Last Moments.

Tophe Harper

C'est le jour! Je le sens! Papa m'avait prévenu. « Tu verras ma fille! Tu te lèveras un matin, des fourmis dans les entrailles, les côtes qui te chatouillent, une sensation de faim sans appétit réel. Alors, tu comprendras que ton jour est venue et il te faudra choisir. Surtout, il faudra que tu n'aies pas peur! Si tu ressens ce que je viens de te décrire, si tu te rappelles de mes mots comme si j'étais en train de te les souffler, alors, tu auras bien vécu! Tu partiras mais ta vie n'aura pas été écourtée. C'est vrai que tu n'en auras plus pour très longtemps, un jour ou deux, trois si ton souhait est gourmand. Mais, le souffle de la vie sera en train de s'éteindre. Tu sais, on doit tous partir un jour. Ce qui compte, c'est d'avoir envie de se gratter l'intérieur du ventre. Ne me regardes pas comme ça. Je suis ton vieux père, mais ce message, c'est ton grand-père qui me l'a enseigné. Je ne suis pas sénile, tu sais! Tu te rappelles de ton grand-père? Avec ces choses-là, il ne plaisantait jamais! Un dernier conseil de ton vieux père, écoute-moi bien! Quand tu recevras ton avertissement prend bien le temps de dire au revoir à ton cher et tendre! Ton grand-père n'a pas eu le temps de le faire et ta grand-mère en a beaucoup souffert.» Ses mots circulaient dans ma tête. Ils empruntaient un sens giratoire, puis un autre. Ils s'arrêtaient à un feu rouge pour que je les médite et redémarraient lentement pour que je m'en imprègne. Ils finirent leur course dans une voie sans issue. Il y avait un panneau « lève-toi maintenant ». Le cerveau… Quel drôle de concept! J'ouvrai les yeux.

Je tournais la tête, je voulais que la première vision d'un de mes derniers jours soit le visage de l'homme qui m'a porté à bout de cœur pendant ces quarante dernières années. Mon jumeau de l'Amour, mon partenaire de bonheur. Comme je me débattais avec la couette à fleur qui s'était partiellement glissée sous mes fesses je l'extirpai de son sommeil qui semblait plus léger que d'habitude. Il tourna la tête vers moi, souleva ses paupières si peu ridées par le temps. La surprise de ce que j'ai vu me fit « sursauter ». Il avait les yeux bleus, comme un nouveau-né. Ryder, d'ordinaire, avait les yeux verts parsemés de liserés bleu et gris. J'ai alors compris que je n'étais pas la seule appelée. Mon mari ne serait pas là pour me « veiller » lorsque j'allais passer de l'autre côté. Mon mari passera de l'autre côté avec moi! Ils n'étaient pas légion les couples qui mouraient ensemble! À peine une dizaine ce siècle durant, nous en vivions pourtant la dernière décennie! Une rumeur rodait dans les Centres d'accompagnement de fin de Vie. Des petits vieux la colportaient en racontant aux plus jeunes qu'après le dernier Souffle les couples défunts se voyaient attribuer un poste de la plus haute importance. Ils se devaient cependant d'accepter une contrepartie : l'interdiction formelle de rendre visite à leurs proches encore dotés du souffle de vie. Ce qui voulaient dire ne pas visiter leurs rêves. Ce n'était pas une décision à prendre à la légère! Il n'y avait aucun moyen de revenir en arrière! Une fois que le Maître de l'Abime vous prélevait la dernière goutte de sang présente dans vos veines afin de vous faire signer le contrat, vous deveniez un gardien des Vivants. Vous n'aviez plus accès au Lien de Parenté qui vous permettait de anter les nuits de votre famille. Vous deviez également renouveler vos vœux de mariage. Les gardiens ne servaient qu'en couple, aucune dissolution n'était accordée! Je me demandai alors ce que je choisirais Ryder. Et moi? Serais-je prête à veiller sur ceux qui fut mes semblables? J'en fus peu sûre.

Pépère ouvrit les yeux. C'était comme ça que je l'avais appelé pendant toutes ces années, lui m'appelait Mémère. Ces surnoms portaient tout l'Amour et la taquinerie qui nous faisaient. Ce qu'on a pu rire tous les deux. Parfois, nous nous regardions et nous éclations de rire. Pourquoi? Nous ne le savions pas nous-mêmes. Sûrement la joie d'être ensemble qui teintait notre vie.J'avais désormais ses prunelles dans les miennes. Quarante ans après, ça me procurait toujours la même sensation. Mon cerveau se mettait en veille, mon coeur redoublait d'efforts, j'étais habité par cet homme. Je ne m'appartenais plus, comme il ne s'appartenait plus. Je le voyais dans son regard. Nous n'étions plus qu'un déversé dans deux corps. Combien de personnes peuvent se vanter de ressentir ça? Combien peuvent lever la tête pour dire «Oui, j'ai traversé deux générations empêtrées dans ses atomes et nous fusionnons encore!»? Si vous pouviez sentir ce vêtement de fierté qui m'habille quand c'est moi qu'il regarde comme ça. Oui! à soixante ans je me comporte encore comme une gamine! C'est l'Amour, je vous parle du vrai, ça fige vos molécules et ça vous empêche de vieillir! Voilà, c'est toujours pareil. Quand il me regarde comme ça, je m'envole. Il me ramena sur Terre en me pincent le nez. Il brillait devant moi. Ce n'était pas l'appel des Derniers instants, il a toujours brillé, resplendit.

Ryder ne s'encombrait pas de détail, nous n'en n'avions plus le temps de toute façon! Il me dit qu'il voulait être Gardien, ne pas passer l'arme à gauche pour rien. Il me demanda si je voulais bien lui faire ce dernier cadeau et je ne pus lui répondre par la négative. Ce que nous ignorions c'est que dès l'instant où nous étions appelés ne nous ne disposions que de quelques minutes pour faire notre choix. Aussi, à peine avions nous opté pour le gardiennage, à peine notre vie fut écoulée.

Pépère et moi sommes passés de notre Dernier Instant à la Chapelle de l'Abisse. Nous avions retrouvé notre jeunesse et nous allions devenir des Gardiens Des Vivants.

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