L'Angelle

athanasiuspearl

Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent.

Genèse, VI, 1-2

 

 

Le soleil l’écrasait contre les rochers. Titubant, il fit encore quelques pas avant de s’effondrer, le visage dans le sable. Athan savait à présent que la fin était proche. Sa dernière chamelle était morte. Il l’avait lui-même égorgée avant de boire son sang. Quant à ses compagnons, il avait oublié leurs noms et ne parvenait même pas à se remémorer leurs traits. Cela faisait des lunes qu’ils s’étaient brûlés à la fournaise du désert. Tout au plus leurs ombres venaient-elles le visiter la nuit. Mais les ombres n’ont pas de visage. Seul les habite le néant du Shéol.

Sa dernière quête !... Il venait au terme de sa dernière quête. Enfant, il avait entendu un vieillard lui expliquer que des anges descendus du ciel s’étaient unis aux filles de l’homme et leur avaient donné une descendance de héros et de géants. Et depuis lors, il s’était demandé s’il existait des angelles, des anges femmes – puisque tout démontrait que, contrairement aux croyances, les séraphins, chérubins et autres compagnons des Elohim n’étaient pas dépourvus de sexe. Un jour, promettait-il à ses frères, je reviendrai parmi vous avec une plume d’angelle.

À l’adolescence, fidèle à son vœu, il était parti.

Bien sûr la vie l’avait contraint à en rabattre sur ses illusions. Lancé à la rencontre des anges, il lui avait fallu survivre, accepter des besognes provisoires. Et même faire fortune à plusieurs reprises pour monter des expéditions plus déraisonnables les unes que les autres. Des embuscades en pleine montagne, des naufrages par la vaste mer, combien en avait-il connus ? Et des femmes, combien ? Cent ? Deux cents ? Mais pas la moindre angelle. À plusieurs reprises pourtant, il avait cru toucher au but. Il avait débarqué dans des pays inconnus, aux palais magnifiques, aux populations sauvagement belles. Et à chaque fois, une créature exquise s’était dressée au milieu de l’or et des pierreries. Souvent d’une beauté à vous couper le souffle. An-Huy, des lointaines contrées d’orient, à la peau de citron frotté de miel, Vishaniah aux seins lourds et pleins, aux mamelons d’ébène, Halania, la blonde, au corps de marbre et au sexe ciselé comme un joyau de vermeil – toutes lui étaient apparues dans des voiles vaporeux qu’il avait pris un instant pour des ailes, mais qu’il avait trop vite vus se détacher du reste du corps. Sans doute les avait-il aimées, ces beautés exotiques et sauvages, sans doute avait-il été ému lorsque, voyant parfois le sang couler entre leurs cuisses, il comprenait qu’il avait été le premier à les « connaître » selon l’expression des anciens. Et il est tout aussi vrai qu’il avait aimé les fils et les filles que certaines d’entre elles lui avaient donnés. Des enfants ronds et clairs, des enfants longs et bruns – des enfants qu’il avait souvent sentis pousser dans le ventre de leurs mères. Et elles, les mères… Les Elohim savent à quel point il avait aimé leurs visages, ces visages dont les traits, soudain épaissis par la grossesse, l’avaient bouleversé ; et leurs ventres, ces ventres bombés dont il avait longtemps caressé la rondeur nouvelle, parcourant des lèvres le moindre recoin de peau. Ah, les mères, tendues comme autant de tambours ! Du tympanon des musiciens, elles avaient épousé le rythme, soulevé l’orbe alourdi de leurs seins à chaque temps fort, et compliqué souvent la mesure du battement d’un second cœur, comme en écho.

Mais ce n’était pas contre un corps de femme qu’il se blottissait à présent, ni dans le satin parfumé d’une gorge qu’il enfouissait désormais ses lèvres. Le baiser brûlant du sable aspirait ses dernières forces. Dans un effort désespéré, il parvint à se retourner sur le dos et à entrouvrir les paupières, comme pour défier une dernière fois le soleil. Mais à l’instant précis où ses yeux se dessillaient, une main, comme un linge frais, vint se poser sur son front. Il eut juste le temps d’entrevoir une forme longue et souple, ondoyante dans l’air incandescent. Combien de temps dura ce contact ? Il était incapable de le dire... Puis un à un, les doigts, avec une douceur infinie, se retirèrent, et il recouvra enfin la vue. Un visage inconnu s’interposait entre lui et le soleil. Baigné dans l’ombre inattendue de cette éclipse, il se sentit peu à peu reprendre des forces.

Il sut alors que la main qui l’avait tiré du néant était précisément celle qu’il attendait depuis des lustres : la main d’une angelle. Agenouillée à ses côtés, l’inconnue avait replié ses ailes autour d’elle, comme s’il se fût agi de simples voiles. On n’apercevait que son visage, la naissance des épaules, les mains jusqu’à la hauteur des poignets. Tout le reste était noyé dans un océan de plumes.

Comme il tentait de se relever, l’angelle lui interdit tout mouvement d’un signe de la tête. Athan obtempéra et se contenta de demander :

– Mais qui êtes-vous ?

– Vous le savez, dit-elle d’une voix cristalline, étrangement musicale. Vous l’avez toujours su. Je suis celle qui, vous apercevant au bord de la mort, a quitté le monde des Elohim pour vous rejoindre. Contre la volonté du maître, bien sûr. Celle que vous avez cherchée depuis l’adolescence, qui vous a suivi pas à pas et n’a pu accepter de laisser votre amour sans réponse. Celle qui vous a visité, il y a si longtemps, durant votre sommeil – vous étiez encore un enfant et, avant de déposer un baiser sur votre front innocent, elle a même dû vous retirer le pouce de la bouche ! Celle qui a habité vos rêves depuis cette nuit-là. Celle qui n’est descendue de l’Aiden que pour vous...

Elle s’était relevée, et d’un geste, telle une courtisane dégrafe sa robe, elle fit tomber ses ailes, comme autant de voiles, à ses pieds.

– Vous voyez, pour vous, j’ai cessé à cet instant précis d’être une angelle, pour n’être plus qu’une femme, une femme qui s’offre à vous.

L’angelle se dressait, nue dans la lumière ardente –  une lumière si violente que ses cheveux, d’un brun profond, en paraissaient presque roux. Elle était d’une beauté troublante, parfaitement émouvante, une beauté presque animale par moments et cependant parfois si enfantine. De sorte que, quand elle s’agenouilla à nouveau, Athan se mit à trembler, comme dévoré par une fièvre intérieure. Il voulut avancer la main vers elle, mais, là encore, elle lui interdit tout mouvement. Un regard sombre, comme un diamant noir, l’avait cloué sur place.

L’angelle défit la ceinture du voyageur, écarta lentement les voiles de son épais vêtement de bédouin et s’empara d’un sexe que le désir gonflait jusqu’à la douleur. Comme une fillette découvrant une friandise longtemps attendue, elle en goûta la hampe, presque inquiète, posant le bout de la langue sur le frein. Elle qui connaissait tout des temps à venir bénit – en souriant un peu – le fait qu’Abraham ne fût pas encore passé par là. Athan n’était pas circoncis. Serrant fermement le pénis à sa naissance, la jeune femme retourna le prépuce, l’étira au maximum et parcourut des lèvres le sexe brûlant sur toute sa longueur. Arrivée à la hauteur des bourses, sa bouche s’arrondit autour des testicules et exerça un léger mouvement de succion. Puis elle repris sa route en sens inverse, remontant lentement jusqu’au gland. Les allers et retours se multiplièrent, s’accélérant progressivement jusqu’à ce que, soudain, à l’instant de redescendre une nouvelle fois, comme prise d’une envie irrépressible, elle engouffre la verge ainsi offerte jusqu’au pubis. Athan se cambra sous l’effet d’un plaisir qui le tirait définitivement de la mort. Le monde entier palpitait autour de lui et, plus que tout, ce corps d’angelle dont les seins se laissaient bercer au rythme de l’amour. Il leva la main vers ces globes fermes et dorés, l’index caressant le mamelon érigé, le contournant, jouant à le perdre pour le retrouver aussitôt. De l’autre main, il voyageait dans la chevelure de sa compagne, découvrant la nuque, le duvet qui poussait à la racine des boucles brunes et dont il devinait qu’il était presque blond.

Le plaisir était à présent trop violent. Il se dégagea de l’angelle, la retourna doucement sur le dos, contemplant un instant son corps livré au plein soleil.

– Comment se fait-il qu’une créature céleste soit à ce point experte en l’art de l’amour ? demanda-t-il.

– Vous et vos femmes me l’avez enseigné. Je vous suis depuis si longtemps. Je vous ai vu jouir sous les baisers des courtisanes, dans les bras de vos épouses, de vos fiancées. Je n’étais pas sûre à l’époque de ne pas effectuer cet apprentissage en pure perte. Je n’aurais pu affirmer alors qu’un jour j’oserais descendre vers vous. Mais j’en avais une telle envie que j’observais attentivement le déroulement de vos amours. Combien de fois ai-je été troublée par vos gestes, par vos paroles ? Combien de fois ai-je imaginé que c’était à moi que vous parliez, que c’était mon corps que vous baisiez, que c’était ma bouche qui s’appliquait à faire monter le plaisir en vous ?

Un long moment, il s’absorba dans son regard, découvrant dans les yeux sombres et curieusement lumineux des paysages inconnus, des grottes chaudes et profondes, bordées de lacs silencieux. Le temps d’un éclair, une buse qui passait, haut dans le ciel, se refléta dans le blanc nacré de la cornée, puis dans le brun intense de la pupille. Quel augure fallait-il voir là, planant au-dessus de leurs amours ? Comme pour conjurer le sort, Athan s’empara des lèvres de sa compagne, et l’embrassa, tendrement tout d’abord, en caressant son front d’enfant, puis passionnément, se frayant un large chemin entre les lèvres entrouvertes. L’angelle parut presque surprise de ce baiser. On aurait dit qu’elle le goûtait comme un fruit inconnu. Puis son amant descendit lentement, parcourant de sa langue le satin nacré de la peau. Il s’attarda dans le cou à la courbe gracieuse, décrivit pas à pas le contour parfait des seins avant de former un baiser sur chaque mamelon. Il voyagea longtemps sur le ventre, humant les fragrances légères qui montaient du corps de la jeune femme, asséchant ses lèvres humides sur le duvet soyeux. Il s’arrêta dans le voisinage du nombril si profondément creusé. Ainsi les Elohim avaient poussé si loin leur sens de l’imitation qu’ils avaient ouvert, dans la chair même des anges, ce puits délicat et ombreux qui ne relevait chez eux d’aucune nécessité physique ! Un peu de sable s’y était accumulé. Il souffla doucement pour le faire sortir, puis effleurant le puits minuscule du bout de l’index en acheva la toilette. Enfin, comme il l’eût fait dans une source pure, il y plongea la langue, détaillant chaque recoin des parois. L’angelle se cabra telle une pouliche que l’on conduit à la saillie. Lentement le plaisir montait en elle. Athan la voyait par moments se mordre les lèvres comme sous l’effet d’une délectation trop intense. Il quitta le nombril et poursuivit sa descente hésitante. Atteignant le mont de Vénus, il s’égara longtemps dans le buisson minuscule, dru et sombre, qui couvrait une surface à peine plus grande que son pouce de friselis délicats et parfumés. Ses lèvres parcouraient l’obscure toison, sa langue en goûtait les secrets tandis qu’à mesure l’angelle ruait sous l’étreinte, en ouvrant de plus en plus largement les cuisses.

Enfin, d’un mouvement rapide, Athan vint se placer entre les jambes de la jeune femme, caressant tendrement de la langue l’intérieur des cuisses, tout en contournant la fleur exquise qui palpitait au centre, sous son regard. L’angelle lui saisit doucement la tête, et vint la placer juste devant son sexe. Il effleura de la bouche les grandes lèvres et y déposa, presque timidement, un premier baiser. Puis sa langue vint à la rencontre du clitoris, souleva lentement le capuchon, et se mit à masser, comme avec d’infinies précautions, l’étrange bouton de rose gonflé de suc et de désir.

L’angelle accompagnait ses mouvements d’ondulations du bassin et parfois d’un long gémissement qu’elle ne parvenait pas à retenir. Athan, de temps en temps, revenait sur la vulve, aspirait les petites lèvres, frémissantes et lubrifiées, savourant leur goût à peine sucré, presque doux-amer. D’une main, il caressait les seins de sa compagne, le pouce appuyé sur le mamelon, de l’autre il se mit à accompagner les mouvements de sa langue, puis pénétra doucement dans le vagin. L’angelle se raidit un peu lorsqu’il atteignit la paroi de l’hymen et Athan, soudain s’immobilisa. Il remonta au même niveau que la jeune femme, la fixant droit dans les yeux. L’angelle s’empara de son sexe et le guida vers elle. Alors, avec une tendresse qu’il voulait infinie, sans jamais la quitter du regard, il entra en elle. Il y avait tant d’amour dans ses gestes, qu’elle ne souffrit presque pas. Seule, peut-être, l’appréhension lui avait fait craindre cet instant.

Elle avait tourné la tête de côté, non pour fuir les yeux de son amant, mais pour offrir un nouveau refuge à ses baisers. Les lèvres pressées sur son cou, sur sa gorge, les yeux noyés dans sa chevelure, Athan la chevaucha quelques instants. Puis il se dégagea de son étreinte. L’angelle eut un regard d’effroi, un moment de folle panique, mais bientôt elle sentit à nouveau la chaleur de l’homme entre ses cuisses, ses lèvres sur son sexe, son doigt dans l’introït. L’index, à l’intérieur, explorait la chaude paroi, lisse et tendue comme la membrane d’un bendir. La jeune femme frémit quand elle sentit son utérus entrer en contact avec ce corps étranger qui reprit presque aussitôt ses divagations. De l’extrémité de la phalange, Athan s’arrêta sur une nodosité minuscule, à peine plus grosse d’un grain de sénevé, mais qui, dès qu’elle fut effleurée, s’étendit aux dimensions d’un jeune épi de blé. À son voisinage, la peau, quelques instants plus tôt parfaitement unie, devint grumeleuse. L’angelle ne gémissait plus, elle criait, battait le sable de ses poings, fouettait l’air de ses cheveux, la tête roulant de droite à gauche. Un liquide chaud et clair jaillissait de son sexe, expulsé par spasmes, tandis que ses cuisses, comme tétanisées, se raidissaient, enserrant violemment la tête d’Athan.

Alors celui-ci, pour la seconde fois, quitta le sexe de sa compagne et, lui parcourant rapidement le ventre puis l’entre-deux-seins, revint se placer à sa hauteur. Elle fermait les yeux. Un peu de sang perlait sur sa lèvre inférieure, à l’endroit où une incisive commençait déjà à réduire sa pression. Il lui caressa longtemps le front et les tempes, lui baisant doucement les lèvres, comme pour la calmer. Le rythme de leurs deux respirations ralentit peu à peu, leur souffle se mit à l’unisson. Les paupières de l’angelle s’entrouvrirent et le diamant noir du regard jaillit à nouveau. Tout en lui effleurant tendrement la joue, et sans cesser de la fixer, Athan pénétra lentement les chairs parfaitement lubrifiées qui s’offraient à lui et les chevaucha longtemps. Il s’efforçait d’amortir chacun des mouvements et sentait tout son corps accompagner le mouvement dansant que l’angelle imprimait à son bassin. Puis, quand il sentit que les temps étaient venus, il se glissa sous elle, se cala dans le sable, et l’assit sur son sexe. Ainsi, à contre-jour, le visage déformé par le plaisir, la jeune femme était d’une beauté effrayante, parfaitement surnaturelle. Venue d’un autre monde, elle semblait accéder à une dimension nouvelle, celle d’un plaisir inconnu des hommes. Athan se cambra soudain, et un liquide chaud se répandit dans le ventre de l’angelle qui se brisa dans un hurlement de plaisir.

*

*   *

L’homme et la femme s’étaient assoupis, étroitement enlacés malgré la chaleur. L’angelle se réveilla la première. Elle contempla longtemps le visage de son amant, puis s’assit, s’accoudant en une pose mélancolique. Elle se mit à pousser de l’orteil quelques débris de ces ailes longues et blanches auxquelles elle avait à jamais renoncé. Athan à son tour ouvrit les yeux. En découvrant ainsi la tristesse de sa compagne, il comprit d’emblée qu’en la conquérant, il l’avait définitivement perdue.

– Nous ne nous reverrons plus, dit-il, un sanglot étouffé dans la voix.

– Au hasard de nos destinées, Athan. Il adviendra que les fils de notre vie se croisent au cours de la longue existence qui va nous être accordée. Il t’arrivera de me revoir, de me reprendre. Pour le reste, tu dois comprendre, tu dois admettre que je suis à présent un être déchu. J’étais un ange. Tu m’as révélé en angelle, alors que tu n’étais qu’un enfant. Aujourd’hui tu m’as enfin connue comme telle. Mais, ce faisant, nous sommes allés contre la volonté des Elohim, et leur maître nous a maudits. Des siècles durant, je vais devoir mener une vie de courtisane, des siècles durant tu devras te contenter de quelques instants, de quelques baisers volés au coin des routes.

L’angelle s’était redressée. Sa longue silhouette ondulait dans le soleil couchant. Athan perçut alors un bruit inconnu, celui d’un léger ressac qui venait battre à ses pieds. Une oasis était apparue, un lac d’eau pure dansait sous les derniers reflets du jour. Il crut à un mirage et, se redressant, plongea la main dans ce qui ne pouvait être qu’une illusion. Une sensation de fraîcheur lui parcourut tout l’avant-bras. Il leva les yeux vers l’angelle.

– Mon dernier miracle, Athan. Une fois reposé, tu partiras en direction de l’est.

Elle ramassa l’un des longs pans de tissu qu’elle avait retiré à son amant à l’instant de le déshabiller et se le noua autour des hanches. Dans un sourire, elle se retourna, puis, fixant les ultimes rayons du jour, se mit en route.

– N’oublie pas la promesse que tu fis à tes frères, mon amour.

Athan voulut esquisser un dernier geste vers elle. Mais sa main se figea, arrêtée par une douleur soudaine. Dans sa paume droite, une plume blanche, à peine un duvet de cygne, s’était fichée dans la chair vive. Un sang noir et épais commençait à couler…  

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