Vous laisseriez-vous influencer ?
1.
Voilà plusieurs jours que mon téléphone portable n'arrête pas de sonner. Je ne décroche pas. J'ai l'habitude de ne jamais décrocher, quand il s'agit d'un numéro que je ne connais pas. Peut-être allez-vous me traiter de paranoïaque ?
Il y a quelques temps, Viviane – la personne la plus proche de moi, ma sœur – a noyé son petit garçon dans une baignoire. Quand on lui a demandé, lors de son procès, les raisons qui l'avaient poussé à commettre un tel acte barbare, celle-ci a répondu que quelqu'un l'avait poussé à le faire. Et lorsqu'on lui a demandé de qui il s'agissait, Viviane a répondu qu'elle ne l'avait jamais vu. Naturellement, son avocat a plaidé la démence. Elle est internée, à l'heure qu'il est.
D'une certaine façon, je me sens responsable de ce qui est arrivé. Si j'avais été plus vigilant, plus à son écoute, ce drame aurait-il pu être évité ? J'adorais mon neveu. Sa perte m'attriste énormément. Bizarrement, je n'en veux pas à ma sœur.
La première fois que Viviane m'a parlé de ce qui lui arrivait, je ne l'ai pas prise au sérieux. J'avais mis cela sur le compte de la fatigue, du stress, du surmenage. Élever un enfant toute seule n'est pas une chose facile ! Je me rappelle lui avoir simplement conseillé de se reposer ou, au pire, d'en parler à un psychiatre.
2.
Maintenant, revenons à mon histoire. Un numéro inconnu ne cesse de m'appeler. Une curiosité bien naturelle me pousse à décrocher mais, pour ne pas y céder, je décide d'éteindre mon téléphone portable jusqu'à nouvel ordre.
Je parviens à tenir un certain temps, mais je me sens encore plus isolé que je ne l'étais précédemment. Ajoutez à cela le fait que je suis célibataire de longue date – ma dernière relation remonte à plus d'un an et elle s'est achevée brutalement – je suis vraiment très seul.
Ce soir, alors que la nuit est déjà bien avancée, j'ai décidé d'en finir, après une longue et profonde réflexion. Je vais m'envoyer une boite entière de somnifère. De cette façon, j'arrêterai de souffrir. J'en aurai fini pour de bon avec la solitude, avec la piètre estime que j'ai de moi-même. Avant cela, je décide d'allumer mon portable pour envoyer un message d'adieu aux peu de contacts que j'ai.
Je découvre qu'au milieu des messages de démarcheurs voulant me proposer de nouveaux abonnement attractifs, j'ai une dizaine d'appels en absence, toujours en provenance du même numéro. Je décide finalement de presser la touche de «rappel». Quelqu'un décroche presque aussitôt. Au début, je ne perçois que son souffle. J'articule alors un «allô» d'une voix mal assurée.
Comme personne ne répond, je raccroche. Je repose mon portable sur la table de nuit, quand celui-ci se remet à sonner. Mais à quoi cela rime ?! Après un instant d'hésitation, je décroche de nouveau.
Qu'êtes-ce que vous me voulez ? je crie presque.
La question est plutôt : qu'est-ce que tu veux, TOI ? me répond une voix masculine, grave et profonde.
Je réplique :
Vous osez me demander ce que je MOI je veux ?!
Oui. Je te demande ce que tu veux. Ce que tu veux VRAIMENT.
Je ne comprends pas, dis-je, pris de court.
Qu'est-ce que tu désires dans la vie ? insiste la voix.
En quoi ça vous intéresse ?
Je ne te connais pas, mais je me soucie de ton bien-être.
Il y a quelque chose de magnétique dans cette voix, un timbre particulier qui invite à l'écoute.
Pourquoi je vous écouterais ? Je devrais raccrocher.
C'est ton choix. Mais avant, tu devrais m'écouter...
Je marque un temps d'arrêt. Cet inconnu a su éveiller ma curiosité.
Chaque jour, tu te lèves, morose. Tu te rends au travail pour accomplir ta journée stressante ou monotone. Peut-être même que tu te tues à la tâche, puis tu rentres chez toi, où tu es seul. Tu cherches un sens à une existence qui n'en a pas. Tu survis davantage que tu ne vis.
C'est le cas de millions de gens, j'imagine.
Pourtant, tout ce que tu souhaites dans la vie, tu peux l'avoir.
Suis-je tombé sur un escroc, un gourou ? Si on laisse trop parler ces gens-là, ils finissent par vous embobiner. Sa technique à lui consiste-telle à amener les gens à se confier, comme le ferait un psychothérapeute ?
Si tu as choisi de décrocher, poursuit la voix, c'est parce que tu as besoin d'aide. Sans le savoir, tu attends que quelqu'un te montre la voie.
OK et maintenant, vous allez me demander de l'argent ?!
Je t'attends rien de ta part, juste que tu m'écoutes. Qu'est-ce qui te ferait plaisir, là tout de suite ?
Je ne sais pas.
Il y a bien quelque chose...
Après une courte hésitation, je me lance :
Je passe trop de temps à travailler. J'aimerais pouvoir décompresser, faire la fête : boire, baiser une inconnue, parier aux jeux. Mais je n'ose pas.
Qu'est-ce qui t'en empêche ?
Je ne sais pas...
Ce soir, tu vas sortir et t'amuser. La nuit est encore jeune. Demain soir, je t'appellerai de nouveau. Tu as intérêt à en profiter !
J'acquiesce, malgré moi.
Maintenant, je dois y aller.
Avant de partir : dites-moi qui vous êtes !
Considère-moi comme ton nouveau meilleur ami.
Le temps que je formule une autre question, mon interlocuteur a raccroché. Je reste un instant figé, mon portable à la main, méditant sur l'étrange conversation que je viens d'avoir en me demandant si je ne l'ai tout simplement pas rêvé.
J'hésite à me recoucher et à oublier cet échange avec un inconnu ou à mettre ses conseils à exécution. Je décide finalement de me lever. Après tout, je peux juste me promener en ville. Je verrai bien où cela me mènera. De toute façon, je n'ai pas sommeil. Autant mettre ce temps à profit plutôt que de tourner et retourner dans mon lit des heures durant.
Après avoir rapidement enfilé un pantalon et une veste, saisissant mes clés et mon portefeuille, je sors de chez moi. Empruntant le couloir puis l'ascenseur, je sors de mon immeuble de résidence. Je réalise qu'il fait frais dehors, surtout à cette heure-ci : nous approchons de la fin de l'automne. Je me dépêche d'entrer dans le métro, où un vent glacial s'engouffre, direction le centre ville. Là où je vis, en banlieue, il n'y a pas grand chose à faire. Rien d'excitant en tout cas !
Sur le trajet, je me rends compte qu'en définitive, je n'avais aucune intention de mettre fin à mes jours. J'avais simplement besoin que l'on m'insuffle de nouveau l'envie de vivre, une motivation pour avancer. Je ressens à présent le besoin de m'éclater, d'expérimenter à fond de nouvelles choses, inconnues et insolites. Avant, j'étais l'esclave de ma vie ; je m'apprête à la dompter !
3.
Je sors enfin de la bouche de métro pour me retrouver à l'air libre. Empruntant quelques rues au hasard, marchant au cœur de la ville sans but précis, je finis par jeter mon dévolu sur un night-club dont l'enseigne, bordée de néons roses, sonne comme une incitation à la luxure. L'endroit idéal, en somme ! L'entrée est gardée par deux videurs, immobiles comme des sphinx, massifs comme des golems.
A l'intérieur, les lumières tamisées éclairent partiellement les canapés rouges dans lesquels se vautrent hommes d'affaires, traders, cadres supérieurs, un verre à la main, entourant dans leur bras de jolies jeunes femmes dévêtues. D'autres créatures, également dénudées, dansent de manière suggestive autour de poutres en métal brillantes fixées entre le sol et le plafond. Les gens s'amusent, sur fond de musique sexy. Il règne ici une forme d'insouciance, pas d'innocence.
Je m'avance timidement, traînant ma carcasse jusqu'au comptoir du bar, où je commande un whisky en m'excusant presque d'être là, tant le barman et les filles me regardent avec suspicion. Je fais apparemment tâche dans le décor. On sent que je n'ai pas l'habitude d'être là. Pendant un instant, j'envisage de rebrousser chemin quand une jeune femme en robe courte, accoudée au comptoir, se tourne vers moi en plantant son regard dans le mien. Elle me sourit. Elle est très belle. J'ai l'impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Mon cerveau me hurle de quitter cet endroit mais il est trop tard pour me débiner : si je suis venu jusqu'ici, c'est pour m'enrichir de nouvelles expériences.
Bonsoir, me dit-elle en me tendant une main pour que je lui serre.
Une main fine, aux longs ongles rouges.
Je lui serre la main en guise réponse et la détaille de la tête aux pieds : malgré sa petite taille, la jeune femme dégage une sacré présence. Ses yeux verts émeraude et ses cheveux raides, noir corbeaux, y sont sûrement pour quelque chose.
Comment t'appelles-tu ? me demande-t-elle en optant tout de suite pour le tutoiement.
même pas sûr qu'elle l'ait compris. Pourtant, cela paraît la satisfaire car elle me répond par un sourire.
Moi, c'est Mona, enchaîne-t-elle alors. Comme la Joconde. Évidemment, c'est un surnom. On en a toutes un, ici. A propos, tu recherches quoi dans cet endroit ?
Pourquoi cette question ?
Je ne peux pas croire que tu sois là par hasard.
Mona me sourit de nouveau, comme si cette réponse lui convenait. Après avoir brièvement discuté avec moi, elle entend son surnom dans le microphone, signe qu'il est temps pour elle de regagner le podium et de danser pour les clients.
Je dois retourner bosser, dit-elle. Mais si tu as quelques billets et si ça te tente, je peux te proposer un show privé après ma danse ?
Je me laisse tenter par la proposition. A quoi sert tout le fric que je gagne si je ne peux pas en profiter ? Après s'être dévêtue et avoir effectué sa danse, de laquelle je ne perds pas une miette, Mona descend du podium pour m'entraîner dans une cabine privée. Alors qu'elle me guide par le bras, j'aperçois au fond de la salle un homme assis sur un canapé, qui me dévisage d'un air mauvais. Un client jaloux ?
Nous entrons dans la cabine, où la lumière y est encore plus faible que dans la pièce principale du club. Là, Mona commence à danser devant moi, d'abord de façon sage puis de plus en plus torride. Son corps, que j'entrevois davantage que je ne le vois, ondule gracieusement sous mes yeux, tandis qu'elle vient se frotter à moi par intermittence. J'ai l'impression d'être sur le point d'exploser. J'ai une furieuse envie de prendre cette fille, de la posséder entièrement. Mais dans un spectacle de ce genre, on n'a seulement le droit de regarder, pas de toucher ! Une caméra filme tout en permanence et celui, mal avisé, qui transgresserait la règle et incommoderait les filles, serait aussitôt expulsé manu militari.
Après m'avoir délesté de deux gros billets, Mona m'invite à sortir de la cabine. Je lui propose de lui offrir un verre au comptoir, ce qu'on a le droit de faire. Elle accepte. Le courant a l'air de bien passer entre nous, à moins que Mona ne fasse juste preuve d'un grand professionnalisme à mon égard. Peu importe, cela me fait du bien, même si c'est de l'esbroufe !
Nous discutons un petit moment, jusqu'à ce que le client que j'ai aperçu tout à l'heure ne se lève et s'approche de nous. Je ne le sens pas arriver, derrière moi. Celui-ci m'agrippe brutalement l'épaule, m'obligeant à me retourner. Je lui fais face. De près, il a l'air plus costaud que vautré dans la pénombre. S'il m'attaque, je ne ferai jamais le poids. Bien que j'aie la trouille, j'essaie de ne pas le montrer.
T'as rien à faire ici, beugle-t-il à mon attention. Dégage de là !
Je ne bronche pas.
Jeff, s'il te plaît, laisse-le ! le supplie Mona, qui sait que la situation peut rapidement dégénérer.
Ne cédant pas à la panique, je renchéris :
Tu as entendu ce qu'elle a dit ? Va voir ailleurs !
A ces mots, Mona devient blême. Au risque de me prendre un coup de poing, je plante mon regard dans celui de l'indésirable, davantage pour impressionner la jeune femme que par réel courage, je l'avoue ! Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne me suis pas battu depuis le collège. Autant dire depuis presque trois décennies. L'homme me pousse avec le bras, m'obligeant à reculer. Je le frappe alors à la poitrine, mais étant donné sa masse et le peu de force que j'ai, ce dernier ne bouge pas d'un iota. Il m'agrippe alors à la gorge et serre. Tandis que je commence à étouffer, j'entends Mona qui le supplie de me lâcher, sous les regards indifférents de la masse. Mes mains errent sur le comptoir du bar à la recherche d'un objet pouvant me servir à me défendre. Alors que je suffoque et que la tête me tourne, je finis par mettre la main sur une bouteille et, dans un effort inouï, comme tenu du fait que je suis sur le point de perdre connaissance, je lui abats sur le crane. L'homme me lâche et tombe par terre, sonné.
Je pourrai m'arrêter là, partir sans demander mon reste, mais une impulsion me pousse à me jeter sur lui par terre et à le rouer de coups sur le visage. Pris d'une véritable frénésie, je frappe encore et encore, me délectant de sa souffrance. Il paie pour les autres, ceux qui m'ont pourri la vie jusqu'à présent.
Soudain, je sens qu'on me tracte. L'un des deux vigiles me soulève. Malgré que je me débatte, on me conduit à la sortie. Je jette un dernier coup d'œil en arrière pour apercevoir Mona qui observe, mi outrée, mi choquée par ce qui se passe. On me balance dehors, où j'atterris au milieu du trottoir.
Maintenant, dégage ! m'aboie le vigile qui m'a transporté. Et qu'on ne te revoit pas dans le coin.
Je me relève et m'éloigne en massant le cou puis le dos. J'ai mal de partout. Dans ma chute, j'espère ne pas m'être déplacé une vertèbre, sinon je vais déguster un pendant bon moment !
Je me marche pendant de longues minutes, errant de nouveau au gré du hasard, avant d'atterrir dans le seul bistro encore ouvert dans le coin. Là, je me prends une cuite carabinée et finalement, comme je me mets à importuner les habitués, on me met dehors encore une fois. Quelques mètres plus loin, je m'appuie contre un mur pour vomir, puis c'est le trou noir.
Ce que j'ignore, c'est qu'après avoir retrouvé tant bien que mal le chemin de chez moi, j'ai dormi une partie de la nuit dans la cage d'escalier, avant de me traîner jusqu'à la porte de mon appartement, au septième étage, puisque l'ascenseur est en panne depuis plusieurs semaines – sans qu'aucune réparation ne soit prévue à ce jour. Arrivé à mon étage, j'ai mis près d'une demi heure à introduire la clé dans la serrure, trop saoul pour viser correctement.
Une fois rendu dans mon chez-moi, je me suis écroulé sur mon lit, tout habillé. Quelques secondes après, je me suis endormi, Mona flottant à travers la brume de mes pensées, pleines de bruit, de musique et de néons clignotants.
4.
Je me réveille le lendemain avec une sérieuse gueule de bois, persuadé d'avoir oublié une chose importante. Cela me revient aussitôt : nous ne sommes pas le week-end mais en pleine semaine, ce qui veut dire que je dois aller travailler. Je regarde l'heure sur le radio réveil et prends peur : j'ai dormi toute la matinée, j'ai donc raté une demi journée de travail ! Je suis bon pour me faire engueuler par mon «connard en chef», qui ne ratera pas cette occasion de m'admonester et de m'humilier une nouvelle fois en public.
Je me rappelle à quel point je hais ce travail et encore plus ce type ! Pendant un instant, j'envisage de me faire porter pâle, mais je déteste les médecins encore plus que mon boulot, et le bougre risquerait de me débusquer une vraie maladie. Non, mieux vaut prendre mon courage à deux mains et aller au charbon !
En me levant, je me regarde dans le miroir : j'ai l'air d'un cadavre. Je prends une douche rapide pour me réveiller et recouvrer une apparence « humaine » – mais aussi pour me laver de la nuit que je viens de passer même si, je dois l'avouer, j'ai pris du plaisir à faire certaines choses.
Pareil à un gigantesque insecte surgit du fond de la terre, rampant et grondant, la rame de métro m'engloutit pour m'emmener dans une banlieue à l'opposé de la mienne, là où s'érigent par dizaine des tours de métal qui, elles aussi, avalent les travailleurs pour les faire souffrir au quotidien, tels les prisonniers d'un donjon moderne dont on ne sort jamais. C'est donc là que je me rends, chaque jour de la semaine, l'open-espace faisant office de cellule partagée avec mes collègues et mon supérieur de maton zélé, toujours prêt à mater ceux qui sortent du rang. Dès que je pense à lui, j'éprouve une envie de meurtre.
J'arrive un peu après la fin de la pause déjeuner. Tout le monde s'est déjà remis au travail. A peine suis-je parvenu à l'étage et ai franchi la porte à l'aide de mon badge que la fouine qui me sert de chef bondit sur moi toutes griffes dehors, me sortant de la rêverie dans laquelle je suis plongé depuis plusieurs minutes.
Vous vous êtes surpassé aujourd'hui, me dit-il, suffisant fort pour que tout le monde puisse entendre.
Je commence à formuler une explication, à laquelle je ne crois pas moi-même, quand je suis interrompu :
Ne vous fatiguez pas, me coupe-t-il. Je me suis déjà entretenu avec les ressources humaines et la décision à été prise. Pas la peine d'enlever votre manteau : vous pouvez récupérer vos affaires et fichez le camp !
Je m'apprête à répondre quand mon supérieur me coupe de nouveau la parole, de sa voix nasillarde :
N'oubliez pas de déposer votre badge à l'entrée en partant et de récupérer votre chèque même si, selon moi, vous n'avez rien fait pour le mériter.
Encore sous le choc, je récupère quelques affaires qui traînent sur mon bureau, c'est à dire presque rien : deux ou trois stylos mordillés sous l'effet du stress et un bloc note entièrement noirci de gribouillages. Personne ne se précipite pour venir me dire au revoir, trop « absorbés » par ce qu'ils font. J'ai remarqué une chose : même si leur travail laisse à désirer, les lèches-bottes conservent toujours leur place. Mais si vous, vous avez le malheur de ne pas être d'accord avec votre hiérarchie, on trouvera le moyen de se débarrasser de vous. Quand je pense à tout ce que j'ai donné à cette société : quel remerciement !
En réalité, c'est plutôt un soulagement pour moi de quitter cette entreprise que je déteste. Mais à cause de cet enfoiré, je n'aurai bientôt plus de revenus. Dépité, je sors de la tour de verre et d'acier pour la dernière fois, la main crispée sur mon dernier chèque, en réalisant qu'on vient de me licencier sans préavis. Je pourrais toujours engager des poursuite, mais je n'en éprouve même pas le courage.
Il est déjà tard et je me morfonds dans mon appartement. Je n'ai pas envie de sortir – de toute façon, je n'en ai plus les moyens –, encore moins de mater la télévision – il n'y jamais rien d'intéressant sur les chaînes publiques et je n'ai pas d'abonnement numérique. Lire m'agace et écouter de la musique tout autant. Les sites pornographiques peuvent m'occuper un moment, mais je n'irais pas jusqu'à considérer cela comme véritable occupation. Ce serait vraiment pathétique.
J'en suis donc là, en train de me prélasser sur mon canapé-lit, à me demander sans grande conviction de quoi seront fait mes lendemains, une fois que j'aurai pointé au chômage, quand mon smartphone sonne à côté de moi, sur la table de nuit. M'emparant du petit objet qui régit désormais nos vies à tous, je découvre qu'il s'agit encore et toujours du même numéro. L'inconnu au bout de la ligne.
Un instinct de préservation ancestral me pousse à ne pas répondre, à laisser le portable sonner. Pourtant, une petite voix dans ma tête me dit de décrocher et, l'espace d'un instant, j'évalue les deux options. Après tout, cet inconnu est, pour ainsi dire, mon seul et unique «ami» à l'heure actuelle. Et ce soir j'ai, plus que jamais, besoin d'un soutien moral. Je décroche donc, la main tremblante.
Alors, commence-t-il, avant même que j'aie le temps de dire «allô», tu t'es bien amusé hier soir ?
Je dois reconnaître que oui. J'ai passé une drôle de soirée mais si c'était à refaire, je crois que je le referais.
Je savais que ça te ferait du bien, enchaîne-t-il, que tu en avais besoin, comme s'il connaissait déjà ma réponse.
Je finis par avouer que j'y ai pris du plaisir.
Alors, quand est-ce que tu remets ça ?
Je n'ai pas la tête à ça, désolé.
Qu'est-ce qui ne va pas ? me demande la voix, après un court silence.
Aujourd'hui, j'ai perdu mon job... à cause de mon connard de supérieur.
En réalité, j'ai plutôt perdu mon travail à cause de mes conneries d'hier soir mais là tout de suite, j'ai envie de lui faire porter le chapeau et fermer les yeux sur ma propre responsabilité.
Pourquoi tu ne te venges pas de lui ? me lance la voix, tout à trac.
Comment ? Je ne bosse plus là-bas, je ne peux plus rien faire.
Mais tu pourrais l'attendre à la sortie du travail par exemple, pour lui faire passer un sale quart d'heure...
Cette idée me remplit de joie et d'excitation. Je m'empresse de demander :
Comment est-ce que je m'y prends ?
Est-ce qu'il prend les transports en commun ? Ou bien est-ce qu'il possède une voiture qu'il gare quelque part ?
Excité comme un gosse, je réponds :
Il possède son propre véhicule de fonction garé dans un parking situé sous l'immeuble mais qui ne nécessite l'accès d'aucun badge !
Bingo ! Est-ce qu'il est du genre à accumuler les heures supplémentaires ?
C'est un drogué du travail ! Il n'a aucune vie privée – entre sa femme et son job, il a tranché ! Il quitte le bureau en toute fin de soirée, quand il n'y a plus personne, pas même le grand patron.
Dans ce cas, tu vas te rendre demain soir pour l'attendre sur place et là, tu lui administres une bonne correction dont il se souviendra !
La voix marque une pause. Je suis suspendu à ses paroles.
Tout ce dont tu as besoin, dit-elle, c'est d'une cagoule pour ne pas qu'on te reconnaisse et d'une arme facile à te procurer.
J'ai tout le temps libre nécessaire pour ça, à présent ! dis-je, trépignant.
Parfait. Je te rappellerai après demain soir, dit la voix avant de raccrocher.
N'ayant pas sommeil, j'allume mon ordinateur pour me connecter à internet, à la recherche d'une boutique d'armes dans mon quartier. Après avoir surfé quelques minutes pour trouver mon bonheur, je décide de m'y rendre dès l'ouverture. Je passe le reste de la nuit à fixer le plafond.
6.
Le lendemain matin, debout avant le lever du jour, j'enfile un pantalon et avale rapidement un café pour dissiper l'effet de la fatigue, avant de sortir de chez moi. Je me rends compte que je n'y jamais eu l'occasion de contempler l'aube – j'aime les grasses matinées, d'habitude – et je me rends compte à quel point c'est beau, cette lumière dorée rasant les murs des immeubles, l'astre du jour pointant petit à petit son nez sur la ville et le reste du monde.
Ce matin, je me sens comme le soleil, en pleine ascension. En train de renaître après une longue nuit. J'ai l'impression d'être un homme nouveau, maître de son destin, invincible et déterminé.
Arrivé devant la boutique d'arme, j'étouffe un juron. Dans ma hâte, je n'ai pas pensé à vérifier les horaires. Le magasin n'ouvre pas avant dix heures – il n'est encore que sept heures – et, de plus, celui-ci est fermé pour travaux pendant une semaine. Pas question pour moi d'attendre jusque là ! Bien sûr, je pourrais partir à la recherche d'une autre enseigne. Après tout, j'ai la journée entière pour cela !
Une idée me vient alors à l'esprit : je n'ai finalement pas besoin d'une véritable arme. Une simple batte de base-ball fera l'affaire. Il y en a dans n'importe quel magasin de sport et ça, je sais où en trouver – car à une époque, encore pas si lointaine, j'ai été un véritable sportif. Je me promène en ville, jusqu'à l'ouverture des magasins. Puis je me procure ce dont j'ai besoin, moyennant une quarantaine d'euros – mon compte bancaire est en souffrance depuis l'autre soir, surtout qu'à présent, je suis sans emploi. Je pars ensuite à la recherche d'une cagoule de style «braqueur», que je dégote dans une boutique de farce et attrape.
Tandis que je paie la cagoule, une vingtaine d'euros, je constate que le vendeur louche sur ma batte d'un air suspicieux. Je lui explique qu'il s'agit d'un tournage de film sur des braqueurs de bijouterie. Cette explication paraît le satisfaire. Je sors de là, fourrant le tout dans un grand sac, et prends le métro qui ramène chez moi, dans cet appartement dont je ne pourrai bientôt plus payer le loyer.
7.
J'entre dans mon immeuble résidentiel et traverse le couloir pour me diriger vers la cage d'ascenseur. Une fois dedans, je m'apprête à appuyer sur le bouton pour me rendre à mon étage, lorsqu'une jeune femme fait irruption à côté de moi. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine : il s'agit de ma voisine du dessous. Un joli brin de fille. Encore étudiante, si j'ai bien compris. Je crois qu'elle s'appelle Alice mais qu'on la surnomme «Ally».
Sans m'adresser un regard, elle appuie à son tour sur le bouton pour se rendre à son étage. Les portes de l'ascenseur se referment et la machine monte. Je ne sais pas si elle est hautaine ou seulement timide.
La seule conversation que nous ayons eu, c'est lorsqu'elle est venue frapper à la porte de mon appartement, un soir, pieds nus et en pyjama, pour se plaindre du fait qu'elle n'arrivait pas à travailler parce qu'elle m'entendait faire les cent pas. Elle venait d'emménager et j'avais pensé, naïvement, qu'elle m'invitait à prendre un verre chez elle. Je me souviens lui avoir promis de faire plus attention, tout en lui faisant comprendre qu'elle ne pouvait pas m'empêcher de vivre non plus. Dès lors, elle a affiché une certaine froideur a mon égard. C'est bien dommage, car je la trouve tout à fait à mon goût. Et nos vingt ans de différence d'âge – j'ai une quarantaine d'années – ne me dérangeraient pas.
L'ascenseur arrive à son étage. Les portes s'ouvrent et la demoiselle marmonne alors un «au revoir» si peu audible que je ne suis pas réellement sûr de l'avoir entendu, si ce n'est dans mon imagination. Comme elle a passé son temps à me tourner le dos, je n'ai pas eu l'occasion de contempler son joli minois de femme-enfant, seulement sa chevelure châtain clair. Je me promets de l'inviter à sortir, tout en sachant pertinemment que jamais je ne trouverai le courage de le faire.
8.
De nouveau, je suis allongé sur mon lit, à réfléchir. Je commence à émettre des doutes sur mon projet. Suis-je capable de faire ce que je m'apprête à faire ? J'ai peur de me dégonfler au dernier moment, de prendre mes jambes à mon cou. Je voudrais pouvoir parler à la Voix au téléphone, pour qu'elle me rassure. J'hésite à l'appeler mais je m'abstiens, même si j'aurais bien besoin d'encouragement.
J'essaie de trouver toutes les bonnes raisons de passer à l'acte. La première, c'est qu'à cause de mon ex-supérieur, je me retrouve privé de mon emploi. Un emploi pour lequel je me suis sacrifié, au fil des années. La seconde raison, c'est que je déteste profondément cet imbécile, certainement parce qu'il a commencé à me détester le premier. La troisième, c'est qu'il faut bien que quelqu'un se charge de lui donner une leçon, pour qu'il comprenne ce qu'est la peur, qu'il ressente enfin la détresse qu'il inflige aux autres. Pour toutes ces raisons, je DOIS le faire !
J'attends qu'il soit tard, suffisamment pour que les employés aient tous quitté la société, puis j'emprunte le métro, direction l'endroit où je me rendais jadis, tous les matins. Dans le parking, je sors de mon sac la batte et la cagoule, que j'enfile. J'attends patiemment, que mon supérieur sorte de l'immeuble, avant de le suivre discrètement entre les rangées de voitures, en priant pour que personne ne soit témoin de la scène, au moment où je vais fondre sur lui. Je respire à fond.
Alors qu'il s'apprête à entrer dans son véhicule, déverrouillant la portière à l'aide de sa télécommande, je bondis tel un fauve, lui assénant un puissant coup dans l'épaule. Ce dernier pousse un cri en se tenant l'épaule. Je le frappe à nouveau pour le faire taire, cette fois au visage, avec la poignée de la batte. Je lui fracasse le nez, qui se met à ruisseler de sang aussitôt. Sonné, le petit homme tombe par terre et se recroqueville, comme un enfant tabassé par un plus grand que lui – ce qui a sans doute dû lui arriver jadis, d'où le besoin de se venger sur les autres en abusant de son autorité. Je lui bourre ensuite le ventre de coups de pieds, tandis qu'il articule des mots qui ressemblent à «pitié» et à «s'il vous plaît». Acculé ainsi, il ne peut que supplier. Il est à ma merci. J'aime le voir dans cet état, cela me plaît. Ce sentiment de supériorité que j'ai sur lui est presque orgasmique.
Il tend la main vers moi, c'est alors que je l'assomme avec ma batte, avant de fuir à toutes jambes, après avoir récupérer mon sac de sport laissé dans un coin. Tout en courant, j'enlève ma cagoule et la fourre dedans, ainsi que mon «arme».
Tandis que je cours, j'éprouve un sentiment d'allégresse. Je n'ai pas l'impression d'avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire d'avoir rendu service à tous. Je m'engouffre dans le métro, mettant le plus possible de distance entre moi et ma victime. Une pensée m'assaillit, tout à coup : et s'il m'avait reconnu, malgré mon visage masqué ? Ou s'il avait deviné mon identité ? Non, il m'a toujours pris pour une lavette : cette idée ne lui traverserait même pas l'esprit !
Malgré tout, si j'étais allé trop loin ? Et si le coup que je lui ai asséné à la tête lui avait provoqué une commotion ? Si ça le plongeait dans le coma ? Je n'ai tout de même pas frappé si fort ! Il avait l'air conscient, lorsque je l'ai laissé.
Peut-être aurais-je dû me contenter d'érafler la carrosserie de son véhicule ? Je finis par me tranquilliser, par trouver un tas d'excuses à mes agissements et, en arrivant à mon domicile, je suis totalement convaincu du bien fondé de ce que j'ai fait. Et puis, comment une chose aussi jouissive pourrait-elle être mal ?
9.
J'en suis là de mes réflexions, quand je franchis de la porte de mon immeuble. Alors que je me dirige vers l'ascenseur, je croise de nouveau la demoiselle dont je vous ai parlé précédemment – décidément, serait-ce le destin ? Celle-ci me dépasse, sans un regard pour moi. Cela m'arrange, à vrai dire : je me suis rendu compte que la batte, à l'intérieur de mon sac, est mouchetée de sang. Ça aurait été dommage qu'elle prévienne la police.
Quand elle passe à mon niveau, J'ai quand même le temps de jeter un œil à ses jolies formes. A en juger par sa tenue – un jogging et des baskets, elle s'apprête à faire son footing. A cette heure tardive ? Voilà qui est peu courant et me donne une information intéressante sur elle !
Une fois chez moi, je nettoie énergiquement le sang sur la batte avec le jet de la douche. Le sang s'écoule et se répand, perdant sa consistance et son épaisseur, se disloquant tel un nuage, avant de disparaître dans le conduit d'évacuation avec ce qu'il me reste de culpabilité. Cette nuit-là, je dors comme un bébé.
Le lendemain matin, je me réveille avec la sensation d'un vide intérieur. Je me sens fatigué, déprimé. Comme si je n'avais plus aucun but. A bien y réfléchir, c'est le cas. A présent, que vais-je faire ? La Voix au téléphone pourrait peut-être m'aider à décider. J'éprouve de nouveau l'envie de l'appeler. Sans ses conseils, je me sens perdu.
J'ai l'impression d'être tombé dans une dépendance engendrée et alimentée par la solitude. Cela me fait peur et en même temps, je ne sais pas comment arrêter. C'est comme si j'étais lancé à bord d'un train lancé à toute vitesse, sans savoir où se trouvent les freins et qu'en même temps, le train, c'était moi.
Je finis par céder et par l'appeler, comme ces amoureux qui ne peuvent résister à l'envie de joindre l'objet de leur affection. Après une courte attente, je tombe sur un répondeur sans messagerie. Je raccroche aussitôt.
Je passe le reste de la journée à me morfondre en me demandant quoi faire. Vers la fin de l'après midi, je me décide finalement à sortir pour m'amuser. Je dépense de l'argent au casino – la dernière chose que je devrais faire, en ce moment – et je picole. Des choses que je n'aurais jamais osé faire avant. Quand je rentre chez moi passablement éméché, les poches vides, il est déjà tard.
Je regarde mon téléphone portable et m'aperçois que mon interlocuteur – dont j'ai attendu l'appel – a tenté de me joindre. Avec fébrilité, j'appuie sur la touche de rappel. Sa voix se fait entendre quelques secondes plus tard.
Alors ? s'enquiert-il. Ça t'a soulagé ?
Je ne me suis jamais senti aussi bien.
Tu as eu raison de le faire.
J'ai l'impression que plus rien ne peut m'arrêter, maintenant.
En effet. Tu peux avoir tout ce que tu veux.
Le visage de ma voisine me vient alors à l'esprit.
Il y a bien une chose, dis-je. Une chose que j'aimerais par dessus tout... Une jeune femme. Ma voisine.
Lui as-tu déjà parlé ?
Oui, mais elle m'ignore complètement. Je ne sais pas comment attirer son attention.
Si elle te snobe, c'est sûrement pour afficher son mépris envers toi.
A cette idée, je ressens une amertume au fond de la gorge.
Vous pensez que je devrais frapper à la porte de chez elle pour l'inviter à dîner, par exemple ?
Si tu fais ça, elle va te repousser et se moquer de toi. A mon avis, elle est le genre de pimbêche qu'il faut prendre par la force ! A défaut de te faire aimer, tu vas obtenir d'elle ce que tu désires.
Je m'offusque :
Mais je n'ai aucune envie de lui faire du mal ! dis-je.
Ça n'est que comme ça que tu pourras te faire respecter, avec ce genre de fille : quand elle réalisera que tu as le dessus sur elle.
La perspective de prendre cette fille de force ne m'emballe pas. Et pourtant, son indifférence me rend fou. Plus elle me repousse, plus je la désire.
Qu'est-ce que je dois faire ?
Surveille-la. Il te faut connaître son emploi du temps, ses déplacements, et trouver le meilleur moment pour agir, si possible dans un endroit discret. Arrange-toi pour la suivre, un soir.
Je l'ai croisé sur le point d'aller courir, l'autre soir.
Parfait ! Arrange-toi pour savoir si elle en fait ou non une habitude. Et aussi, pense à la cagoule : ça serait dommage qu'elle te reconnaisse !
10.
Je commence par descendre dans le hall de l'immeuble, au niveau des boites aux lettres, pour y débusquer son nom : Duprès. Je remonte chez moi et me connecte à mon ordinateur. Je m'inscris sur un fameux réseau social connu et apprécié de tous, où je l'y trouverai probablement. Après avoir rempli un tas d'informations réglementaires pour l'inscription, je tape son nom et prénom dans la barre de recherche : rien de sort ! Je peste intérieurement, ruminant ma déception et ma frustration. J'ai envie de tout laisser tomber.
C'est alors que je me souviens qu'une amie est sortie de chez elle, un soir, en lui criant «A bientôt, Ally !» Je réessaie en tapant non plus Alice mais Ally Duprès. Son profil apparaît et je clique dessus. Je reste un instant à contempler sa photo principale, que je trouve magnifique.
Je ressens une soudaine sensation de chaleur dans le bas-ventre et mon sexe se durcit légèrement. Cette fille éveille en moi un désir qu'aucune femme avant elle n'a encore éveillé. Pas même la danseuse de l'autre soir.
en éventail, allongée face à la mer, comme on le fait depuis que c'est devenu à la mode sur les réseaux sociaux. Je les trouve néanmoins jolis.
Je continue de parcourir son fil d'actualité pour y découvrir une autre photo, où elle est enlacée par un jeune homme. Son petit ami ? La brûlure acide de jalousie me parcours le corps, du ventre jusqu'à l'œsophage. Je me rassure en me disant qu'il ne s'agit peut-être que de son frère.
Je passe vite sur cette image et continue de descendre vers le bas de sa page pour trouver enfin ce que je cherche, post spécial, agrémenté de plusieurs «j'aime» et datant d'il y a un mois environ :
NOUVELLE RESOLUTION :
FOOTING TOUS LES JEUDI SOIR !
Il me faudrait savoir où elle va courir exactement. J'essaie de me rappeler vers quelle heure je l'ai croisé, l'autre soir. Il devait être à peu près minuit.
Je parcours rapidement les commentaires postés en dessous de sa publication. De la grande littérature philosophique...
Je traîne encore un peu sur son profil, à admirer ses photos, avant de me fermer mon ordinateur et d'éteindre la lumière. Dans l'obscurité, je me laisse aller à des pensées lubriques, dont je ne donnerai aucun détail ici.
11.
Le grand soir. J'ai rongé mon frein pendant toute la semaine. Je me sens tel un prédateur affamé, prêt à attaquer, à se jeter sur sa proie pour n'en faire qu'une bouchée. Entre temps, je n'ai reçu aucun appel de la Voix, et je n'ai pas réussi à la joindre non plus. Il semblerait que je sois livré à moi-même.
L'oreille collée contre ma porte, je guette l'ouverture de la sienne, aux alentours de minuit. Tandis que je l'entends monter dans l'ascenseur, je sors de chez moi discrètement et emprunte les escaliers, la cagoule à la main. L'ascenseur descend les six étages. Arrivé au rez-de-chaussée, il s'ouvre et elle en sort. Tandis que ma proie parcourt le couloir, franchissant la porte menant à l'extérieur, je finis de descendre les marches d'escalier, essoufflé par ma descente. Je la suis dehors, à pas de loup, tout en reprenant ma respiration.
Je la vois qui bifurque à droite dans l'allée et je continue de la suivre. Elle ne m'a toujours pas repéré. Je comprends alors qu'elle se rend au stade, à proximité, ce qui paraît logique. Plutôt que de courir sur le trottoir, dans la rue, cet endroit a l'avantage d'être accessible jour et nuit, la grille étant toujours ouverte, et il est toujours éclairé. Je la suis jusqu'à l'entrée du stade, où elle franchit la grille, avant de la rabattre derrière elle. Je la vois ensuite poser sa serviette et sa gourde sur un banc, avant de se mettre à courir en ignorant le froid.
Durant toute la filature, elle ne m'a pas entendu, probablement à cause du casque sur ses oreilles. Alors qu'elle se met à courir, je l'attends sur place, dans l'allée, tapis dans les fourrés qui bordent le stade. Elle est vêtue du même jogging sexy que l'autre soir et ses cheveux sont attachés en queue de cheval. De là où je suis, je la regarde enchaîner les tours de piste, sans jamais se fatiguer. Même à cette distance, je peux admirer ses fesses galbées, ses seins rebondis, ses jambes fines et fuselées. Je sens une chaleur monter dans mon corps. J'ai l'impression d'avoir de la braise dans le bas-ventre. Toute trace de doute, quant à ce que je m'apprête à faire, est balayé par un désir puissant, irrésistible, qui occulte tout le reste. Mes pensées ne tendent que vers un seul but : la posséder, entièrement, totalement.
Quand elle a fini de courir, au bout d'une demi heure, ma proie se dirige vers le banc, récupère sa serviette et s'essuie le front avec, avant de boire un peu d'eau. Puis elle rouvre la grille pour sortir du stade et prendre le chemin du retour. Je sors des buissons où je m'étais caché et recommence à la suivre. Je vérifie qu'il n'y a personne dans l'allée. Comme elle a toujours ses écouteurs sur les oreilles, Ally ne m'entend pas arriver. Je ne suis plus qu'à deux pas d'elle. Entre-temps, j'ai enfilé ma cagoule. J'attends qu'elle ait dépassé le réverbère.
D'une main, je lui saisis la taille et de l'autre, je lui cache la bouche pour ne pas qu'elle crie. Ally se débat de toutes ses forces, tandis que je l'entraîne vers les buissons. Ses affaires tombent par terre. Comme elle est petite et menue, Ally ne peut rien contre moi. J'ai plus de force qu'elle, mais Ally parvient quand même à me mordre un doigt. Je la lâche en poussant un grognement et en me tenant la main. Elle commence à s'enfuir en appelant au secours.
Je cours dans sa direction et la plaque au sol, sur le ventre – ce qui lui coupe la respiration – avant de la retourner sur le dos, pour mieux la voir. Je l'ai à moitié assommée avec la chute, mais Ally continue de se débattre mollement, tout en gémissant et en me suppliant. Elle a une entaille au niveau du front, là où son crane a heurté le sol. Je l'écrase de tout mon poids. Elle peut à peine respirer.
De là où je suis, je peux sentir l'odeur de sa sueur et la moiteur de sa peau, ce qui m'excite. Je m'apprête à déboutonner ma braguette, quand un doute m'assaille : ai-je vraiment l'intention de faire ça ?! Est-ce là ce que je suis : un monstre, un violeur ?! Je décèle de la panique dans ses yeux. Ses supplications me touchent. Tout d'un coup, je suis incapable de passer à l'acte. Je reste là, planté, à ne pas savoir quoi faire.
Ally continue à gesticuler avec ses petits bras, tandis que je regarde de tous les côtés pour vérifier de nouveau que personne n'a vu la scène, quand je sens qu'on saisit ma cagoule et que l'on tire dessus. Je me retrouve soudain la tête nue. Ally me reconnaît et a un hoquet de surprise. L'incompréhension se lit sur son regard.
Paniqué, je relâche mon étreinte et me relève pour m'enfuir. Mais à peine ai-je parcouru quelques mètres qu'une voix me parle, dans ma tête. Une voix qui a le timbre de l'inconnu du téléphone. Et si elle allait prévenir la police ? me dit-elle. Tu risquerais de passer les vingt prochaines années de ta vie en prison, et ce n'est certainement pas ce que tu veux !
Je pourrais toujours la menacer, au cas où elle décide de parler, mais quelque chose me dit que cela ne marcherait pas. Je suis allé trop loin, je dois en finir. La faire taire pour de bon. Je me rends compte qu'elle est en train de se relever. Je me jette alors de nouveau sur elle, en lui serrant le cou, très fort. Ally se débat de nouveau, en vain. Malgré la pénombre, je peux voir son visage devenir de plus en plus rouge, ses yeux se révulser. Je sens ses doigts saisir mes poignets, ses jambes s'agiter... jusqu'à ce qu'elle ne bouge plus. Je la contemple un instant, silencieuse et immobile. Même dans la mort, Ally conserve une certaine beauté.
La réalité me frappe de plein fouet : je viens de tuer cette fille ! La situation me semble absurde, grotesque. Elle est pourtant réelle ! Comment ai-je pu en arriver là, allongé sur le cadavre de cette fille tant désirée ? J'ai presque envie de rire, de désespoir. Je suis un meurtrier, rien ne pourra plus changer cet état de fait. Pris de panique, je prends la fuite, laissant le corps d'Alice là où il est.
12.
Je cours comme un fou, après m'être débarrassé de ma cagoule, que j'ai jeté dans une poubelle. Comme si le Diable était à mes trousses – ce qui est proche de la vérité, je me réfugie dans mon immeuble. Je monte les marches deux par deux, sans prendre la peine d'emprunter l'ascenseur, avant de m'enfermer chez moi.
La panique m'envahit, de plus en plus. Je ne sais pas quoi faire. Il est exclu que j'en parle à un membre de ma famille. Je n'ai qu'une envie, qu'une solution, celle d'appeler mon ami anonyme, pour qu'il me rassure et me conseille. Je sors mon téléphone portable de la poche de ma veste et, une fois celui-ci déverrouillé, je m'empresse d'aller dans mon historique d'appel.
Je ne comprends pas ce qu'il se passe : il n'y a pas la moindre trace de ses appels, ni de son numéro dans mon téléphone, comme s'il n'avait jamais existé. Cela ne peut être dû qu'à un mauvais fonctionnement. J'éteins mon téléphone et le rallume : rien. C'est impossible ! J'ai pourtant eu toutes ces conversations, je ne les ai pas rêvé ! Suis-je en train de devenir fou ?
Je repense soudain à ce qui est arrivé à Viviane. Elle aussi avait parlé d'une voix l'ayant incité à faire choses répréhensibles, jusqu'à commettre un crime. Avec le recul, que c'est ce qui vient de m'arriver. J'ai pourtant du mal à y croire, et mon esprit s'active à trouver une explication rationnelle... qu'il ne trouve pas.
J'envisage d'allumer mon ordinateur pour effectuer une recherche dans Google, avant de réaliser que je ne me souviens pas du numéro. En réalité, je n'arrive pas à me souvenir du moindre chiffre, comme s'ils avaient été totalement effacés de ma mémoire. Je n'ai aucun moyen de vérifier l'existence de ce satané numéro. Je m'assoie sur le bord de mon lit en me prenant la tête entre les mains.
Quel gâchis ! Ma pauvre voisine est morte, et pour rien. Après mûre réflexion, j'envisage de me rendre à la police. Je finirai probablement mes jours en cellule, mais je n'en ai cure. De toute façon, je ne peux pas continuer à vivre comme si de rien n'était. Pas après ça. Mais avant, je dois rendre visite à quelqu'un.
13.
Viviane est assise en face de moi, me fixant avec son regard bleu métallique – le même que le mien – sans rien dire. Avec ses orbites creuses, son visage maigre de déportée à Auschwitz et sa pâleur de cadavre, ma sœur fait peine à voir.
Maladroitement, j'engage la conversation :
Comment ça se passe pour toi, ici ? Ils te traitent bien ?
Je survis.
En mon for intérieur, je me demande si l'on peut réellement survivre à un endroit pareil. Je réalise qu'en deux mois, je ne suis jamais venu lui rendre visite. Peut-être que n'avais-je pas envie de la revoir dans un tel contexte ?
Excuse-moi de ne pas être venu te voir avant, dis-je.
Ça va, dit-elle. Je me suis faite à l'idée.
Je ne t'ai pas tourné le dos, Viv. C'est juste que, j'étais occupé et...
Ne te fatigue pas ! me coupe-t-elle.
Je lui suis reconnaissant de m'éviter de m'enfoncer. Un silence s'installe. Je me racle la gorge.
Vi, je voudrais que tu me reparles de la Voix.
Viviane, qui s'était mise à fixer la table qui nous sépare, d'un air absent, relève aussitôt la tête.
Qu'est-ce que tu veux savoir ? me demande-t-elle, sur la défensive. Si j'ai tout imaginé ?! Si je suis une foldingue ?! Ça doit être le cas, vu que personne ne m'a cru. Même pas toi, mon propre frère !
Justement, je ne pense pas que tu sois folle.
Ma sœur me fixe intensément.
Alors, tu me crois ?
Je pense que tu dis la vérité. Parce que ça m'est arrivé, à moi aussi.
Viviane continue de me fixer. Sa réalité vient de basculer, d'un seul coup.
Tu peux me dire à quoi elle ressemblait... la voix ?
C'est une voix d'homme, dis-je. On s'est parlé plusieurs fois, au téléphone.
Pour moi, c'était une voix de femme.
Je hoche simplement la tête. Viviane se met soudain la main devant la bouche, comme si elle venait de réaliser une chose catastrophique.
Je crois que ce qui t'est arrivé est de ma faute, dit-elle.
Je l'interroge du regard.
Peut-être que c'est MOI qui t'ai transmis la malédiction ?
Tu as besoin de repos, Vi, dis-je en posant ma main sur la sienne, qu'elle retire immédiatement.
Ça y est, tu te remets à penser que je divague !
Une infirmière annonce que l'heure des visites est terminée. Je commence à me lever et dépose un baiser sur le front de Viviane.
Prends soin de toi, dis-je, avant de partir.
14.
Sur le chemin du retour, je médite sur notre conversation. Je n'arrive pas à croire à cette histoire de «malédiction». Je ne crois ni aux démons, ni aux fantômes, ni à toute forme de manifestation surnaturelle. Une explication plus rationnelle, est en train de prendre forme, dans mon esprit. Je ne l'aime pas, car elle signifierait que je n'ai plus toute ma raison. Et je préférerais encore être victime d'une force démoniaque.
Peut-être la Voix n'était-elle que la manifestation de ma partie obscure, de désirs inavouables, profondément enfouis et refoulés par mon inconscient ? Un appel à assouvir mes pulsions les plus noires, et que j'ai matérialisé dans mon esprit sous la forme d'une voix, au téléphone. Une voix d'homme, proche de la mienne.
Peut-être l'histoire de Viviane m'a-t-elle servi d'excuse pour inventer – et inviter dans ma vie – ce personnage créé de toute pièce, en me basant sur l'expérience de ma sœur jumelle ? A moins qu'il ne s'agisse d'une forme de folie héréditaire, qui nous toucherait notre cerveau, à tous les deux ?
Quoiqu'il en soit, ma folie a déjà coûté une vie, et j'ai peur qu'elle ne me pousse à faire du mal à quelqu'un, de nouveau. C'est pourquoi il est temps d'avouer mes crimes à la police. Une fois enfermé, je ne serai plus un danger pour personne. Non, j'ai une meilleure idée. Une idée plus radicale !
Le lendemain matin, à l'aube, je quitte mon appartement pour la dernière fois, je me rends sur un pont, quelque part en ville où, jadis, j'aimais passer du temps à rêvasser. Enjambant la barrière, je me retrouve face au vide, face à mon destin. Je rassemble mon courage. Dans quelques secondes, je vais sauter. Comme il n'y a personne, à cette heure-ci, on ne risque pas d'essayer de m'en dissuader. Je prends une grande inspiration. Je saute. Mon corps entre en contact avec l'eau glacée du fleuve. Un instinct primaire me pousse à nager vers la rive pour rester en vie. Mais je n'en fais rien. Alors que, sous l'eau, je rends mon dernier souffle, je visualise, sous la forme de flashs, les derniers jours de mon existence. Quand je me revois commettre toutes ces horreurs, je me dis que c'est mieux comme ça. Mieux vaut que je disparaisse. Je ne pourrai plus faire de mal à personne, désormais.
FIN.
Copyright - Lundi 18 juillet 2016.
C'est vachement bien écrit et bien amené !
· Il y a environ 8 ans ·Le gros bloc de texte c'est un peu rebutant, mais tu m'as quand même accrochée jusqu'à la fin !
littlerebel
Merci beaucoup !
· Il y a environ 8 ans ·Il faut en effet que je revois la mise en page de la nouvelle sur le site, qui me propose des mises en page monobloc, sans respecter les paragraphes... (ce n'était évidemment pas comme ça dans le texte d'origine.)
Ravi que ça vous ait plu, en tout cas !
Michaël Frasse Mathon