PLACE EN TAS [3 Gouttes de Cendres]

Lesaigne Paracelsia

(crédit photo : création de Piet.sO © https://www.pietso.fr/)

Manon avait dressé la table tôt ce matin. Elle distinguait les pas de son mari à l'étage du haut, il se préparait pour son travail. Aujourd'hui, il présentait un dossier crucial pour ses actionnaires, cela l'avait tenu éveillé quasiment toute la nuit. C'est pourquoi cette journée était décisive pour lui. Elle était restée près de son homme comme une présence rassurante, souhaitant l'aider au mieux en lui concoctant des collations, servant le thé.

Elle repassait sans broncher ses vêtements afin qu'il soit le plus élégant possible. Il lui répétait parfois qu'elle était exceptionnelle et qu'il l'aimait. Manon adorait son mari, elle se plaisait à lui être indispensable. Il passait avant tout. Ils étaient unis depuis dix ans, ils n'avaient pas eu la chance d'avoir des enfants, mais Antoine espérait qu'un jour, elle lui annonce LA merveilleuse nouvelle.

Pour le moment, il était enchanté de pouvoir être choyé par sa délicieuse épouse. Elle était constamment adorable, superbe et gérait tout parfaitement. La maison était continuellement bien tenue et elle le surprenait sans cesse avec des attentions qui faisaient toujours mouche. Que dire de sa façon de lui faire l'amour, cette manière qu'elle avait à se faufiler sous les draps, suppliante, le brûlant de ses baisers mordants. Antoine était chanceux. Il avala son petit-déjeuner bercé par les chants de sa femme exquise, puis s'en alla après un baiser appuyé et un "Je t'aime" sincère. Sur le pas de la porte, tandis que la voiture de son mari s'éloignait, Manon égara tout à coup son sourire. Bientôt, son front goutta, ses lèvres se gercèrent. Elle s'installa près de la table, ses griffes plantées dans la nappe, couinant et respirant de plus en plus fort.

Sur le sol, la première goutte de sang accompagna un cri prolongé. Elle haleta violemment, son dos se cambra atrocement. Elle se calma puis s'égosilla à nouveau. Elle tenta de se lever pour se rendre dans la salle de bain laissant des traces presque fumantes, rubicondes derrière elle. Passer la porte de la salle d'eau, sa douleur se mua en hurlement étouffé. Elle s'accroupit en relevant, tremblante, les bords de sa nuisette et poussa sans retenue, perdant toute trace de décence, le visage métamorphosé par la douleur. Elle expulsa au bout de ce qui semblait lui paraître une éternité, une concrétion organique vagissante. Le bruit de son corps tombant sur le carrelage occasionna un raffut épouvantable. Manon reprit son souffle. Elle essaya de garder la tête froide, elle avait tellement de petites bricoles à régler… En premier lieu, tout nettoyer avant le repas du midi.

Elle attrapa la chose visqueuse sans états d'âme, enroula le nouveau-né dans une serviette puis appuya sur le paquet de tout son poids, jusqu'à ce que la masse gluante cesse de s'agiter, de geindre et de respirer.

Elle retrouva sa bonne humeur, soulagé.

— Bon maintenant, il faut nettoyer tout ça.

Antoine rentra chez lui pour le déjeuner. Il enlaça une Manon plus resplendissante que jamais. Il était aux anges, car elle lui avait préparé son plat favori. Une fois sortit de table, et avant de retourner au bureau, il ne put se défaire d'une étrange sensation. Cela avait débuté dès son retour, mais tout fut oublié face au teint lumineux de sa conjointe. Il entendit comme un grattement étrange, un écho quelque part au fond de lui.

En embrassant sa femme, et en s'éloignant de son foyer, il eut l'impression qu'au-dessus du toit, le feu que cracha la hotte, faisait virevolter une fumée anormale presque biscornue, formant des visages ronds et bouffis. Des bouches distordues. Pragmatique, il imputa cela au nombre de verres de vin qui avait accompagné son repas.

Manon avait jeté les vêtements et la serviette ensanglantée dans la cheminée et attisée le feu, prétextant un coup de froid inattendu.

En route, Antoine se demanda si la fatigue, la chaleur combinée aux effets de l'alcool pouvait expliquer les hallucinations et il rechercha sur Internet la confirmation qui aurait pu apaiser son trouble. Mais cela le travailla toute la journée jusqu'à son retour. En franchissant le seuil de chez lui, sa demeure lui hérissa les sens. Le bruit sembla plus proche, plus furieux.

Il ferma les yeux afin de se concentrer, croyant que cela l'aiderait, mais ce fut pire. Il se vit ahuri, comme possédé, soulever les planchers du couloir menant vers la salle de bain. En ouvrant les paupières, il discerna Manon, sexy en diable qui lui tendait un verre de bon vin.

— Ça va mon cœur ? Une journée épuisante ?

— Euh... Oui. Je vais m'allonger.

Il s'installa sur le canapé en cuir blanc face au garde-feu qui éructait quelques volutes de fumée grises. Sa dame vint le rejoindre, se blottissant dans ses bras. Mais Antoine distinguait davantage le craquement qui le persécutait. Dans l'âtre, il décela l'apparition d'un bras minuscule qui tentait de s'extirper des cendres. Antoine poussa un cri terrifiant, il écarta brutalement Manon. Choqué et totalement abasourdi, il resta prostré, même lorsque la vision cauchemardesque cessa. Si c'était une hallucination, pourquoi l'angoisse lui broyait tant l'estomac ? Il se tourna alors vers Manon afin de chercher des paroles réconfortantes auprès d'elle, mais il constata qu'elle était recouverte de sang. Il bondit hors de sa place, afin de découvrir que l'illusion n'y était plus.

— Antoine ? Mon cœur ?

Il distinguait de mieux en mieux le frottement qui se transforma en vacarme. C'était le chant si particulier du parquet en bois qui s'emparait de son esprit, l'obligeant à aller voir par lui-même. Manon le suivit, très inquiète, mais elle s'arrêta, muette devant le couloir. Entre les lattes du plancher, du sang s'échappait, semblant coaguler à la surface, surpris par l'oxygène de la maison.

— Mais que se passe t-il ici ?

— Je ne comprends pas.

Il lui intima l'ordre de se taire, car un autre bruit plus reconnaissable celui-ci, lui parvint clairement aux oreilles. Ce qu'il prit tout d'abord pour des feulements de chats, se mua en pleurs. Il s'avança doucement, déclenchant une vague de cris plus atroces les uns que les autres. Il croyait devenir fou. Ses jambes cédèrent, le désarroi, tout à coup, s'empara de ses doigts qui tentèrent de soulever les lattes de chênes par quelques interstices visibles. Antoine fit cela un long moment, obnubilé par les douloureuses plaintes qui s'élevaient en clameurs dans le corridor.

— Je ne comprends pas, insista Manon.

Il arracha un morceau, émit un râle de victoire, les mains rougis. Il s'immobilisa un instant afin de comprendre ce qu'il observait.

Il avait dévoilé un amas organique qui pulsait de manière insensée, imitant les battants d'un cœur. Une compote infâme composée de peau, de nerfs, d'os. Le bouillon s'évacuait de partout, délivré de sa prison. Antoine éclata en sanglots, même s'il n'intégrait pas tout à fait la démence de la situation. Ces hoquets mouillés étaient ceux d'enfants, il n'imaginait pas encore le pire.

Manon s'avança et le silence se fit.

— Je ne comprends pas pourquoi je ne te suffis pas. Je dois te suffire ! Ceux-là ne représentent rien pour moi.

Il soupira confus, mais affronta la vision de son infâme moitié, maculée d'une matière visqueuse qui parcourait, sans se fixer, son corps nu, couvert d'escarres sombres. Chacune des plaies ressemblait à des lèvres qui s'éventaient puis se refermaient. Elles flairaient Antoine.

Il aurait souhaité se réveiller de ce rêve effroyable qui n'avait aucun sens. Ce monstre était l'amour de sa vie. Comment n'avait-il pas entrevu l'enfer qui se terrait sous sa résidence. Il venait de se rendre compte de l'ignominie de tout ceci. C'était le cimetière de ses enfants qu'il foulait chaque matin, amoureux transit et rendant grâce à Dieu de lui avoir accordé l'attention de cet ange tombé du ciel.

— Ne suis-je pas la femme que tu désirais le plus au monde ?

Elle se mit à glousser puis rire sans s'arrêter. Les complaintes mutilées des bébés reprirent avec force, parasitant ses mouvements. Il sentait bien que ce vacarme alimentait profondément le chaos qui étreignait déjà ses poumons, serrait davantage, l'empêchant de respirer régulièrement, jusqu'à le cloîtrer dans les ténèbres.

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