Larmes du crime
Sandra Mézière
Un jour d'hiver incandescent. Une belle journée pour des retrouvailles.
Lui. Encore 30 kilomètres. J'ai l'impression que cette voiture n'avance pas, que je n'arriverai jamais, que c'est impossible que je la retrouve après tout ce temps perdu. J'ai pourtant envie de retarder le moment fatidique, tant attendu et redouté, même si je n'ai plus peur de rien si ce n'est de briser la beauté indicible des souvenirs.
Elle. J'ai toujours aimé Cabourg, la paradoxale. Sa mélancolie joyeuse. Sa beauté réfractaire. L'endroit idéal pour des retrouvailles. Celui de notre rencontre. De cet instant d'éternité fugace dont le souvenir m'a emprisonnée pendant 20 ans. Une seconde languissante. Une danse de regards fiévreuse. Une évidence dévastatrice. Et maintenant, je suis là, à nouveau, à l'attendre, face à une mer sournoisement calme.
L'Autre. Son message disait qu'elle partait pour une interview imprévue à Cabourg. Des appels de phare. Un radar. Font suer. J'aime ce qui grise. L'alcool. La vitesse. Ma femme. Enfin, au début la concernant. Mais qu'est-ce que je fous ? En route pour faire une surprise à une femme qui ne me grise plus.
Lui. Etrange de se croiser par hasard à Paris après toutes ces années. Elle m'a demandé son chemin. M'a-t-elle reconnu tout de suite ? Non, sinon, elle ne m'aurait pas regardé avec cet air glacial. Seulement ensuite, elle m'a reconnu. Nos mains, innocentes, se frôlaient sur le plan. Ou c'est moi qui le désirais tellement que j'en ai eu la troublante impression. Nous avons échangé nos numéros. Comme de simples connaissances. Après tout, pour elle, c'est seulement ce que je suis, sans doute. Elle m'a rappelé, donné rendez-vous à Cabourg, et maintenant je suis là, dans cette voiture qui n'avance pas. En route pour le passé, l'avenir.
Elle. Une certitude insensée. Il présentait un film qui m'a fait battre le cœur comme aucun être humain avant lui. J'ai vu le film avant de le rencontrer. Après j'ai cherché, dans d'autres yeux, d'autres films, la même sensibilité, la même fulgurance.
L'Autre. J'ai bu une larme d'alcool. Enfin quelques larmes. Singulière expression. Les larmes ne sont pas dangereuses, non ? Des armes alors. Ma journaliste de femme aimerait ça. Elle aime ça la poésie à deux balles. Elle doit penser en alexandrins. Mais je ne lui dirai pas. On ne se dit plus rien. Mais après ma surprise tout ira mieux.
Lui. «Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, il n'y a pas de temps mort.» Cette citation de Truffaut, ma devise lucide, romanesque et désespérée. Pour défier les temps morts, ou peut-être bien la mort elle-même. J'aimerais lui dire. Et savoir : ce qu'elle aime, déteste, craint. Je lui dirais que je déteste, en vrac : le silence, la réalité, la médiocrité, le crépuscule et sa lucidité, les temps morts, la fin de l'été, le 15 juin. Le 15 juin car c'était la fin d'une parenthèse enchantée, du Festival du Film Romantique de Cabourg. Le dernier jour où je l'ai vue, il y a 20 ans.
Elle. Chaque année, je revenais à Cabourg, nostalgique, euphorique, et il a fallu que je le croise à Paris. Par hasard. M'a-t-il reconnue tout de suite ? Mon trouble devrait être flagrant. Il a dû me trouver stupide. J'ai feint de ne pas le reconnaître. Sur le plan de Paris, tandis que j'essayais de reprendre une contenance, nos doigts se sont frôlés. Aujourd'hui, pour la première fois, je n'ai pas peur. Le reste m'est égal. Depuis que je l'ai rencontré, tout le reste n'est que sinistre comédie.
Lui. Combien de fois me suis-je remémoré cette semaine. Je présentais un film dans un festival pour la première fois. Notre rencontre a été un choc enchanteur. Une vérité au milieu de cette mascarade. Ensuite, j'ai essayé de noyer le souvenir de ce vertige enivrant dans des rencontres futiles, vaines, au contact de lèvres désabusées, avides. Comment pouvais-je être ainsi bouleversé par une seule rencontre quand une époque glorifie la vacuité de leurs successions ?
Elle. Avec l'Autre tout est sérieux et futile. Avec lui, tout semblait léger et essentiel. L'Autre dirait encore que je fais de la poésie de comptoir. Il ne peut pas comprendre. Qui pourrait ? J'ai tenté d'oublier, de me dire que c'était une obsession mais son souvenir revenait, sans cesse, d'une force vertigineuse. Alors j'ai épousé l'Autre. La vie ne peut ressembler à du cinéma, me disais-je. Truffaut dit quelque chose là-dessus. Aime-t-il Truffaut ? Il faut que je lui demande.
Lui. Le dernier jour du festival, j'avais réalisé ne pas même connaître son nom. Pourquoi n'avons-nous pas échangé nos numéros ? La fierté. L'incrédulité devant cette improbable certitude. Je l'ai simplement salué d'un prémonitoire "Rendez-vous dans 20 ans!".
Elle. Je n'ai pas osé lui demandé son numéro, ni essayé de le retrouver. Qu'étais-je à ses yeux ? Une douce parenthèse à laquelle succédèrent tant d'autres plus charnelles? Nous allons rattraper le temps perdu. Belle ironie du destin dans cette cité proustienne.
L'Autre. J'aurais dû l'appeler. Dire que je venais. Ah, j'ai trop bu. Ou pas assez pour oser. Oser quoi ? L'enlacer ? La gifler en pleine interview ? Donner l'impression qu'un choc, quelque chose est encore possible entre nous. Oui, tout est encore possible. Encore un feu rouge. Plus le temps de respecter les limites. Fatigué de tout, sauf de me laisser griser par la vitesse.
A peine garé, Il court vers le lieu du rendez-vous attendu.
IL voit trop tard l'Autre arriver, celui qu'une larme de plus, de trop, a rendu d'une lassitude et inconscience criminelles.
C'est la collision. D'une tragique ironie. Mortelle. Puis, l'assourdissant silence.
Elle qui attend sur la plage, ne sait pas encore qu'elle sera condamnée à vivre avec un assassin. Avec l'Autre. Avec ses souvenirs d'une beauté douloureuse à en mourir. Avec ses questions à jamais sans réponses. Elle qui se demandera à jamais si c'était un accident.
Et l'Autre qui aura juste le temps de se dire, dans le brouillard de ses pensées : larmes, l'arme tueuse.