L'arbre, majesté
Michael Ramalho
Le Roi MAJEST' régnait sur le royaume de Silicie. Ses habitants vivaient comblés dans ce havre de paix où la Science et la Technologie apparaissaient si avancées, que leur souverain n'exigeait d'eux, aucun travail pénible. De fait, les bienheureux sujets étaient autorisés à se lever quand bon leur semblait pour commencer leur labeur. Ils y accomplissaient une suite de missions stimulantes et variées, réalisées avec plaisir. En outre, la productivité atteignait de tels sommets que les travailleurs jouissaient du droit de rentrer chez eux à tout moment. La population entière, embauchait dans des usines qui ne fabriquaient qu'une chose : la machine à manger. Elle se présentait sous la forme d'un cube de taille réduite, orné de boutons sur toutes ses faces. En appuyant savamment sur les touches, un tiroir minuscule situé à la base de l'artefact s'ouvrait et libérait des sphères bleues, vertes ou rouges. Celles-ci contenaient tous les éléments nutritifs pour demeurer en bonne santé. Pourtant, deux choses remettaient en cause ce système apparemment parfait. La première résidait dans le fait que pour nourrir la population sans cesse grandissante, les fabriques de machine à manger essaimaient partout sur le territoire. Le pays se noya sous le béton et peu à peu, les gens oublièrent la science de la cultivation. Ils devinrent incapables de distinguer une carotte d'un radis ou de planter un chou. La seconde était que la Silicie avait pour voisin, le belliqueux pays de Kokoïlle. Moins avancés scientifiquement mais extrêmement agressifs, ses chefs menaçaient sans cesse les siliciens qui, en la personne de leur souverain, peinaient à maintenir des relations apaisées avec la nation attenante. Le Roi MAJEST' disposait d'une famille conséquente. La Reine avant de mourir, lui fit don de deux filles et de trois garçons. Le dernier né, le prince Philippe était surnommé le Prince à la Houe. Il devait se surnom à sa passion pour le jardinage qui naquit au détour de l'une de ses nombreuses pérégrinations dans la bibliothèque du palais. Un matin, il était tombé sur un vieil ouvrage poussiéreux traitant de ce sujet. Les gravures représentant les végétaux et les outils rudimentaires aidant à l'entretien des cultures, le passionnèrent. Il fut définitivement accroché lorsqu'il découvrit entre deux pages collées du livre, un sachet renfermant des graines. S'appliquant à reproduire ce qu'il avait admiré, le prince se fabriqua une houe et supplia son père d'arracher un peu de béton pour cultiver un lopin de terre. Le Prince passait des journées entières à recouvrir avec félicités, ses mains et son visage de cette terre lourde et odorante. Il régalait sa famille -hésitante au début- des rares fruits et légumes qu'il réussit à faire pousser. Le Roi, enthousiasmé par la texture et le goût de la framboise, l'encouragea à persévérer. Il lui promit davantage d'espace pour ses plantations, dès qu'ils seraient de retour de voyage diplomatique, chez les Kokoïllois. Son fils, préférant s'occuper de ses mignons lui demanda la permission de ne pas accompagner la cour. Son père accepta. L'invitation se révéla être un piège. Dès que la cour posa le pied sur le territoire Kokoïlle, elle fut assassiné. Il était clair que la raison principale de ce crime résidait dans l'envie des Kokoïllois de faire main basse sur les secrets de fabrication de la machine à manger. Le Prince à la Houe fut catapulté à la tête du royaume. Les conciliabules s'enchainaient avec ses conseillers. Il fallait toujours tenter d'avoir un coup d'avance sur l'adversaire, anticiper ses actions pour mieux contrecarrer ses plans et le détruire. Le nouveau Roi délaissa alors ses plantes biens aimées. C'en était fini de la terre, de son parfum et de sa magie. Bientôt, se répandit la nouvelle d'une attaque imminente. Des espions rapportaient qu'une arme terrible s'apprêtait à frapper la Silicie. Les rapports décrivaient une explosion destructrice générant un nuage mortel en forme de champignon. Ces mêmes champignons, que le Prince érudit, souhaitait faire pousser dans les anciennes carrières du royaume une fois les troubles dépassés. Le cœur du roi, emplit de haine et d'effroi, s'assécha en même temps que se flétrirent les feuilles de ses parterres et que pourrirent sur place ses légumes. Une missive confirmant la menace fut envoyée. Un ultimatum était posé. Soit les siliciens acceptaient de livrer les plans de la machine à manger, soit ils seraient rayés de la carte. Les heures d'angoisse s'égrenaient péniblement dans une atmosphère pesante. Le Roi Philippe s'arrachait les cheveux à grandes mèches en piétinant sa terre chérie devenue dure et sèche. Au désespoir, il abattit sa houe rouillée sur les feuilles rabougries et marrons. A sa grande surprise, le plant d'un arbrisseau apparu sous le saccage. Chétif, il affleurait à peine du sol. Enfilant à nouveau sa peau de jardinier, oubliant un instant ses responsabilités, il libéra la terre tout autour lui. La tige grandissait. Plus haut. Jusqu'au ciel. En un éclair, elle s'était muée en un tronc majestueux et puissant. Des branches solides se développèrent et s'ornèrent de fruits rouges charnus que jamais dans son manuel, le Prince n'avait observé. Ils murissaient à vue d'œil. Ployant sous le poids de la vie, ils finirent par tomber un à un et formèrent un amoncellement informe, couleur sang. Lorsqu'il mesura une taille conséquente, l'informité se mit à palpiter. Une main aux doigts griffus apparue suivie d'une autre. Toutes deux s'élevèrent en une supplication vers les cieux, tirant derrière elles, des bras vêtus d'écorce. Une tête chevelue pointa et s'extrait péniblement au milieu de la fourche figurant les épaules. Une créature arborescente à la chevelure verte éthérée se tenait devant Philippe. Elle était l'esprit du Djinkobiloba, arbre plusieurs fois millénaires, indestructibles et aux feuilles immarcescibles. Elle prit la main du souverain et le tira vers l'arbre en silence. Le tronc s'ouvrit et les accueillit dans son giron. Les ténèbres étaient totales. Le feuillage s'illumina soudain et un faisceau de lumière mourante laissa apparaître une fresque monumentale et monstrueuse. Chaque mouvement de sa tête éclairait les extraits d'une scène terrifiante. Lumière noire sur des paysages ravagés et rendus stériles par les vagues de feu. Lumière noire sur des êtres humains vitrifiés aux corps qui s'effritent comme du papier. Lumière noire sur des champignons à la beauté mortelle qui emplissent les ténèbres de cris de mort. Le Djinkobiloba se tourna et lui adressa un regard plein de tristesse. C'était le sort funeste qui attendait son peuple. Une lumière pure et intense avala la nuit d'un coup. Devant les yeux attendris de Philippe, le gazouillis des oiseaux, mêlé au bruit du vents dans les arbres, mettait une touche finale au tableau plein de vie exprimant un paysage empli de fleurs, de forêts et de rivières au cour paisible. Dans un coin de la fresque, l'esprit trônait sur la plus haute montage du pays. Le visage serein, les bras en croix, il irradiait de vie, de couleurs et de souffle. Il les déversait généreusement sur le monde par tous les pores de son tronc, de ses branches et de ses racines. L'arbre majestueux reprit sa marche vers l'éternité. Dans les heures qui suivirent ce curieux épisode, sa majesté Philippe organisa une rencontre avec le chef ennemi. Il accepta sans réserve de fournir les plans de la machine à manger. Sa décision suivante fut d'ordonner la destruction de toutes celles existantes dans le royaume et de raser la totalité des unités de production. A leur place, il exigea qu'y soit cultivé des champs de blé, planté des vergers luxuriants et entretenu des plates-bandes fleuries. Avec le fer récupéré du béton, on fabriquerait des outils de jardinage. Enfin, il convoqua la population. Avec conviction, il leur demanda de ne pas avoir peur. Tout irait pour le mieux. C'était terminé. Peu de temps après, il désigna un successeur parmi ses conseillers les plus sages et avisés. L'ancien monarque annonça qu'à compter de ce jour, il se contenterait d'une existence anonyme. Assis à son bureau, son ouvrage bien aimé ouvert devant lui, Philippe ressentait une agréable plénitude. Après l'avoir parcouru quelques instants, il se dirigea vers l'arbre majestueux et entra dans son tronc. Jamais il ne reparu. Des semaines, des mois et des années s'écoulèrent. Sur les branches des arbres se disséminant partout en Silicie, apparurent des feuilles dont les nervures évoquaient des mots et de gravures. Les mots mis bout à bout, semblable à une ramification racinaire, offraient aux regards de ceux qui savent regarder, le secret de leur magie.