L'archéologue

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Nolan vérifia une dernière fois son paquetage, fébrile, mais méthodique. sa combinaison, immaculée, ses instruments de mesure, sa trousse de secours, sa radio. Il avait contrôlé tout cela une dizaine de fois, mais c'était une façon d'évacuer ses angoisses.
Il partait dans une heure, avec une équipe de trois assistants, dans un bateau à moteur qu'il prendrait sur la côte ouest. Tous connaissaient les risques de l'expédition, sans véritablement les comprendre. Des dizaines d'autres explorateurs n'étaient jamais revenus de l'endroit où ils se rendaient. Une sorte de triangle des Bermudes où se perdaient toutes les expéditions. Les rares qui avaient survécu au voyage mouraient au retour dans des circonstances étranges. La plupart des autres disparaissaient sans laisser de traces, juste après avoir perdu le dernier contact radio.

Ces disparitions mystérieuses n'étaient pas étrangères à la passion de Nolan pour l'archéologie. Dès l'enfance, il ressentit le besoin de confronter les légendes à la réalité, les fantasmes à la science. Il avait étudié, comme tout le monde, les civilisations disparues. Des peuples d'une incroyable intelligence dont les mystères n'étaient pas encore entièrement découverts. Néanmoins, les vestiges de leur passage sur Terre permettaient de reconstruire d'une manière assez précise leur développement puis leur chute.

Les Mayas, les Incas, leurs temples, leurs croyances, n'avaient plus de secret pour personne. En revanche, une éventuelle civilisation intermédiaire, postérieure à ces peuplades, mais précédant la nôtre, restait une énigme totale. Au point même qu'une partie de la communauté archéologique contestait jusqu'à son existence. Aucune preuve formelle ne permettait d'accréditer la thèse d'une frange de scientifiques et d'explorateurs qui décrivait une civilisation évoluée ayant régné pendant plusieurs milliers d'années sur la totalité du globe.
De nombreuses légendes, transmises par les anciens, y faisaient allusion, mais aucune trace écrite, aucun vestige ne subsistait. On raconte que ce peuple maîtrisait les éléments et repoussait sans cesse les limites humaines. Alors que les temples Incas ou Aztèques relevaient déjà d'une impressionnante ingéniosité, les bâtiments, aujourd'hui disparus, de cette civilisation perdue s'élevaient jusqu'au ciel et étaient conçus pour maintenir à l'intérieur une température toujours constante.

Nolan n'avait jamais pris part à cette controverse. Son esprit cartésien l'empêchait d'imaginer une telle grandeur réduite à néant, mais l'enthousiasme communicatif de certains de ses pairs à ce sujet excitait sa curiosité et sa soif de savoir.

Il pressentait que la réponse définitive à cette polémique se trouvait sur cette île d'où personne n'était jamais revenu vivant. Les données dont il disposait étaient peu nombreuses et assez difficilement exploitables. Des journaux de bords d'anciennes expéditions qui se terminaient brusquement sans aucune explication. Des témoignages confus des survivants sur leur lit de mort. Une zone géographique plus ou moins bien cartographiée, avec un point central que personne ne semblait avoir jamais atteint.
Les appareils électroniques eux-mêmes ne fonctionnaient plus sur place, ce qui rendait les repérages et les déplacements de plus en plus difficiles une fois sur la zone.

Nolan était un archéologue réputé, mais sa seule compétence n'était en rien un gage de réussite. Il misait beaucoup sur l'expérience de son équipe, et sur les maigres résultats des expéditions précédentes. Il avait fait concevoir ces combinaisons spéciales, faites de tissu et de métal, après avoir étudié les appareils détériorés ramenés par les survivants. Certaines pièces semblaient avoir résisté mieux que d'autres, aussi avait-il envisagé de s'entourer d'un de ces matériaux plus résistant.

La mer calme s'étendait à perte de vue vers l'ouest, quelques vagues bleues venaient finir leur course sur la plage où un petit comité de scientifiques prodiguait les derniers conseils à l'équipe d'archéologues. Par commodité pour effectuer les adieux, les archéologues n'avaient pas encore revêtu leur combinaison spéciale, au grand dam des journalistes qui estimaient sans doute minces les chances de pouvoir les photographier à leur retour.
Nolan posa un baiser sur les lèvres de sa femme, Eden, le dernier peut-être et l'un et l'autre le savaient. Elle retint ses larmes.

Le bateau prit la mer à l'aube d'un des jours les plus longs de l'année. Plusieurs heures passeraient avant d'arriver sur le l'île, mais Nolan souhaita que tout le monde passât sa combinaison. L'uniforme était inconfortable et tenait chaud. Il gênait les mouvements et la respiration si bien que deux des trois coéquipiers enlevèrent leur capuche étanche au bout de quelques heures, malgré les recommandations de Nolan.
Ils débarquèrent sur l'île vers dix heures. La plage était déserte et semblait n'avoir jamais été accostée par aucun homme. Pourtant, la cartographie connue des lieux décrivait encore parfaitement le relief et le contour des côtes à cet endroit.

Ce qui surprit immédiatement l'équipe : l'absence totale de végétation. Du sable, des rochers, quelques algues venues d'ailleurs échouées sur la plage. Plus à l'intérieur, de la terre, nue, brune et sèche. L'ambiance inhospitalière de l'endroit conduisit les deux hommes à remettre leur capuche, malgré le soleil qui était déjà haut dans le ciel.
Le reste du voyage s'effectuerait à pied. Une longue randonnée harnachés de vêtements inappropriés et de matériel encombrant. La radio fonctionnait encore et Nolan en profita pour annoncer l'arrivée de l'équipage sur l'île.
Tout en marchant en tête du cortège, il cherchait des traces de civilisation et de vie autour de lui. À part quelques instruments en cours de décomposition laissés par les explorateurs précédents, aucun bâtiment, aucune forme de vie ne semblait avoir jamais été ici.
Au-dessus d'une colline, pourtant, il aperçut au loin une forme au sol. Une silhouette humaine, immobile. Ils pressèrent le pas, et atteignirent rapidement le cadavre de Sam, l'un des derniers archéologues à avoir mis le pied sur l'île.
Sam était un aventurier expérimenté et un solide gaillard, son corps encore reconnaissable semblait ne pas avoir été la cible des mouches que l'on trouve habituellement dès les premières heures après le décès. Il n'y avait pas plus de mouches ici que de rapaces ou autres animaux susceptibles de dépecer les carcasses mortes. Le corps de Sam se décomposait lentement, la tête en direction de la plage suggérant qu'il était sur le chemin du retour, et l'expression de son visage encore lisible laissant présager des derniers instants effroyables.

Nolan préféra ne pas prendre le temps de dresser une sépulture digne à son prédécesseur défunt, à la fois pour préserver le moral de son équipe et pour écourter au maximum leur présence ici. Il était maintenant convaincu que le danger était dans l'atmosphère qui régnait sur l'île. Imperceptible à l'odorat, le poison devait pénétrer le corps et provoquer inexorablement la mort.
Quelques minutes après cette macabre découverte, l'équipe entrait dans la zone non cartographiée de l'île. L'un des explorateurs dût retirer sa capuche pour vomir, vraisemblablement écœuré par la vue du corps sans vie de Sam. Nolan l'examina d'un œil inquiet, mais il ne semblait pas souffrir d'autres maux que cette violente nausée.

La température était de plus en plus étouffante et la chaleur du soleil semblait se décupler au contact de la terre, qui la reflétait sur la visière des archéologues. Trempés de sueurs, ils puisaient dans leur réserve d'eau située dans leur dos à l'aide d'un tuyau flexible. Ils marchèrent encore une heure, en prenant le soin de cartographier le paysage. Ils s'aperçurent soudain qu'ils n'étaient plus que trois. L'homme malade avait cessé de les suivre depuis plusieurs kilomètres, mais personne n'y avait prêté attention. Les trois rescapés ont échangé un regard inquiet, à travers la visière de leur capuche. On pouvait lire plus que de la fatigue et de la peur sur leurs visages. De la détermination sans doute, ce flegme apparent que peuvent avoir les gens prêts à mourir pour savoir ce qui se cache derrière un monticule, au fond d'une vallée.

Ils approchaient maintenant du centre du no man's land. L'île avait été abordée par tous les côtés et sa géographie était assez bien connue à l'exception de quelques kilomètres carré en plein centre. La radio était hors d'usage, n'émettant plus qu'un vulgaire grésillement entrecoupé de parasites. Si la chance ne leur souriait pas davantage que les équipages précédents, ils savaient qu'ils vivaient maintenant leurs derniers instants. Mais tous, Nolan le premier, avaient foi en leur bonne étoile, et surtout en leur scaphandre étanche qui les avait semble-t-il protégés correctement jusqu'ici.
La chaleur devint encore plus insupportable et le soleil ne pouvait plus en être le seul responsable. La carte que dessinait méticuleusement l'un des explorateurs depuis des heures s'enflamma spontanément, détruisant tout son travail en quelques secondes. La chaleur semblait venir du nord, mais aucune source visible ne pouvait l'expliquer. Ils approchèrent encore de l'enfer, et commencèrent à trouver des morceaux de pierre aux formes étranges. Certaines présentaient une face parfaitement planes, introuvable dans la nature. D'autres semblaient avoir été assemblées par une forme de vie intelligente. La civilisation perdue.

Ces vestiges guidèrent leurs pas jusqu'à une plaine où de grandes dalles de pierre étaient éparpillées comme dans un gigantesque cimetière. Chaque dalle, épaisse de près d'un mètre, pesait plusieurs tonnes et mesurait trois ou quatre mètres de longueur. Elles étaient disposées de manières anarchiques à même la terre. En les observant de plus près, les explorateurs s'aperçurent de leur aspect concave et du fait que certaines d'entre elles semblaient avoir été assemblées. Une gigantesque explosion avait dû détruire une sorte de dôme constitué de ces pierres.
Nolan examina en détail l'un de ces fragments monolithique parfaitement lisse. Un alliage de béton et de plomb comme il n'en avait jamais vu auparavant, et qui confirmait l'avancée technologique de cette civilisation, ayant régné bien après celles connues d'Amérique du Sud.

L'un de ses coéquipiers avait à nouveau disparu. Ils n'étaient plus que deux. Nolan remarqua que les deux disparus étaient ceux qui n'avaient pas gardé leur équipement pendant tout le trajet. L'idée de cette combinaison lui était venue quand il avait remarqué dans les statistiques de la santé publique de son pays un nombre anormalement élevé de cancers et de leucémie sur la côte d'où ils étaient partis.
Son ultime collègue le rejoint pour lui montrer un morceau de pierre plus important que les autres, dont la forme de soucoupe faisait un abri. Sans doute était-ce le sommet du dôme de béton, quasiment intact, et sous lequel un homme pouvait se glisser sans peine.

Ils pénétrèrent dans cette grotte artificielle où la température était bien moins suffocante. Leurs yeux ne s'habituèrent pas tout de suite à l'obscurité, mais au bout de quelques minutes, ils découvrirent une collection d'objets qui n'auraient pas résisté à la chaleur extérieure. Un document constitués de plusieurs feuillets semblait encore intact, mais la pénombre les empêchait de déchiffrer son contenu. Le coéquipier de Nolan ouvrit sa combinaison et y fourra le document pour le protéger de la chaleur extérieure. Ils prendraient le temps de l'examiner dans un endroit plus hospitalier. Des outils en métal, une roue de voiture, les restes de ce qui ressemblait à une brouette constituaient l'essentiel des autres objets sous la coupole. En ressortant, Nolan marcha sur une plaque métallique, il la prit entre ses mains et s'approcha de l'ouverture pour lire l'inscription : "Danger" et un symbole étrange constitué d'un point central et de trois portions d'anneau autour.

Ils ne purent pas s'approcher davantage de la source de chaleur qui semblait être enfouie dans le sol à plusieurs centaines de mètres de là. Une lueur rougeâtre jaillissaient du sol à cet endroit et troublait le paysage de ses émanations chaudes.
Leur réserve d'eau était vide, leurs capacités physiques amoindries par la température, ils décidèrent de prendre le chemin du retour, impatients d'examiner le document qu'ils avaient pu trouver sous la coupole.

Par le même chemin, ils prirent la direction du bateau, retrouvant le cadavre de leur premier collègue, gisant dans une flaque de vomi. Peu après, le collègue de Nolan fut pris à son tour de nausées insupportables, l'obligeant à retirer sa capuche. Déshydraté, et mort de fatigue, il s'écroula quelques mètres plus loin, mort.

Nolan ouvrit la combinaison de l'homme, en retira le précieux document qui pouvait maintenant rester à l'air libre sans subir de dommage et poursuivit son chemin en pressant le pas. Il arriva au bateau et eût beaucoup de peine à le remettre à la mer, seul et encombré de sa combinaison. Une fois en mer, il commença à lire le document :

Le corium est un magma résultant de la fusion des éléments du cœur d'un réacteur nucléaire. Il est constitué du combustible nucléaire (uranium et plutonium), du gainage des éléments combustibles (alliage de zirconium) et des divers éléments du cœur avec lesquels il rentre en contact (barres, tuyauteries, supports, etc.). Le terme « corium » est un néologisme formé de core (en anglais, pour le cœur d'un réacteur nucléaire), suivi du suffixe ium présent dans le nom de nombreux éléments radioactifs : uranium, plutonium, neptunium, américium, etc.
Le corium est la matière des six extrêmes : il est extrêmement puissant, extrêmement toxique, extrêmement radioactif, extrêmement chaud, extrêmement dense et extrêmement corrosif.
Le corium émet tellement de radioactivité que personne ne peut s’en approcher sans décéder dans les secondes qui suivent.

Le corium de Fukushima s'est formé le 11 mars 2011. Un dôme de béton de plusieurs millions de tonnes a été nécessaire pour protéger l'environnement des radiations et de la chaleur dégagée par la matière. Cette protection, construite en 2012 est prévue pour résister pendant des siècles et écarter tout danger pour les humains.

Grâce à ce dôme, vous pouvez aujourd'hui visiter ce site en famille sans aucun danger et prendre ainsi la mesure du génie humain.

Nolan mourut quelques minutes après avoir parcouru ces lignes. Son bateau vide fut retrouvé le 12 mai 4028, trois semaines après son départ.

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