L’Annonce

athanasiuspearl

– Mais qu’est-ce que vous avez encore fichu ? hurla Pierre, au comble de la fureur. Sous les épais sourcils de coton blanc, ses yeux gris acier lançaient des éclairs. « Et en plus, ajouta-t-il, vous me flanquez de la boue partout ! » 

Gabriel piqua du nez, contemplant ses brodequins usagés. Autour des semelles, deux petites flaques brunes tachaient le tapis, partout ailleurs d’un blanc immaculé…

– C’est qu’il fait un temps de chien, en bas ! protesta-t-il faiblement… Et puis, avec votre penchant pour le minimalisme, comment voulez-vous qu’on fasse, nom de Dieu !…

– Pas de juron, je vous prie !… N’oubliez pas où vous êtes !

– Ça m’a échappé… Je voulais dire que l’ameublement que vous avez choisi, ces lignes pures, ces moquettes écrues ou ces voilages clairs me paraissent bien peu adaptés à la situation…

– Comment cela « peu adapté » ? Le blanc ne conviendrait-il plus au paradis ? demanda sèchement Pierre. 

– Avouez quand même que dans l’entrée, ce n’est pas ce qu’il y a de plus commode. Moi, en tout cas, je trouve ça bigrement salissant !

– Bon, épargnez-moi vos critiques, jeune homme. Allez plutôt me sécher vos ailes et vos godillots sur le nuage d’en face. Vous reviendrez après me conter votre histoire. Je vais essayer de faire en sorte que ça ne barde pas trop, là-haut. 

La voix subitement adoucie, le vieil homme ponctua ses propos d’un geste du pouce en direction de l’étage supérieur. Gabriel contempla un instant le plafond de la pièce qui se perdait dans des nuées floconneuses. Puis il haussa les épaules, poussa la porte et alla s’installer en plein soleil, sur un joli petit cumulus bien rond. Il s’ébroua, agita ses longues ailes, puis s’essuya avec soin les semelles sur la ouate blanche qui moutonnait à ses pieds. Il traça ainsi une série de traînées grasses et brunâtres qu’il s’empressa de dissimuler. En grattant à peine sur les bords du nuage, il ramena quelques poignées de matière duveteuse parfaitement immaculée dont il recouvrit avec soin les marques laissées par la boue. Il tassa un peu, donna à l’ensemble un léger mouvement ondoyant puis, d’un air satisfait, contempla son ouvrage : on aurait juré que personne n’avait jamais posé le pied à cet endroit. Il pouvait retourner au paradis et tenter de se justifier devant le vieux portier, un brave homme, mais dont il regrettait qu’on l’ait doté d’un aussi sale caractère.

 

Gabriel tira timidement la sonnette et manœuvra sans plus attendre le lourd vantail. Pierre était à quatre pattes en train de brosser le tapis pour en faire disparaître toute trace suspecte.

– Comme tu vois, je répare tes bêtises. Il faut bien, à moins que tu ne veuilles subir le sort de l’ami Lucif’. Ce que tu as fait est presque aussi grave, tu sais ? Si, dans mon rapport, j’ajoute que tu as salopé l’entrée, tu es cuit… Tu imagines ça, accueillir des saints sur un sol maculé de boue ?

– Faut pas exagérer ! fit Gabriel. Ce n’étaient que deux petites taches !

Pierre s’était relevé. Du bout de la sandale, il caressa le tapis à l’endroit qu’il venait de nettoyer, afin d’en égaliser les poils.

– Bon, fit le vieillard, tu retires tes godasses et tu me donnes ta version des faits.

Gabriel s’exécuta. Après avoir déposé ses vieux brodequins à l’entrée, il s’assit sur l’un des coussins mis à la disposition des nouveaux arrivants. Il se racla la gorge et commença son récit.

– Comme vous l’aviez demandé, Pierre, je suis descendu là-bas, dans la salle d’attente, pour le dernier vol à destination de Nazareth. Il n’y avait parmi les voyageurs que deux femmes… Enfin, je veux dire deux femmes en âge de… 

L’archange rougit jusqu’aux oreilles. Son compagnon faillit l’interrompre pour lui expliquer qu’il n’y avait pas d’âge pour « cela ». Mais, songeant qu’il avait à faire à l’une de ces naïves créatures ailées, il jugea plus opportun de s’abstenir.

« Elles étaient assises toutes deux de chaque côté d’une colonne, poursuivit Gabriel. Celle de gauche était vêtue d’une robe longue, d’un bleu tirant sur le mauve. Elle était très jolie, avec un visage aux lignes pures. Mais elle me parut… comment dire ?… un peu raide… Et puis elle se tenait bras croisés… Bref, elle ne m’inspirait pas. L’autre au contraire, blonde aussi, mais vêtue de rouge…

– Putain de putain ! coupa Pierre en se prenant le front dans la main. Ne me dis pas que tu as choisi une fille en rouge ! Enfin, ignores-tu que c’est la couleur de la luxure ? Est-ce qu’elle était vierge au moins ?

– Je… répondit Gabriel fort embarrassé… Mais je n’en sais rien ! Elle était toute souriante et quand je me suis approché, elle a levé les yeux vers moi… Ils brillaient d’une lumière si intense…

– Passons… Tu lui as dis la sainte formule : « Réjouis-toi, terre non semée, réjouis-toi, buisson non consumé » ?…

– Non, je n’ai pas osé. Je trouvais cela grandiloquent. Et puis le buisson… Je craignais qu’elle n’y voie une allusion un peu grivoise… 

– Mais alors qu’as-tu dit, malheureux ?

– Rien… J’ai créé une rose rouge, exactement de la couleur de sa robe, et je la lui ai offerte… avant de me sauver en courant !

– Eh ben, quand je vais raconter ça à Dieu, ça va être ma fête ! fit Pierre. Enfin, je vais essayer d’arranger le coup.

 

– Alors c’est définitif, docteur ? demanda la jeune femme. Test de grossesse, prise de sang, examens… Tout concorde… Je suis bien enceinte ?

– Oui, Madeleine. De trois mois…

– Je n’y comprends rien.

Elle avait beau compter et recompter. On était à présent en avril. José, son dernier amant, l’avait quittée au mois de décembre. L’échec de cette dernière liaison l’avait tellement affectée qu’elle avait réduit tout contact à ceux qu’impose une vie professionnelle ou sociale modérément remplie : bonjour, bonsoir, comment vont vos enfants ? et votre charmante épouse ?… Basta ! Rien d’autre ne s’était produit, pas même un baiser au cinéma… Ah si ! Il y avait eu ce jeune homme étrange croisé à l’aéroport avant qu’elle parte en mission pour Nazareth (Pennsylvanie). Brun et mince, très beau, le visage presque féminin. Il lui avait offert une rose, et l’avait, c’est vrai, embrassée sur le front. Mais enfin ! on ne tombe pas enceinte à cause d’une rose…

Les yeux rivés au sol, Gabriel attendait la sanction. Pierre apparut enfin dans une froufroutante robe d’été.

– Va falloir réparer, mon vieux, fit le saint.

– Réparer ? Mais comment ? demanda tristement l’ange.

– On ne veut pas le savoir. On va envoyer quelqu’un d’autre qui tâchera de mettre la main sur la bonne personne. De ton côté, débrouille-toi pour que rien de l’affaire ne s’ébruite. On n’a aucune envie de se voir mettre dans les pattes un second fils de Dieu…

Dans un coin du parc, un peu à l’écart, on remarquait à peine la jeune fille, si jolie pourtant dans sa robe rouge, légère. Assise sur un banc, elle contemplait les parterres de roses d’un œil morne. Quand il s’approcha, Gabriel put voir qu’elle pleurait. Ne sachant trop comment agir, il s’assit à côté d’elle et lui prit la main. Elle le contempla, stupéfaite.

– C’est arrangé, murmura-t-il. Je vais reconnaître l’enfant.

 

 

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