièrement édifiante se voient octroyer le privilège de rencontrer leur esprit tutélaire. Vous devez être un saint d’une espèce particulière...
– Ne vous ai-je pas dit que ce protecteur céleste, si c’est de ça qu’il s’agit, était d’une beauté singulière ? Moi qui croyais les séraphins et autres créatures des cieux parfaitement dépourvus de sexe !...
Aujourd’hui en tout cas, mon ange aura décidé de me faire faux bond. Et pour la première fois une faille m’apparaît dans son beau système, une faille qui redonne à l’aventure tout son naturel. Ses indicateurs auront été pris de court. Hier encore en effet, j’étais loin de me douter du voyage qu’il me faudrait entreprendre. C’est un coup de téléphone, à minuit trente qui a tout déclenché : Sergio Messaggieri venait de mourir dans sa villa toscane et sa femme en pleurs m’appelait à la rescousse. Dès l’ouverture du secrétariat, j’ai prévenu l’université. Je me suis employé à déplacer mes cours et rendez-vous, puis j’ai aussitôt pris la route. Des décisions aussi impromptues sont dans mon existence si rares qu’il était impossible à mon ange de les prévoir.
Et me voici enfin seul derrière mon volant. Il n’y a guère qu’une chose qui me chagrine : les treize minutes de retard que j’enregistre, malgré tout le soin mis à suivre le planning établi hier au soir, juste avant de me coucher. J’ai promis à Lea de la retrouver chez elle à dix-sept heures très précises pour conduire le corps de son mari à Tabiano, où il sera enterré dans la propriété familiale des Messaggieri. Il y a deux bonnes heures entre Florence et Tabiano et le médecin de Sergio ne nous couvre que jusqu’à dix-neuf heures. Après, nous sommes, il l’a bien dit, « coupables de transport illégal de cadavre ». Je ne sais quel mouvement stupide de compassion m’a incité à assurer Lea de mon soutien dans une entreprise que je considère maintenant comme tout à fait insensée. Comme s’il n’était pas possible d’attendre un jour encore et de faire voyager mon pauvre vieux copain en cercueil plombé. Mais je me suis engagé à rendre ce service à sa veuve, et j’ai coutume, quoi qu’il m’en coûte, de tenir mes promesses.
À moins bien sûr qu’un obstacle imprévu se jette au travers de ma route. Depuis quelques instants en effet, nous n’avançons plus qu’au pas. L’écart de treize minutes va singulièrement se creuser. Deux ou trois embouteillages comme celui-ci, et je risque fort de n’arriver à Florence qu’à la tombée de la nuit.
Un carambolage sans doute. Il y en a de plus en plus sur ce tronçon. Un triangle de signalisation, l’ambulance rangée sur le bas-côté, deux voitures accidentées, une autre dans le foss... Mon sang ne fait qu’un tour. Je viens de reconnaître la Škoda de mon ange. Je m’arrête presque sur-le-champ, soulevant aussitôt derrière moi une tempête furieuse de klaxons.
Deux infirmiers s’affairent autour d’une mince silhouette bleue. Tous deux accroupis. Le premier s’est emparé des jambes et les glisse lentement sur une civière, le second se prépare déjà à recouvrir le corps d’un drap vert, vert à hurler. Il semble ne pas savoir où poser les lunettes de soleil qu’il vient de ramasser dans un fourré. Que tu es belle ainsi, scellée dans ton dernier sommeil, les yeux d’un bleu céruléen, presque transparents, que tu es belle mon ange, ma toute petite...
– Z’êtes de la famille ? lance une voix dans mon dos. J’étais le troisième sur la liste, continue-t-on tandis que je me retourne.
Une face bourgeonnante, un œil unique, tout seul à rougeoyer sous l’épaisse toison des sourcils, alors que de l’autre côté la paupière rabattue ressemble à un sac vide ; une barbe hirsute, ouverte à l’endroit de la bouche sur trois ou quatre chicots informes : l’homme est d’une laideur à couper le souffle.
– Y’avait vraiment rien à faire. Quand l’pépé a traversé la route dans sa petite auto rouge, la grosse bleue a eu beau piler, le choc était inévitable. J’l’ai vue comme s’envoler au-dessus de l’obstacle puis s’effondrer dans le fossé. C’est alors qu’à mon tour, j’suis rentré dans l’vieux. Vous-mêmes, si vous aviez été là, z’auriez pas fait mieux. Mais le grand-père, lui, i’ s’en est tiré sans une égratignure
L’ange est désormais dans l’ambulance, prête à être conduite à la morgue. L’un des ambulanciers s’approche de nous. C’est le borgne qui a appelé les secours et on lui réclame à présent deux ou trois signatures pour compléter le dossier. Plus personne ne se presse. La mort peut bien attendre. J’ai le temps de parcourir le formulaire tandis que mon voisin, dédaignant celui que lui tend l’infirmier, sonde ses poches à la recherche de son propre stylo. La plupart des rubriques sont restées vierges. L’heure de l’accident, seule, tranche par sa précision presque mathématique : 12 h 56. Soit exactement treize minutes avant mon arrivée sur les lieux...
Pour le reste, ce ne sont que des indications vagues. Teint : clair. Cheveux : blonds. Yeux : bleus. Taille : un mètre soixante/soixante-cinq. Poids : 50 kg environ. Signe(s) particulier(s) : néant. Aucun papier n’a été retrouvé à bord du véhicule. La plaque n’appartient à aucun système minéralogique recensé. Inconnue de sexe féminin, âgée approximativement de 25 ans et morte sur le coup.
– Sexe féminin, mon œil, grommelle mon voisin tandis que l’ambulancier s’éloigne. C’est moi qui l’premier l’ai découverte après son vol plané au-dessus des pâquerettes. Et malgré l’charbon sur les yeux, les allures de gonzesse et les froufrous, j’ai tout vu aussi bien que je vous vois. Son linge lui en était remonté jusqu’au nombril, et j’peux vous dire qu’elle avait un sacré matériel entre les cuisses, la p’tite dame.
Il a un geste obscène, comme un pêcheur qui estime la taille d’un poisson.
– Y’a bien fallu que je lui cache sa boutique en rabattant la robe sur les genoux. Mais à la morgue, i’ z’en auront une sacrée surprise ! Ça, j’vous l’dis, on vit vraiment une drôle d’époque ! Heureusement, z’êtes pas de la famille, hein ?
Je n’ai décidément nulle envie de chasser d’une chiquenaude le minuscule fragment de soie bleue – si léger… on dirait presque une plume ! – qui, porté par le vent, vient de se poser sur son épaule...