L'assimil

Jaime De Sousa

Jean-Philippe, ou Jipé, comme on l'appelait avec tendresse autant que par facilité de prononcer son prénom en entier, était le le seul membre de sa famille à avoir vu le jour sur le sol français et à n'avoir jamais vécu au Portugal, pays d'origine de ses parents.

Dans cette grande famille qui était la sienne, cela faisait de lui quelqu'un de spécial et unique, mais aussi d'isolé et de solitaire, notamment lorsqu'il partait en vacances dans le Minho, région d'où venait sa famille.

Là-bas, il se sentait mis à l'écart de la grande histoire familiale. Déjà, ses parents avaient refusé de lui donner un prénom portugais. Vivant en France, il voulait que leur fils s'intègre parfaitement à la société française ( ils avaient choisi Jean-Philippe en hommage à Johnny Halliday ), et surtout, ils voulaient se faire discrets quant à leur immigration. Sa mère refusait par exemple qu'on l'appelât par son vrai prénom, et se faisait donc appeler Amanda, prénom d'une héroïne d'une série américaine qu'elle affectionnait.

Jipé était le seul de sa famille à porter un prénom français, mais sûrement pas le seul fils d'immigré à porter celui-ci en particulier. D'autres parents avaient eu la même idée, et il n'était pas rare que Jean-Philippe croise d'autres Jean-Philippe ou Philippe, le prénom étant devenu courant au sein de la communauté portugaise de France et vecteur d'assimilation.

Cependant, ses parents n'avaient pas pensé à son intégration en terre mère, et ses cousins, avec qui il avait passé ses premiers étés, n'avaient jamais réussi à prononcé son prénom correctement et avait fini par l'appeler« o francês1 » ou encore « abek », surnom que les jeunes portugais donnaient aux français qui avaient, selon eux, une certaine propension à utiliser le mot « avec ».

A l'inverse en France, on l'identifiait plutôt à un portugais. On le surnommait le « tos » ou encore « bacalhau 2», en référence au produit phare de l'exportation portugaise auquel on prêtait 365 recettes de cuisines et à laquelle on associait la communauté portugaise.

Par ailleurs, l'accent sifflant de sa mère et le « frantugais » de son père étaient souvent l'objet de moqueries et d'imitations plus ou moins drôles de la part de ses copains de classe.

Jean-Philippe, sans le savoir, était atteint de bi-nationalisme, pathologie propre aux enfants d'immigrés, et il allait devoir trouver un remède à cette schizophrénie identitaire.

Jipé ne voulait pas être neutre, ou binational; c'était une position bien inconfortable, notamment en cas de compétition footballistique où il fallait choisir absolument une équipe à soutenir et ne plus en changer.

Au Portugal, une personne devait connaître deux choses de son interlocuteur: son prénom et l'équipe qu'il supportait. Sans cela, la personne rencontrée ne restait qu'un vague souvenir. Le fait d'être identifié en tant que supporter du FC Porto ou du PSG était la marque d'une reconnaissance, et surtout un sujet de conversation quand on avait plus rien à se dire. La neutralité n'était pas une option envisageable.

C'est au cours de sa scolarité que JP allait choisir le camp dans lequel il s'implanterait.

D'années en années, à chaque séance de formulaire administratif à compléter, il constatait qu'il n'était pas le seul, dans les cases « professions des parents », à indiquer que sa mère était femme de ménage, et son père ouvrier du bâtiment.

Et ce qui avait frappé notre jeune ami, c'était que tous ces élèves partageaient comme lui un nom de famille battant allégrement des records de longueurs et voyelles: Machado Mendes, Dos Santos Neiva, Da Cunha Silveira et autres De Paiva Teixeira... Tous portugais, sans aucun doute.

Oh bien sûr parfois se glissait un espagnol, un grec ou un italien dans cette armée de maçons et de techniciens de surface aux cheveux couleurs corbeaux, mais cela devenait de plus en plus rare.

Comment se sentir français lorsqu'on s'appelait Jean-Philippe Alves Domingues et que ses parents, comme bon nombre de parents portugais, exerçaient des métiers sans qualification, parlaient difficilement le français et n'osaient pas se mêler aux autres populations?

Surtout, comment être français lorsqu'on découvrait que ses héros d'antan qu'étaient les gaulois, les révolutionnaires de 1789 ou bien encore les Résistants, n'avaient aucun lien avec l'histoire de sa propre famille?

L'Histoire ne lui laissait pas d'autre choix que de devenir lui-même portugais.

C'est vrai, concèdons-le, il ne connaissait pas encore leurs noms... Mais il se faisait fort de les découvrir prochainement.

Il fallait maintenant qu'on soit sûr qu'on le reconnaisse en tant que tel...

Heureusement, certaines âmes soucieuses de guérir ce bi-nationalisme, et qui avaient perçu la détresse de ces jeunes fils d'immigrés, avaient eu l'idée ces dernières années de développer tout un commerce de produits rappelant de près ou de loin l'antique Lusitanie. De nombreux jeunes adolescents purent ainsi s'identifier et se reconnaître par le biais de t-shirts, pull, casquettes et autres bijoux frappées aux couleur de la mère patrie. Ils devenaient V.I.P, à savoir Very Important Portuguese, le nom de la marque.

Jipé devint rapidement V.I.P; enrichissant sa garde-robe et faisant de son armoire un temple dédié au Dieu Portugal... Son armoire, mais aussi sa voiture, nouvellement acquise, présent parental pour sa majorité.

Bien sûr, Jean-Philippe n'avait pas été jusqu'à peindre sa citroen saxo aux couleurs du Portugal ( et de toute façon la voiture était déjà verte ). C'eût été d'un goût douteux; en revanche l'intérieur était devenu la vitrine commercial du plus petit pays d'Europe de l'Ouest: Sièges et appuies-tête aux couleurs nationales, écharpe et fanion du FC Porto se partageant le rétro intérieur et la plage arrière, et, comble du luxe, sur la fenêtre arrière régnait majestueusement un sticker autocollant représentant, d'un blanc immaculé, les contours du pays sous lequel on pouvait lire ce mot plein de promesses: paraiso3

Et ce « paradis », qu'il ne rejoignait qu'une fois l'an à la meilleure saison, il en avait un avant-goût tous les samedis soirs lorsqu'il se rendait à la discothèque Beira-Mar4 ( que vous aurez devinez portugaise ) qui, contrairement à ce que son nom indiquait, se trouvait au bord d'une voie rapide.

Là, au milieu d'une zone commerciale de banlieue éclairée par les puissants néons d'un Conforama et d'un Mr. Bricolage, la jeunesse franco-portugaise se retrouvait pour célébrer son identité retrouvée en tenue correcte exigée.

Dans ce lieu, si vivant mais dénué de charme, Jipé se sentait en totale osmose avec les autres clients. C'était dans ses moments là, et plus encore dans ceux passés dans la salle exclusivement dédiée au folklore portugais, que Jean-Philippe se sentait appartenir à un ensemble, à un tout, bref à une communauté.

Mais cette communauté, si soudée le temps d'une soirée, avait aussi besoin d'exprimer sa ferveur patriotique au-delà du cercle franco-portugais. Les compétitions de football étaient l'occasion idéale de le faire puisque à chaque victoire de l'équipe nationale, Jean-Philippe et ses compatriotes exprimaient leurs joies à travers la ville en mettant à mal le klaxon de leur véhicule et les tympans de leurs voisins. Il fallait que le Monde sache qui ils étaient, d'où ils venaient, ils ne voulaient pas être oubliés.

Chaque jour passé rapprochait un peu plus Jean-Philippe du portugais qu'il rêvait d'être. Il ne lui manquait qu'une chose: acquérir un statut officiel et non plus officieux de citoyen de l'État portugais.

Jusqu'à présent, malgré tous ses efforts, on ne reconnaissait à Jipé que ses origines. Il avait beau dire à qui voulait l'entendre qu'il était portugais, on le reprenait sans cesse en lui rappelant qu'il était né en France, et qu'il était donc français. Ce qu'il lui fallait, c'était la nationalité portugaise et la carte d'identité qui allait avec. Ainsi fait, il était sûr qu'on ne pourrait plus lui récuser son identité. Il ne suffisait pas d'être « d'origine », il fallait ETRE portugais.

C'était donc avec joie qu'à l'aube de ses dix-huit ans, âge à partir duquel il pouvait choisir sa nationalité, que Jipé s'était rendu à l'ambassade du Portugal à Paris pour faire sa demande officielle.

Identifiant rapidement l'accueil, Jipé se dirigea vers l'homme en costume gris qui orientait les visiteurs vers les différents bureaux et service du lieu.

Sans doute l'homme reconnut en lui le néo-portugais que Jean-Philippe Alves Domingues allait devenir puisqu'il lui sourit chaleureusement, sourire que ne tarda pas à imiter notre jeune héros avant que son ainé ne s'adresse à lui: « Boa tarde jovem... E para qué?5 »

Jean-Philippe fixa longuement l'homme en face de lui, le sourire crispé. Il ne trouva pas les mots pour lui répondre. Pour cela, il fallut qu'il ait appris le portugais...

1Le français

2Morue

3paradis

4Bord de mer

5Bonjour jeune homme, c'est pourquoi?

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