L'Aquariste (version longue)

tabellion

La version longue de ma nouvelle l'Aquariste que j'avais proposée lors d'un concours sur WLW.

L'Aquariste.


« Vous me demandez de vous raconter comment l'Aquariste a eu l'idée de son chef-d'oeuvre, qui a été la cause de sa déchéance ? Encore ? »


La vieille femme au visage creusé par le temps poussa un long soupir d'ennui. Elle se demandait si elle avait vraiment été aussi ignorante que ces enfants, quand elle avait eu leur âge. Ils étaient pourtant des fils et de filles de la haute caste des Aéromaîtres, la classe de citoyens la plus respectée. Que leur enseignait-on à l'école ?


« Et si je vous disais qu'il vous suffirait d'enfiler votre combinaison de vent-glisseur, de plonger à travers la stratosphère et de garder les pieds sur terre le temps d'une seule journée pour que ce mystère vous soit définitivement révélé ? »


Et que vous cessiez enfin de me harceler à ce sujet, ajouta-t-elle mentalement.


« Comment ? Ce serait une honte de fouler ce sol condamné à disparaître à cause de l'inconscience et l'irresponsabilité des quelques fous qui y vivent encore ? »


Cette réponse innocemment méprisante, dictée par l'esprit de leurs parents, glaça le sang de l'aïeule. Pouvait-elle encore lutter contre de tels préjugés ? Elle en doutait de plus en plus. Mais si le récit de ses souvenirs pouvait ébranler les certitudes d'au moins l'un ou l'une de ces enfants, elle se sentait comme le devoir de le faire.


« Très bien, très bien ! Mais c'est la dernière fois ce mois-ci ! », mentit-elle en affichant un air faussement ennuyé.


Les enfants s'assirent en demi-cercle devant elle et, comme à son habitude, elle succomba au charme de ces regards pleins de candeur. Elle prit le temps de les observer tous, un à un, avant d'entamer son récit.


« Je ne vais pas vous rappeler vos cours d'Histoire sur la montée progressive des océans à cause du réchauffement climatique de la Terre, la pollution atmosphérique et tout le reste ... », fit-elle avec un geste dédaigneux de la main.


Par « tout le reste », elle entendait la course à la technologie entre les Etats et les multinationales pour créer la première Cité Flottante, devenu le symbole du salut de l'Homme, les guerres que cela avait engendré et les millions d'âmes innocentes qu'on avait sacrifié pour atteindre cet objectif. Elle mourrait d'envie de leur hurler ces atrocités aux oreilles, mais son amour pour les enfants et le maigre espoir qu'elle entretenait de les voir ouvrir les yeux sur la vérité d'eux-même la retenait.


« Vous connaissez l'Aquariste comme l'ingénieur de grand talent qui a été le premier à développer une machine si sophistiquée et un algorithme si complexe, qu'il fut capable d'imiter, et par là de contrôler, les flux marins. Cela lui valut la reconnaissance de toute la Flotte et d'entrer dans la légende. Cette avancée permit la reconquête de la Terre et nous lui devons très certainement notre survie. »


Elle avait lancé cette introduction machinalement, comme toutes les fois auparavant, mais son auditoire était bien trop naïf pour sentir toute l'amertume qu'elle mettait dans ces paroles.


« Ce que l'on sait moins de lui aujourd'hui, c'est qu'il avait une âme d'artiste, de créateur. Après avoir mis au point cette machine, il voulut en faire bien plus qu'un simple outil de développement humain, de confort. Il souhaitait par-dessus tout en faire l'instrument d'un nouvel art. Petit à petit, pendant de nombreuses années, méticuleusement, il développa ce que nous appelons dorénavant l'Aquarythme : l'association du son, de l'image et même, sur la fin, du mouvement du corps humain à celui de l'eau. »


La centenaire marqua une pause dans son récit. Le regard des enfants s'illuminait déjà. Elle avait capté leur esprit et l'avait envoyé loin dans le monde de l'imaginaire. Elle sourit, intérieurement évidemment, et reprit sur le ton de la confidence.


« Cette pratique a été interdite, vous le savez, mais imaginez vous un instant, vêtus d'une combinaison d'Aquariste, capable de commander au son, à la lumière et à l'eau, simultanément, d'un simple battement, d'un pas chassé ou d'un déboulé. C'était absolument grisant d'assister à une performance d'un aquariste, mais lui, l'Aquariste, le premier d'entre eux, était un génie dans ce domaine. Sa façon de danser, de manipuler l'Aquarythme, était unique. »


Une nouvelle pause. Cette fois, ce ne fut pas pour s'assurer de l'attention des enfants, mais parce que le souvenir de l'Aquariste maniant les flux lui imposait toujours un instant d'admiration béate.


« Il magnifiait l'eau comme personne. Il faisait chatoyer l'écume de mille couleurs en même temps, les sons qui sortaient en sifflant des vagues s'harmonisaient en une mélodie qu'aucun musicien n'aurait pu imaginer, et le tout entrait en accord parfait avec sa chorégraphie. C'était envoutant, hypnotisant. »


La vieille femme laissa le silence s'installer quelques secondes, le temps que son esprit, emporté par le souvenir de ces sensations, retrouve le chemin de la réalité.


« Il fut adulé par les plus grands et par les foules. Il eut alors la liberté de peaufiner son art. Car l'Aquariste avait un projet, une grande idée. Comme tout artiste digne de ce nom, il voulait créer un chef-d'oeuvre : une danse, un chant, un aquarythme qui resterait à jamais inégalable en beauté. Des années durant on ne vit plus aucune de ses performances. Il travailla en secret, affolant l'imagination de tous. Et quand vint enfin le jour tant attendu, son chef-d'oeuvre se résuma à un seul geste. Une seule impulsion du corps, suivi d'un gong retentissant, qui ébranla l'eau dans un mouvement perpétuellement aléatoire. »


Ainsi s'acheva le récit de celle que tous les enfants prenaient pour leur grand-mère. Et une fois de plus, en croisant leur regard, elle comprit qu'aucun d'entre eux n'avait saisi le sens du chef-d'oeuvre de l'Aquariste. Mais elle ne pouvait pas le leur expliquer, c'était à eux de faire cet effort de conscience. A eux de comprendre par eux-même le cheminement intellectuel de cet homme qui, en cherchant pendant des années le beauté originelle de l'eau dans des algorithmes toujours plus complexes, des machines toujours plus sophistiquées, avait fini par comprendre qu'elle se trouvait dans le lâcher prise, dans l'acceptation de l'aspect incontrôlable de la Nature, et que ce que nous ne pouvons maîtriser est nécessaire à notre développement, à notre compréhension de nous-même et de l'autre.

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