L'art et l'écrire
Serge De La Torre
Ecrire, c'est puiser et sculpter
Lorsque nous écrivons, nous puisons parfois à des idées infimes, des impressions fugaces, des bouts de fantasmes vagues, parfois de simples filoches de visions ou projets.
Et nous tentons de les mettre en forme.
Ce faisant, c'est de la conscience, c'est de la culture et de la vie que nous créons à partir de si peu.
Par cet acte d'élaboration, nous ne grandissons pas, nous nous dépassons un peu, seulement, Nous devenons médium à une matière pour la rendre lisible et cela n'a rien de spécialement remarquable, moins encore de formidable, cela n'en est pas moins digne de respect.
Il n'y a jamais à se cacher de ce travail, et nous n'en sommes jamais que les responsables, jamais coupables.
On peut le juger perfectible, encore de piètre de goût, au pire raté ou insuffisant et à ce titre le juger non partageable.
Il n'est pas pour autant inutile, il a au moins sa raison d'être dans le fait d'avoir été, comme une étape dans un processus, un devenir, une recherche de réalisation, de progression.
En démarrant notre activité, nous avons beaucoup besoin d'être soutenus, car nous maîtrisons mal le processus.
Et simplement oser le plongeon, pour lever des scories et des matières informes du fond de son esprit, effraye.
Nous aventurer en terre imaginative, peut être terrifiant, voir pétrifiant de nouveauté.
Quand nous avons vécu jusque-là en "fonctionnaires" de nous-mêmes, façonnés d'habitudes de penser ou de modestes certitudes, notre expérience de l'audace craint forcément le doute.
Nous craignons l'inconfort de la libre entreprise.
Alors notre naissant courage a besoin de tendresse, d'approbation, de douceurs et de compréhension, d'encouragements au moins autant que de conseils avisés.
On peut bien sûr, à l'occasion, vivre dans le sentiment de la facilité créatrice, on vit aussi souvent dans la douleur de l'enfantement lent et laborieux.
Dans une émission, un jour sur France Inter Michel Legrand (le grand compositeur que l'on sait) répondant à une question de François Busnel sur la place de l'inspiration et du travail artistique, lui a répondu qu'on a grand tort de les opposer l'un à l'autre, et qu'il était possible de comparer l'art de la création à l'art de puiser:
« L'eau, au puits, certains jours arrive jusqu'à la margelle, il suffit d'y puiser, de tremper son seau pour la récupérer. Mais que l'on reste plusieurs jours sans travailler et l'eau se rétracte. Elle va s'éloigner du bord du puits et l'on va se retrouver pendant plusieurs jours, à peiner, à s'épuiser, à jeter le seau en vain et à ne rien ramener à soi qui vaille ».
Au début du travail, on doit amorcer le puits, conduire l'eau à affleurer en permanence par un travail de recherche, de libération des sources qui alimentent notre inspiration, curer le puits en somme.
On a besoin d'aide ou de la présence rassurante des autres, d'aides venues de personnes plus expérimentées aussi.
Un peu plus tard la chose est moins indispensable, on n'écrit plus pour cela, on écrit pour écrire, pour le plaisir de la confrontation à l'inconnu de la tâche, pour la jouissance du face à face avec le défi, ce plaisir connu de créer pour la beauté du geste.
On finit par goûter l'esthétique de la sculpture d'une l'histoire ou du polissage de la matière écrite.
L'"artiste" sculpte alors autant le sculpteur qu'il est, que sa réalité sociale, avec l'objet qu'il met en forme.
Émotion et écriture
L'émotion et la douleur, moteur et matière de l'œuvre d'art
ou
L'écriture, forme et quintessence magnifiée de la douleur mise à distance
« Pour trouver la beauté, nous devons être honnêtes et ignorer la crainte. Nous devons avant toute chose être des hommes, l'artiste peut venir ensuite. » Ainsi s'exprime Hopper (peintre américain).
Comme beaucoup avant, et plus encore après lui, il semble relier l'aventure artistique (et l'écriture en est une!), à une aventure humaine, une aventure intérieure, dirais-je.
A la base de l'écriture:
A la base de l'écriture se trouve l'envie et mieux le besoin d'écrire, mais d'où nous vient ce besoin, sinon d'un besoin de dire, de construire une expression à partir d'un vécu, d'une expérience, d'une émotion ou d'une douleur.
On ne peut vraiment écrire pour autrui, sans, dans une certaine mesure, s'être rencontré soi-même. Qui finalement peut parler de l'homme, sans parler en tant qu'homme (sujet d'un regard porté sur soi-même), avant même que de prétendre connaître l'autre.
Qui écrit avec l'intelligence, ne touchera guère que l'intelligence de son lecteur.
Il n'éveillera jamais que cela en lui. …
Qui veut toucher son cœur, l'émouvoir plus profondément devra outre la technique littéraire (qu'il faut bien toute une vie exercer pour la parfaitement maîtriser!), accepter de se rencontrer jusqu'en ses propres tréfonds.
Pour parler de souffrance, il faut bien savoir puiser à la sienne, l'avoir transformée, oubliée pour la mieux métamorphoser (en changer la forme et savoir transposer l'objet).
Mais quoi, au moins faut-il reconnaître l'existence de cette réalité sensible de soi, se reconnaître la capacité à être sensible ou du moins à avoir été capable, un jour, de l'être....
Oui l'auteur pour grandir dans son art se doit de grandir dans l'art de se reconnaître lui-même, et de percevoir ses réactions à la réalité des autres : dans ses travers, ses faiblesses et ses limites, autant que dans ses prouesses, ses forces et ses courages.
Il lui faut se reconnaître dans la singularité de sa nature pour donner corps à sa voix, pour donner au travers de sa technique littéraire, une unicité à son expression, une singularité à son propos et un style (ce dont il habille ses personnages et leurs aventures dans les univers qu'il invente).
« Le style est l'homme même » disait Buffon dans son discours, lors de sa séance de réception à l'Académie française,»
Bien sûr, on n'écrit pas pour se dire, mais pour l'autre. Mais parlant pour l'autre, il est souvent faux de dire que l'on ne dit rien de soi : dans l'autobiographie, l'autofiction, c'est certain ; mais aussi dans la fiction (pour le roman, voir par exemple Patrick Modiano et les analyses faites de son œuvre), pour le conte (voir toutes les analyses (psychologiques, ethnographiques, philosophiques…) qui ont été faites des symboles et figures qui s'y trouvent reprises) ; pour la nouvelle, il ne fait pas non plus de doute que l'auteur doive, même en modifiant en structurant son émoi, d'abord en être capable et conscient.
Claude-Edmonde Magny dans son « homélie » à Jorge Semprum intitulée « Lettre sur le pouvoir d'écrire » nous dit :
"Quand nous lisons Malte Laurids, nous avons l'impression que c'est tout simple et tout naturel à écrire, que Rilke n'a eu qu'à verser telles quelles les angoisses qu'il avait éprouvées à se promener dans les rues de Paris. Mais nous oublions quel effort intérieur, il lui a fallu pour arracher cette angoisse qui lui collait à la chair, la projeter hors de lui, et pouvoir enfin étaler au grand jour sa détresse"
Citons encore C-E. Magny :
"Chez les écrivains qui n'ont pas réussi à s'élever au degré de vie intérieure à partir duquel la création devient possible, il n'y a jamais de « dessin dans la tapisserie », pas de message à communiquer au public, pas même un secret qui serait personnel à l'auteur(...) comme le fait Montherlant dans La Reine Morte ou Wilde dans son théâtre et plus encore dans Le portrait de M. W.H. : on ne rencontre rien que des gribouillages auxquels parfois l'ingéniosité humaine croit découvrir un sens.
Ceux-là sont passés maîtres d'ailleurs, dans la coquetterie, dans l'art de suggérer, de faire supposer de la pensée ou de la profondeur là où il n'y a que du carton ; ou bien quand ils ont peur qu'on ne devine leur secret qui est de n'en pas avoir, ils se réfugient dans l'ésotérisme ; ils déclarent, comme Cocteau l'a fait pour Parade, que le vrai spectacle est à l'intérieur. Comme si le but de l'œuvre d'art n'était pas précisément l'exotérisme, comme si la littérature n'avait pas justement pour essence et devoir d'état le dévoilement, l' « ostentation » de cette réalité intérieure que seul le mystique a le droit de taire ; comme si sa fonction n'était pas de faire la « parade » sur les tréteaux de foire, de manifester de façon éclatante le mystère auquel l'auteur a été admis. »
Est-ce à dire qu'il suffirait d'avoir effectué cette imagination active que représente le travail d'écriture pour l'autre, ou quelque puissante introspection pour se prétendre écrivain.
Non bien sûr que non!
L'émotion et l'art d'écrire sont distincts:
L'attachement à l'émotionnel, au ressenti de l'auteur à son intériorité sanglante, son « intériorisme » risque même de conduire à un «poétisme »
C-E.Magny rajoute:
« Il y faut une transmutation esthétique qu'on ne peut guère, sans doute, définir autrement que par son résultat. Elle dépend d'ailleurs plus souvent -et c'est l'injustice du sort- d'une rencontre heureuse que d'un perfectionnement volontaire. »
Faut-il pour autant se refuser une finesse, une sensibilité à son écriture par peur qu'il n'y transparaisse une immaturité dans la maîtrise de l'émotion ? Ce serait s'interdire un jour d'y parvenir, en se refusant d'y peiner, et de tenter d'y aboutir. Ecrire est un but, bien sûr ! Mais c'est aussi un chemin.
Chaque, scène rédigée, chaque passage pour parvenir à réaliser un projet de bonne tenue, peut devenir une occasion de progresser :
- non pas dans l'exploration de soi (Cela la vie et un journal, voir une attention consciente à ce qu'elle nous donne de joies et de malheurs ou une thérapie peuvent y suffire)- mais à une quête toute aussi nécessaire pour transmuer à l'occasion nous le propose, dans les écrits que l'on projette ce vécu heureux, autant que le douloureux, par décontextualisation et transposition projective : transmutation du plomb en or, du vécu humain, donc, dans son projet d'écriture !
Nul ne donnera de la grandeur à un héros sans avoir exploré du moins l'embryon de la sienne, comme nul ne donnera de la bassesse à un personnage sans connaître et sans avoir été capable de reconnaître les traces de sa propre « ombre ».
Et Claude-Edmonde Magny de rajouter :
« On ne peut pas écrire avec l'intelligence seule. On ne peut faire quelque chose de réussi que lorsqu'on écrit comme le fit Balzac avec l'être tout entier- mais cela suppose que l'on soit un « être entier »- c'est à dire qu'on ait réussi à intégrer en un tout unique toutes ses acquisitions psychologiques ou spirituelles, à « s'ajouter son expérience ». (…) "La littérature est possible seulement au terme d'une première ascèse et comme résultat de cet exercice par quoi l'individu transforme et assimile des souvenirs douloureux, en même temps qu'il se construit une personnalité.(...) De ceci tout le monde tombe d'accord pour la poésie, ; mais c'est au moins aussi vrai pour le roman. La traversée de l'«aveugle purgatoire » est indispensable dans les deux cas ; aux romanciers qui n'y ont pas consenti, il manquera quelque chose. Leur œuvre gardera je ne sais quoi de sec et de superficiel et s'ils veulent feindre l'émotion, il manquera toujours quelque chose. C'est de l'extérieur qu'ils décriront la souffrance humaine. La seule différence entre poésie et roman réside dans ceci que le poète doit avoir complètement effectué sa traversée pour atteindre la sévérité poétique. (...)De ce purgatoire et de cette obscurité, de ce doute et de ce désespoir qu'il a traversés alors, il restera à ses vers les plus impassibles comme une sourde vibration.(...) A la limite, l'expérience subjective est si bien transmuée que l'homme disparaît complètement derrière sa création. (…) Le romancier, lui, pourra demeurer quelque peu engagé dans l'aveugle purgatoire ; dans son œuvre continuera à battre la « trouble pulsation de l'humaine misère », comme dit à peu près Matthew Arnold. (…) Mais nous serons sûrs, en tout cas que nous avons en face de nous un "homme"
La philosophe amie de Semprun nous dit encore :
« Aux deux pôles de la création littéraire, il y a des œuvres trop subjectives, le lambeau de chair tout saignant et palpitant encore qu'on vient de s'arracher ; et d'autres part les œuvres sèches, qui font semblant d'avoir un contenu humain. Les premières sont écrites seulement avec la sensibilité. »
D'autres en manquent.
L'écriture comme chemin
L'auteure de la Lettre à Semprun, ajoute :
« L'effort d'intégration qu'il faut accomplir est peut-être plus indispensable encore à la prose qu'à la poésie, plus dur aussi parce que l'expérience à intégrer est plus totale : le poème peut naître de façon uniquement formelle, par la seule grâce du langage comme une gemme ou un cristal, mais la prose ne peut exister qu'elle ne charrie avec elle une lourde masse d'expérience humaine : il lui faut être enracinée dans l'humain, sous peine de n'être point.(...) En faisant de la poésie, on est toujours aidé et même emporté par le rythme des choses extérieures ; car la cadence lyrique est celle de la nature : des eaux, du vent, de la nuit. Mais pour rythmer la prose, il faut s'approfondir en soi-même et trouver le rythme « anonyme et multiple du sang », ce n'est pas celui de l'homme individuel, subjectif, encombré de petites particularités et préoccupé du souci de sa différence : c'est celui de l'être qui a enfin atteint à la « pureté du cœur » au sens où Kierkegaard prend le mot « pureté », lorsqu'il écrit « être pur, c'est vouloir une seule chose ».
D'aucun m'objecteront que leur genre de prédilection, leur type de littérature ne nécessite rien de cette pleurnicheuse sensibilité de l'humanisme, de la réalité de l'homme dans leur écriture.
Oh ! Je ne juge nullement cette position, je ne la partage simplement pas : c'est bien encore là, une belle preuve d'humanité, que cette position parfois arque-boutée contre toute une part de soi-même et finalement de la richesse de l'homme, voir même de la richesse du partage littéraire.
J'assume assez bien pour ma part d'adjoindre à l'apparent et mâle clinquant des savoirs et de la rationalité, cette part de perception et d'expression que notre culture dirait plutôt féminine, elle m'apparaît en réalité simplement complémentaire et « humanisante » : et en cela, elle n'est réservée à aucun genre (ni littéraire, ni sexuel).
Elle est un potentiel de l'espèce outre ces genres.
" UN ART QUI NE DIT RIEN, NE VAUT RIEN ! "
Comme dirait Pierre Mezinsky dans « Métier Ecrivain » :
" UN ART QUI NE DIT RIEN, NE VAUT RIEN ! "
« Ce qu'il a à dire, c'est ce qui donne à un écrivain de l'âme et du feeling. C'est ce qui lui donne sa force et son pouvoir de toucher les autres », «ça peut-être l'écho d'une souffrance héritée de son histoire personnelle, ça peut-être une vision du monde originale, intense, douloureuse....aussi cruelle qu'un traumatisme. Mais souffrance ou vision, le travail de l'artiste c'est de transformer tout ça pour en faire quelque chose d'idéal, quelque chose (...) de vertical. Sa vision du monde bouleversante doit bouleverser le monde entier».
Jean Cocteau définissait la littérature comme « un cri écrit » soulignant ainsi l'importance à donner au message, mais aussi à la responsabilité que nous avons de la forme qui lui est donnée.
Car dès qu'un auteur s'exprime et communique, le voici responsable.
L'écrivain crieur de vérité, ne peut se fourvoyer dans l'effet à trois sous, dans le plaisir narcissique de sa névrose et ne peut se complaire à y conduire à y vautrer son lecteur. Il a plutôt pour mission compatissante, s'il le peut, de l'en sortir.
«Il faut long entraînement de lecteur pour n'être pas mystifié, dupé, par de faux aveux, de fausses sincérités, de fausses visions du monde...Il est long à reconnaître le subtil vibrato en filigrane dans la voix, quand un auteur parle de ce qu'il connaît, de ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu... Quand il n'est pas seulement en train de viser l'effet, de prendre une posture, de s'évertuer à imposer une idée de lui-même...» Pierre Mézinski
Il ajoute encore : « Hélas, dès qu'on s'écarte du souci de la forme, le cri (le cri -vain?) de l'écrivain), devient vite n'importe quoi » « Durant les dernières décennies du XXème siècle, les auteurs ont décidé qu'il suffirait de tout dire pour que leur production soit de la littérature. (...) On aurait pu s'attendre à je ne sais pas moi – des secrets du monde ! Au lieu de cela, on a eu le plus simplet des exhibitionnismes.(...) c'était ça, le « tout dire ». Tout dire, c'était le nombril … ou plus bas. (…) Le vrai cri écrit, c'est autre chose. ».
En fait : non pas la seule œuvre, mais l'humanité de son auteur.
« Vivons humain et après, peut-être écrivons !» P. Mézinski
Publié par Serge De La Torre