L'assaut des aigles noirs
buge
Le concert tue. Métastasé par des barbares endoctrinés dont une poignée de spécimens sont venus, la semaine dernière, troubler ce qu'ils appellent une « fête de perversité ».
13 novembre 2015. Un vendredi soir sur une Terre qui tourne de moins en moins rond, le Bataclan s'est mué en antichambre de l'enfer. Lola était là. Guillaume, Valéria, Elodie et Amine aussi.
En entrant dans la salle, certains ont directement emprunté les escaliers pour dégoter une place assise à l'étage avec vue plongeante sur la scène. D'autres ont probablement jeté un œil au stand des t-shirts avant de foncer se poster devant les barrières. Sans doute, ont-t-il croisé le regard de Nick, le responsable merchandising des Eagles of Death Metal. Le groupe américain, fondé par Jesse Hughes et Josh Homme (absent vendredi soir), s'était lancé depuis peu dans une tournée européenne qui devait s'achever le 10 décembre prochain au Portugal.
A l'heure où il commande une bière au bar situé au fond de la salle, à droite de l'entrée, Stéphane ne sait pas encore que les Aigles ne se poseront jamais à Lisbonne. Pas plus qu'ils n'iront à Nîmes, comme cela était prévu le 7 décembre.
Le baiser de la mort
Le Bataclan est une salle de concert parisienne mythique. Contrairement à l'édifice, bâti dans les années 1860, l'entrée en elle-même, située sur le boulevard Voltaire, ne paye pas de mine. Pourtant, son panneau jaune pâlichon tapissé de lettres noires placé au-dessus des portes est aussi connu que les lettres rouges de l'Olympia. Plus roots, moins tape-à-l'oeil mais, quelque part, plus authentique.
En 1975, un Supertramp encore méconnu s'y produisait devant moins de quinze personnes dont la plupart avait été recrutée par le staff du groupe directement dans la rue. Plus tard, en juillet 2011, Ray Manzarek et Robby Krieger des Doors y jouaient l'intégralité de L.A. Woman après être allés se recueillir sur la tombe de Jim Morrison à l'occasion des 40 ans de l'album et de la mort du Roi Lézard. Entre eux et après eux, des milliers d'artistes de toutes nationalités, de tous genres.
Aurélie, jeune Varoise dont la famille est originaire de Levie, en Corse-du-Sud, attendait le concert de vendredi depuis longtemps. D'autres, si l'on en croit les messages sur les réseaux sociaux, avaient réussi à racheter une place à la dernière minute. « A votre bon cœur, m'sieurs-dames ! » Parfois, par ce qui était alors encore de la chance, la quête était couronnée de succès. Rien ne laissait alors présager que le ticket pour deux heures au paradis du hard rock allait se transformer en aller simple pour l'enfer. Et que les cornes du diable qui battaient la mesure au rythme des Cherry Cola et Silverlake tomberaient au sol avant même la fin de l'enjoué et hélas funeste Kiss the Devil.
Ce soir-là, les aigles noirs ont fait fuir ceux du death metal. Les balles ont fusé plus vite que les riffs, aussi lourds et rapides soient-ils. Les fous ont semé la terreur, pris des vies, décimé des familles. Ces « idolâtres » qu'ils méprisent tant leur tournaient pourtant le dos, occupés qu'ils étaient à communier avec leur dieu d'un soir, celui du rock'n'roll.
Emportés par la foule
La mort s'est souvent invitée dans les concerts et autres festivals. L'appel de la fosse, sans doute. Altamont, en 1969 (un jeune poignardé par un Hell's Angel), Woodstock, la même année (une appendicite mal traitée, un accident de tracteur et une overdose)...
Cincinnati, aux Etats-Unis, le 4 décembre 1979 : onze personnes périssent piétinées à l'entrée du Riverfront Coliseum où doivent se produire les Who.
La foule a très souvent joué le rôle néfaste de déclencheur. Mai 2009 à Rabat, au Maroc : lors d'un festival de musique du monde, une bousculade provoque l'effondrement d'un grillage. Onze personnes (cinq femmes, quatre hommes et deux enfants) sont tuées. Une quarantaine sont blessées.
Avril 2014, à Kikwit en République Démocratique du Congo : un concert hommage est organisé en l'honneur de King Kester Emeneya, une légende de la musique congolaise décédée quelques semaines auparavant. L'événement attire beaucoup trop de monde. Plus de quarante personnes trouvent la mort.
En juillet de la même année, en Guinée, 33 personnes dont onze mineurs sont tuées lors d'un concert du groupe de rap Instinct Killers pour les mêmes raisons.
2014 toujours : un concert est organisé à Séoul. Des spectateurs grimpent sur une grille d'aération pour mieux voir la scène. La structure cède. Une dizaine de mètres la sépare du sol. Seize personnes périssent, neuf sont grièvement blessées.
Les éléments ont également joué un rôle meurtrier. Le 18 août 2011, un violent orage éclate lors du festival Pukkelpop, en Belgique. Cinq personnes décèdent, quarante autres sont blessées.
Des incendies ont éclaté comme à Bucarest, en Roumanie, le 30 octobre dernier. Un feu se déclare dans une boîte de nuit où plusieurs centaines de jeunes assistent à un concert du groupe de hard Goodbye To Gravity. Le bilan est lourd : 27 morts, plus de 160 blessés. Un accident de pyrotechnie serait à l'origine du drame.
La foule et les éléments ont propulsé quelques événements culturels dans la rubrique des faits divers. Mais jusque-là, rarement la poudre n'avait ponctué une setlist de concert.
Si l'on excepte l'intervention sans conséquences d'une poignée d'individus dans le Toulouse d'avant Merah (ndlr : en juin 2011, une vingtaine de personnes encagoulées et armées étaient venues troubler le festival Toucouleurs qui se tenait dans les jardins du quartier de la Farouette) et les coups de feu tirés lors d'un show case du chanteur Chris Brown, en janvier dernier à San Jose, en Californie (5 blessés), la tuerie la plus marquante reste celle de Columbus, le 8 décembre 2004, dans laquelle quatre personnes dont Dimebag Darell, ex guitariste de Pantera, avaient trouvé la mort*.
Ce qui s'est passé, le vendredi 13 novembre, au Bataclan est une triste première si l'on considère le nombre des victimes (89), le bilan global des attentats (130 morts et plus de 350 blessés) et le contexte (les plaies de janvier encore ouvertes).
En 2015, l'épicurisme est une cause de mortalité. Les soldats du mal voient en tout cas les choses ainsi. On peut mourir pour avoir croqué une caricature. Mourir pour avoir assisté à un concert, un match de foot. Pour avoir voulu passer la soirée à la terrasse d'un restaurant.
Croquer, danser, chanter, boire, rire... Depuis cette sinistre Saint-Brice, le champ lexical de la vie a, tout de même, sacrément pris du plomb dans l'aile.