L'Anonyme

alice-h

Elle a envoyé un mail au bureau pour prévenir qu'elle ne viendrait pas travailler cette semaine :  elle devait partir d'urgence retrouver sa famille suite à un souci. Elle n'en a pas dit plus, c'était inutile : sa pudeur mêlée à de la distance  faisait qu'on ne lui posait jamais de questions. On n'osait pas lui demander plus que ce qu'elle dévoilait.  

Elle n'avait pas tout-à-fait menti : elle devait partir d'urgence, pas pour retrouver sa famille.


Elle est allée à la gare prendre un billet pour Bruxelles comme elle serait allée à la boulangerie acheter du pain. 

Quand les jours, les semaines et les mois s'écoulent trop lentement, il vaut mieux partir pour les aider à faire leur travail de temps qui passe.


Elle ne connaissait pas Bruxelles mais les récents événements les reliaient toutes les deux : elle avait l'impression de la comprendre, comme une inconnue au regard triste que l'on croise. Rien qu'en l'observant, dans un train, dans un bar, on a l'impression qu'on sait ce qu'elle traverse, on voudrait aller la voir, lui mettre la main sur l'épaule et lui dire « Je sais ce que tu vis… moi aussi … »

L' une avait été la cible de terroristes, l'autre avait reçu une nouvelle qui a produit l'effet d'une bombe dans sa vie. Les deux ,qui d'ordinaire,  étaient si pleines de vie se retrouvaient seules, vides, dévastées, tremblantes face à l'avenir, mais vivantes. 

Leurs âmes s'étaient recroquevillées au fond d'elles-mêmes, tremblantes de froid : toute la chaleur du monde s'était évaporée ce jour-là. Puis tremblantes de peur, face aux épreuves qu'elles devraient affronter seules. Et enfin, tremblante d'épuisement au beau milieu de la lutte. 


Les âmes ont parfois besoin de se reposer. 



Comme à chaque fois qu'elle voyage, elle se remémore cette phrase qu'elle avait lue dans « Si par une nuit d'hiver un voyageur … » : « On ne ressent un peu d'isolement que durant le trajet d'un lieu à un autre, c'est-à-dire quand on n'est dans aucun lieu. » Elle aimait cette sensation d'être nulle part. Souvent, elle lui suffisait. Mais pour deux ou trois jours, elle avait aussi besoin de n'être personne. 


Dormir dans une chambre neutre, se promener dans des rues qui n'étaient autres que des enfilades de bâtiments, dans lesquelles aucun souvenir ne planait. Elle voulait être transparente l'espace de quelques jours et ne plus ressentir que la douleur de ses jambes à force d'avoir trop marché. Avoir des ampoules aux pieds plutôt que des bleus au coeur.

Flâner dans les rues où elle ne croiserait personne qu'elle connait et où personne ne la verrait vraiment : les regards glisseraient sur elle sans aucune accroche. Découvrir la ville avec des yeux qui n'auraient encore rien vu. Croquer dans du chocolat, des gaufres et des frites avec une bouche qui n'aurait encore jamais rien gouté. 


Le Grand Sablon, le Petit Sablon, l'avenue Louise, la Grand-Place … la jeune femme allait n'importe où, où il n'existait pas , où elle n'avait pas été deux. Dans ces rues inconnues : inutile de baisser les yeux pour éviter de trébucher sur un souvenir. Elle ne risquait pas d'apercevoir à l'encre invisible, comme taguée sur les murs, les belles paroles qu'ils avaient prononcées à un endroit précis et banal.

Elle allait dans ces lieux où elle savait que le deuil ne l'attendait pas, confortablement installé sur la chaise en face de la sienne la regardant d'un air goguenard. C'était lui qu'elle fuyait depuis deux mois, ce harceleur invisible.


Elle le trainait derrière elle, comme une valise qui l'encombre, la ralentit et l'amène parfois à s'arrêter à cause de l'épuisement. Un bagage qu'elle refuse cependant d'abandonner sur le trottoir parce qu'au fond, il est tout ce qu'il lui reste : seul témoin de ce qui a existé, vestige d'un passé définitivement enterré. 

Ses pas se faisaient plus légers à Bruxelles, son dos ne se courbait pas. Elle avait perdu son bagage, certainement oublié dans le train. « Mesdames et messieurs, pour la sécurité de tous veuillez signaler tout bagage qui vous paraîtrait suspect ou abandonné » Non, ne le signalez pas celui-ci, laissez-le partir loin. Il l'attendrait peut-être dans le train du retour … mais quoiqu'il en soit, il serait plus léger et elle aurait plus de forces pour le porter. 


Le temps avait été vivant pendant ces deux jours, elle qui avait pris l'habitude de le tuer. Elle savourait chaque minute passée telle une déserteuse qui aurait abandonné la bataille quelque temps. Consciente qu'il faudra revenir au front, la parenthèse n'en est que plus belle. 


Le matin du troisième jour, elle rentra. Sa vie l'attendait. 


Il n'y avait aucun colis piégé dans le train de retour, seulement un mélange d'impatience et de peur. Au fur et à mesure des gares traversées, elle retrouvait une partie d'elle. Cette sensation n'était pas désagréable, au contraire, la transition se faisait dans la douceur. 


Elle entra dans son appartement, les chaises étaient vides. Le deuil ne l'avait pas attendue. Il avait remplacé la valise par une petite boite, déposée sur la table du salon, qu'elle n'ouvrirait pas maintenant. Elle la soupesa tout de même : elle sera beaucoup plus facile à porter.


Arrivée dans la chambre, elle l'aperçut, étendue sur son lit, endormie et paisible : son âme enfin reposée. 






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