L'attente
Christian Boscus
Anne attend sur le quai de la gare. Elle s’est habillée simplement, sans bijou et sans fard. Son élégance, sa beauté pure et son teint basané enchantent le quai autour d’elle. Quand elle est arrivé, l’espace morne et triste s’est paré des saveurs du printemps.
Le train doit entrer en gare de Montpellier à 11 h. Elle est en avance, comme toujours. Cela lui donne le temps d’observer tout ce qui entoure. Cela la rassure. Elle aime bien contrôler la situation. Il n’aime pas attendre ni se faire attendre. Quand l’autre est en retard, il nous prend de l’énergie. On le guette, on l’espère, on s’inquiète, on croit le voir arriver de tous les endroits possible. Il y a des gens qui jouissent de se faire attendre, de ne jamais arriver à l’heure. Anne déteste ça.
Elle ne sait pas s’il viendra. Elle ne l’a jamais vu. Ils se sont parlé des heures pendant plusieurs mois.
Ce qu’elle sait de lui, c’est qu’il arrive de Madagascar et qu’il vient pour elle. Cela la ravit au plus haut point qu’un homme fasse tant de kilomètres pour la rencontrer.
Anne ne l’a pas vu depuis vingt cinq ans. Elle ne le connait pas. Elle se l’imagine. Un homme d’âge mur, à la peau noire luisante, bien bâti, cultivé, bien habillé. L’homme parfait en quelque sorte.
Anne s’est habillée en rouge pâle pour qu’il la reconnaisse. Lui aura un chapeau vert sur la tête.
Anne se demande pourquoi elle a eu envie de connaître cet homme, cet étranger, ce voyou comme disait sa mère. N’a-t-il pas pris la fuite le jour de sa naissance ? Cette croyance a toujours valut à Anne de ne connaître que des échecs en amour. Elle a envoyé balader tous les hommes de sa vie au moment où la relation commençait à devenir un peu stable. Anne est allé voir plusieurs psychologues et tous étaient unanimes : la quête du père à travers l’homme. Elle s’est dit que cette fois il fallait faire cesser tout cela, prendre le taureau par les cornes. Elle a envoyé balader ces messieurs et ces dames qui lui révélaient ses incapacités. Elle a donc tout fait pour retrouver son géniteur. Deux années durant elle remua ciel et terre. Elle avait appris qu’il venait de Madagascar. Il ne fut pas facile de le trouver.
Touré arrive bientôt en gare de Montpellier. Il n’a pas remis les pieds en France depuis vingt cinq ans. Il n’y serait jamais retourné si cette femme au téléphone ne lui avait annoncé qu’elle était sa fille. Il est tombé des nues. Il a d’abord cru à un canular, une mauvaise blague de lycéenne en mal d’exotisme. Puis au fur et à mesure de la conversation, son interlocutrice lui révéla des détails que lui seul pouvait connaître. Plusieurs mois de dialogue au téléphone et par internet l’avaient convaincu de faire ce voyage et de rencontrer sa fille. Il commençait déjà à l’aimer sans la connaître. Chaque fois qu’il pensait à elle, son cœur le transportait dans les plus beaux moments de son existence.
Anne ne sait pas quelle va être sa réaction quand elle verra cet homme, son père. Elle ne se voit pas l’accuser de quoi que ce soit bien qu’elle ait éprouvé un manque profond de papa. Son absence a été pour elle comme un fardeau à porter partout, de l’école à sa vie publique.
Sur le quai de la gare les gens se sont posés par paquets comme s’ils ne voulaient pas se mélanger les uns aux autres de peur de ne pas être retrouvés par ceux qu’ils attendent.
Anne l’attend mais elle ne s’attend à rien même si elle sait au fond d’elle-même qu’une porte va s’ouvrir au plus profond d’elle-même. Elle le sait intimement : si elle rencontre cet homme, ce père absent, quelque chose en elle se cicatrisera. L’absence peut-être. Quelque chose en elle germera. La confiance sûrement.
Touré se souvient de son aventure parisienne. Comment pourra-t-il expliquer à Anne que sa mère était une prostituée dont il était tombé amoureux quand il la rencontra ? Jamais elle n’acceptera. Comment lui dire que pour elle il a commis l’impardonnable ?
Il était venu à Paris pour monter sur le ring et peut-être devenir le plus grand champion de boxe de son pays. A Paris se déroulait les championnats Européens et il venait combattre le tenant du titre de l’époque. Une semaine avant la rencontre, après l’entraînement, il avait rencontré Amalia. Quelque chose de fort c’était passé entre eux, comme une retrouvaille ancienne de deux âmes en exil. Il n’était pas pour elle une simple passe. Ce ne fut pas pour lui un simple « coup ». Ils s’étaient aimés vraiment. Une alchimie intime les avait réunis comme deux ruisseaux qui se retrouvent pour engendrer une rivière magnifique.
Quand elle l’appela à l’aide parce que son souteneur la violentait, jaloux de cette histoire d’amour extravagante, il vola à son secours. Il ne put contenir sa colère. Les coups fusèrent. Quand l’autre tomba, il était très sonné.
Lorsque la police vint pour l’accuser du meurtre de Maurice, il tomba des nues. Il tenta de se justifier mais toutes les preuves étaient contre lui.
Touré n’avait qu’une seule plaie dans le creux de son âme : il ne supportait pas l’injustice. Pendant la garde à vue, il s’évada et aidé de son manager, il réussit à quitter la France. Il ne reçut jamais les honneurs de la victoire qu’il venait de remporter le jour même de son arrestation.
Touré arrive en gare de Montpellier dans quelques minutes et il se demande si la police l’attend aussi pour le mettre en prison. Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Cette fois encore, pour une femme, il prenait de gros risques. Cette fois, c’était pour sa fille. Oui, se dit-il, j’ai fait le bon choix.
Amed attend sur le quai de la gare. Il sait que l’inconnu arrivera sur ce quai coiffé d’un chapeau vert sur la tête. Il ne sait pas comment est Touré. Amed n’a jamais vu celui qu’il attend. Il ne le connait pas. Il sait seulement qu’il a tué Maurice, son père, il y a vingt cinq ans. Il n’était encore qu’un nourrisson. Son clan veut le venger et Amed a été tiré au sort pour accomplir cette sale besogne. On lui a mis une arme entre les mains mais il n’est pas un tueur. Il n’aime pas les armes à feu. Que va-t-il faire de ce flingue qui pèse un âne mort dans sa poche, au contact froid comme une limace déglutissant sur une salade plus très fraîche. Il n’a jamais fait de mal à personne même s’il fait partie du clan des « Rapats » qui contrôle une partie du marché noir et de la drogue venue en grande partie d’Algérie et du Maroc.
Amed ne sait pas ce qu’il va faire. Il déteste toute forme de violence. Il aime la campagne, les chèvres, les champs. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est l’écriture. Il aime écrire. Il écrit tous les jours sur des vieux cahiers de brouillons des histoires d’amours rocambolesques. Il se régale. Quand on lui a mis ce vieux P 38 dans les pattes, il n’a pas osé dire non de peur de passer pour un lâche.
La commissaire Angèle Chaussain attend elle aussi à la gare de Montpellier. Un bon indicateur a averti son service qu’il allait se passer quelque chose à l’arrivée du train 742 en provenance de Paris. Elle se demande pourquoi on l’a envoyé sur ce coup alors qu’elle enquêtait sur une affaire de viol dans le parking de la Comédie. Elle n’avait pu déterminer si la fille disait vrai. Son supérieur lui a dit qu’il était très important qu’elle s’occupe de ce problème.
Elle en a de la bouteille Angèle. Depuis plus de Vingt sept ans elle enquête sur tous un tas de crimes. Elle a déjà résolu plusieurs histoires compliquées même si certaines sont restées sans réponse et parfois sans coupable. Elle adore son métier mais au fond de son cœur elle rêve de lever le pied, de prendre du recul, d’aller se reposer dans un coin tranquille au soleil, de faire autre chose. Elle vit à Paris depuis quarante ans et elle voudrait être entourée de nature, d’arbres, de fleurs, d’animaux.
Posté dans le hall, elle espère trouver une piste. D’en haut, elle aperçoit Amed le plus jeune de la bande des « Rapats ». Que fait-il ici ? Une ampoule à incandescence s’allume dans son cerveau. Elle se rappelle une vieille affaire qu’elle a traité il y a au moins vingt cinq ans. Elle avait failli perdre sa place. Son prisonnier, accusé d’homicide involontaire envers un des membres de ce clan qui sévit toujours, s’échappait pendant qu’elle en effectuait la garde à vue. Pendant l’interrogatoire, le prévenu se faisait la belle en sautant du deuxième étage après avoir assommé son gardien qui le conduisait aux toilettes. Elle a oublié son nom mais elle se souvient que c’était un beau colosse.
Anne s’impatiente. Elle remonte vers le grand hall pour consulter les arrivées. Le train en provenance de Paris aura trente minutes de retard. Elle t’empeste et puis se dit que cela fait vingt cinq ans quelle attend. Bon, quelques minutes de plus ou de moins n’y changeront rien, se dit-elle. Elle redescend et c’est alors qu’elle remarque Amed en train de faire les cent pas sur le quai. Elle est tout de suite attirée par ce jeune homme énigmatique. Il doit avoir à peu près son âge. Il est d’une beauté limpide et une grande douceur se dégage de son visage. Un charme berbère illumine son visage basané. Il semble préoccupé. Elle le lit dans ses yeux inquiets. Elle s’approche de lui comme attirée par un aimant. Ce n’est pas son genre de draguer les garçons qui lui plaisent. Néanmoins elle se pose à quelques pas de lui.
Amed vient de remarquer, malgré son agacement et son impatience, la fille redescendue du hall après lui être passé devant. Une légèreté émane d’elle. Son corps est comme un violon sculpté pour un maestro. Elle est toute excitée comme un enfant qui attend un cadeau à Noël. Visiblement elle doit attendre son amoureux absent depuis plusieurs semaines, voir plusieurs mois, se dit-il.
Elle s’est posée pas très loin de lui. Elle est belle comme une fleur de coquelicot en plein midi à l’heure où le soleil, épris de chaque création, pose un baiser de lumière sur chacune. Amed a envie instinctivement, comme un petit papillon, d’aller la butiner. Il a vu quelle le regardait avec insistance tout en guettant l’arrivée du train.
Touré entend que le train aura trente minutes de retard. Trente minutes de plus, c’est beaucoup et peu à la fois pour trouver les mots justes. Il pense qu’il vient de faire une folie mais qu’importe. Depuis toutes ces années il n’a jamais pu effacer de sa mémoire et de son quotidien le souvenir d’Amalia. Peut-être va-t-il la retrouver dans le regard d’Anne ? Elle lui a expliqué que sa mère est décédée il y a quelques mois. Cela l’a décidé à sortir de sa jungle. Grâce à son frère Tovo qui habite Tananarive, il sera bientôt à Montpellier. C’est lui qui a été averti qu’une fille cherchait son frère. Sans lui, Touré n’aurait jamais rien su.
Touré se demande ce qu’il va bien pouvoir raconter à sa fille. Depuis ce drame, il s’est réfugié au plus profond de Madagascar près de la forêt de Pierres des Tsingy. Il est devenu un homme médecine et un fervent défenseur de ce lieu magnifique que la déforestation intensive menaçait de bouleverser. Grâce à lui et plusieurs autres, les Tsingy sont devenues un sanctuaire au cœur d’un parc national.
Le commissaire Angèle Chaussain est intuitive. Amed semble attendre quelqu’un qui va descendre de ce train et il est comme inquiet. Ce n’est surement pas sa petite amie ni quelqu’un de sa famille. Elle téléphone au central de la P.J et demande à Martin de fouiller dans l’ordinateur pour essayer de trouver quelque chose. Martin est un as de l’internet. Elle lui demande aussi le numéro de son indicateur qui a donné l’information sur la probable intrigue de la gare.
Angèle Chaussain appelle Paulo et lui demande si ce qui se trame à la gare de Montpellier est en rapport avec le clan des « Rapats ». Paulo confirme. Il s’agit bien d’une histoire de vengeance. Un individu qui arrive par le train serait mêlé à l’affaire.
Quelques instants plus tard Martin rappelle et Angèle lui explique l’incroyable coïncidence. Quand elle a fini de lui raconter tous les détails, il lui demande si elle se souvient du nom du personnage en question. Elle n’a en mémoire que sa corpulence. Martin lui susurre au téléphone : « Touré », ca te dit quelque chose. Angèle Chaussain fait un bon en arrière et entend la voix de Touré : « Madame croyez-moi, quand j’ai quitté ce salopard, il était vivant. J’aurai pu le tuer d’un coup de poing mais je l’ai seulement assommé. Madame, croyez-moi ! Madame… »
Angèle se souvient comment elle avait été attiré par ce boxeur dont elle venait de voir le combat. Le comble fut quand on lui ordonna d’arrêter le champion à la fin du match et de l’embarquer au poste de police. Dans la voiture, elle s’était assise à côté de Touré et leurs bras nus, dans la chaleur du plein été, avaient frémis réciproquement. Leurs yeux alors s’étaient touchés comme deux branches d’un même arbre se rejoignant un beau matin et leur deux corps avaient frémi de cette tendre proximité.
Martin la laisse marmonner toute seule quelques instants.
- Allo ! Martin !
- Oui.
- Mais qu’est ce que vous foutez ? Je croyais que vous aviez raccroché.
- Je vous laissais rêver, patronne, répond-t-il.
- N’importe quoi !
- Vous voulez la meilleure, demande-t-il, en prenant l’accent Africain.
- Parle imbécile !
- J’ai appelé la gare de Paris et j’ai eu l’enregistrement. Un certain Touré Tsingy est dans le train…
- Bingo.
- Et la cerise sur le gâteau… Il n’est pas seul. Une femme l’accompagne
- Ah !
- Ce n’est pas sa femme mais sa fille.
- Ca alors ! s’exclame-t-elle. Qu’est ce qu’il peut bien venir faire en France avec sa fille ?
Quand Touré a décidé de rentrer en France pour une durée indéterminée, Hanitra s’est mise en colère. Comment osait-il l’abandonner ? Elle ne le supporterait pas. Elle a tout essayé pour le dissuader mais elle a très vite compris que lorsqu’il prenait une décision, il ne revenait pas dessus. Puisque c’est comme cela, lui a-t-elle dit, et bien je t’accompagnerai. Il a tout essayé lui aussi pour la faire renoncer mais il a très vite compris que lorsqu’elle avait décidé quelque chose, elle était aussi têtue que lui.
Hanitra est une belle femme sensuelle. Une vraie splendeur. Ses cheveux noirs comme la nuit la plus profonde tombe sur ses hanches aux allures de violoncelle ensorcelé. Touré l’a adoptée il y a vingt deux ans quand ses deux parents ont péri dans un grave accident d’autocar. Il n’a rien dit à Anne sur la venue de Hanitra. Il n’a pas voulu compliquer les choses car son départ fut décidé quelques jours seulement avant le vol pour Paris.
Amed s’approche d’Anne. Quand il entre dans sa sphère intime, un mètre à peine en face d’elle, elle se met à vibrer de l’intérieur comme si elle venait de prendre une décharge électrique douce. Elle sent surtout son crâne trembler et son cœur tressaillir. Une sorte de frénésie intime s’empare d’elle, sa peau frisonne. Jamais cela ne lui était arrivé en présence d’un garçon.
Quand ses yeux pénètrent ceux de la fille qui l’observait du coin de l’œil, Amed sent quelque chose danser dans son corps, peut-être un troupeau de cellules pas encore bien installé ou des neurones en train de rigoler. Il veut savoir tout de suite qui est cette fille et ce qu’elle fait là.
- Mademoiselle, vous attendez votre amoureux. Il en a de la chance.
- Pas du tout, répond-t-elle.
- Ah bon, vous semblez toute excitée.
- Je le suis. J’attends un homme.
- Votre prétendant. Vous l’avez rencontré par internet.
- Vous êtes bien curieux.
- Pardon, je manque de civisme. Je m’appelle Amed, dit-il en lui tendant la main. Et vous ?
- Anne.
Leurs mains s’enlacent comme deux lianes enroulées au tronc d’un arbre gigantesque s’élevant vers le ciel pour voir l’infini caché derrière les nuages. Durant une éternité, ils restent accrochés l’un à l’autre sans pouvoir reprendre leurs doigts captifs. Anne se ressaisit de cet abandon merveilleux, reprend sa petite main baignée de tendresse et répond :
- L’homme que j’attends, c’est mon père.
- Ah, cela me rassure, s’exclame Amed.
- Pardon.
- Je voulais dire : cela est rassurant pour vous que vous attendiez votre père.
Ils se sentent happés l’un par l’autre. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils sont comme aimantés. Il a envie de la toucher. Elle a envie de se coller à lui.
Ils s’assoient sur un des nombreux bancs et le monde n’est plus que pour eux. Anne lui raconte son histoire, comment elle a retrouvé cet homme après plusieurs mois de recherche, comment elle est enchantée qu’il ait fait le voyage pour la rencontrer. Au fur et à mesure qu’elle avance dans son récit, Amed comprend. Ce père attendu et celui qu’il attend sont la même personne. Il est abasourdi, médusé que le destin lui fasse une farce aussi terrible. Il se sent entrer en amour pour Anne. Il la connait à peine mais elle semble avoir toujours été présente à la porte de son cœur. Que faire ? Tout lui dire. Que va-t-elle croire ?
Anne voit Amed pâlir quand elle se raconte à lui et elle perçoit les parois de son cœur prêtes à exploser. Que faire ? Lui demander ce qui le perturbe ?
Le train va bientôt entrer en gare d’une minute à l’autre. Ils restent là, suspendus à leur éternité mystérieuse comme deux soleils tourbillonnants dans l’espace infini. Ils sont collés épaules contre épaules et leurs souffles se mélangent, passant d’une peau à l’autre comme un parfum sur une étoffe. Toute leur vie en un instant se mélange, traversant leur enveloppe corporelle pour ne former plus qu’une seule âme, qu’un seul monde.
Le commissaire Angèle Chaussain ne comprend pas. Amed semblait anxieux et il s’est mis à draguer une fille sur le quai. C’est à ni rien comprendre. Si ce jeune est là pour se venger, de quoi s’agit-il ? Au même instant Martin l’appelle sur son portable.
- Allo Martin.
- Je poursuis mes recherches. Vous savez qui était l’homme qui a été assassiné il y a vingt cinq ans ?
- Je ne m’en souviens plus.
- Son père !
- Cela expliquerait pourquoi il est à la gare.
- Peut-être, mais on a rien sur lui. Pas la moindre infraction. Il n’est même pas fiché. Blanc comme neige, c’est plutôt rare chez les voyous. Ce serait plutôt un saltimbanque.
- Mais alors qu’est ce qu’il fout là ?
- Allez lui demander.
- J’y vais, le train arrive dans quelques minutes. Salut Martin.
- Attendez, je n’ai pas fini ! On a trouvé le coupable quelques mois après le meurtre.
- Ah oui ! Je m’en souviens.
- Un certain Zopec d’une bande rivale. Il était venu rencontrer un dénommé Maurice. Lorsqu’il est arrivé, Maurice était encore sonné par la raclé qu’il venait de se prendre et ce salopard de Zopec lui a planté son surin dans le ventre. Pour une histoire de filles. Heureusement, quelqu’un avait vu toute la scène, caché derrière un rideau. Une des filles de Maurice, une certaine Amalia.
- Si le coupable a été trouvé, pourquoi Amed est-il à la gare ? Ca n’a pas de sens.
- Vous allez trouver chef.
Touré et Hanitra se lèvent pour prendre leurs bagages. Hanitra est heureuse. Cela faisait longtemps qu’elle avait envie d’aller en France. Elle y est, c’est un miracle et en plus elle va faire la connaissance d’Anne, sa demi-sœur. Son français n’est pas impeccable mais elle se débrouillera.
Touré est inquiet et ravi en même temps. Il n’a rien dit à Hanitra sur son passé à Montpellier. A quoi bon, cela l’aurait rendue nerveuse et aurait gâché sa joie. Il se souvient de la jeune commissaire qui venait de prendre sa première affaire. Elle ne l’a pas cru. Elle était vraiment bien roulé mais stupide. Il se dit que peut-être la police l’attend sur le quai pour le mettre en prison. Personne ne sait qu’il arrive à part Anne. Il se demande ce qu’à fait la police dans cette histoire. Il n’y a jamais eu de recherche par Interpol. Cela se serait su à Tananarive. Malgré cela, Touré à vécu caché sous un faux nom. Il ne voulait courir aucun risque.
Amed ne sait pas quoi faire. Il ne peut pas avouer à Anne qu’on l’a chargé de tuer son père. Il en est bien incapable. Il se lève. Il n’a qu’une envie, se débarrasser de ce flingue. Il se lève pour aller jusqu’à la poubelle de quai. Anne l’interpelle :
- Dis-moi Amed, tu attends qui ?
Amed ne sait pas quoi répondre. Une ampoule à incandescence s’allume dans son cerveau. Il répond :
- Toi.
- Moi ! Moi ! s’exclame Anne, d’une exclamation mêlée de sourire.
- Oui, quand je t’ai vue entrer dans la gare, je ne sais pas ce qui m’a pris mais je t’ai suivi.
Amed pose ses yeux berbères dans les siens et lui prend la main. Il n’en revient pas. Habituellement il ne sait pas aller vers les filles. Il est plutôt réservé, renfermé et n’arrive pas à exprimer ses sentiments.
Anne se laisse faire. Elle est comme hypnotisée par la beauté pure de cet homme. Elle n’en revient pas. C’est la première fois qu’un homme vrai prend les devants. D’habitude, c’est toujours elle qui fait le premier pas en réalité. Les hommes ont peur d’elle en général car c’est une belle fille et ils pensent qu’elle est déjà prise ou sont impressionnés par son assurance.
- Tu m’as suivie, dit-elle.
- Oui, pardonne-moi.
Rachid et Benji attendent aussi. Ils ont observé toute la scène depuis le début. La seule façon que Rachid à trouvé pour démontrer au clan qu’Amed est incapable de faire du mal à une mouche a été de lui mentir. Lui faire croire que l’homme au chapeau vert a tué son père. Le pistolet est chargé à blanc. Rachid est un caïd mais il adore son petit frère et il sait que celui-ci, c’est le « raté » de la famille, l’incapable comme dit Benji. Amed est simplement différent. Il n’a pas suivi l’exemple et il veut vivre sa vie. Pourquoi ? Rachid dit que c’est parce que la mère lui a donné le sein trop longtemps.
Cette mascarade est une idée de Rachid. De toute façon Touré n’est pour rien dans la mort de son père. Rachid en veut un peu à ce grand colosse. Il est passé dans leur vie et il a tout chamboulé pour protéger Amalia la belle et la sortir de la prostitution.
Lorsqu’Anne a commencé ses recherches pour retrouver son père, le clan des « Rapats » l’a su et il a voulu faire peur à Touré en envoyant Amed. Rachid savait que son frère renoncerait et il ne croyait pas qu’il aurait été jusqu’à la gare attendre un homme de grande corpulence avec un chapeau vert sur la tête.
Rachid vient de remarquer le commissaire Angèle Chaussain qu’il connait bien. Cela complique tout.
Le train arrive en gare. Amed tient la main d’Anne et de son autre main libre il prend le pistolet et le jette entre deux wagons. Personne n’entend le vieux bruit de ferraille qui passe inaperçu. Amed n’a jamais menti mais ce qu’il dit à Anne il le pense vraiment. Il ne peut pas lui dire la vérité.
- Quand je t’ai vu passer dans la rue et te diriger vers la gare, je ne sais pas ce qui m’a pris. Une impulsion. Quelque chose d’incontrôlable. Un élan. Une force m’a poussé vers toi. Jamais je n’ai ressenti autant de bonheur en te voyant passer devant moi. Je t’ai senti éveiller ma peau…
- Je…
C’est la première fois qu’un garçon lui parle comme cela. Anne ne sait pas quoi dire. Elle est sous l’émotion, l’étonnement et la joie. Son cœur bat comme mille chevaux au galop et son œil droit produit une larme de bonheur. Ils ne se lâchent plus la main.
- J’ai envie de te connaître, lui dit Amed, avec tendresse.
- Heu… Oui, avec plaisir, balbutie Anne.
- Tiens, prend mon numéro de téléphone et appelle-moi. Promis !
- Promis.
- Je te laisse accueillir ton papa. A bientôt.
Ils se prennent dans les bras et s’enlacent comme s’ils s’étaient toujours connus. Amed disparaît dans la foule.
Tout s’accélère. Le commissaire Angèle Chaussain descend l’escalier roulant pour aller interpeller Amed. Amed décroche son portable qui sonne. C’est Rachid. Il lui dit de sortir de l’autre côté parce que les flics l’ont repéré et de se débarrasser du flingue. Touré et Hanitra descendent sur le quai. Anne a repéré au loin un chapeau vert. Elle se dirige vers Touré. Elle est aux anges. Elle sait qu’elle va revoir Amed bientôt et il n’aura pas trop à attendre. Quand elle le retrouvera, il lui prendra la main à nouveau et elle se laissera emporter. Son attente est finie. Pendant ce temps, Angèle Chaussain cherche Amed qui s’est envolé. De toute façon il ne s’échappera pas car à l’autre bout du quai il y a deux flics en faction. Il faudra qu’il vide ses poches et avoue pourquoi il attendait sur ce quai. Elle aperçoit à son tour l’homme au chapeau vert. Elle comprend tout à coup le lien qui existe entre la fille qu’Amed était en train de draguer et le colosse.
Anne et Touré se regardent quelques secondes et se prennent dans les bras. Pour Touré l’attente est terminée. Il va pouvoir contempler cette fille tant attendue. Il en a deux désormais. Le commissaire Angèle Chaussain s’approche du trio et Touré l’a reconnait sans hésiter. La fille aux yeux de ciel ouvert est toujours aussi belle. Quelques cheveux blancs décorent sa toison de blés murs mais ajoutent du charme à son élégance.
Angèle et Touré se dévisagent et tandis qu’Anne et Hanitra font connaissance Touré tend ses deux mains. Angèle le contemple. Quel homme ! Il doit avoir son âge mais il est magnifique. Son teint chocolat lui donne une allure de Denzel Washington. Angèle adore cet acteur. Elle est séduite en un instant. Elle prend les deux mains de Touré comme hypnotisée par cette présence masculine. Resserrant son étreinte, elle lui dit :
- Touré, vous n’avez rien à craindre. Je ne suis pas là pour vous. Si... Heu, un peu... balbutie-t-elle. Enfin… vous n’êtes accusé de rien. Vous avez été innocenté il y a bien longtemps.
Touré reste un instant perplexe. Le temps est suspendu. Il comprend pourquoi il n’a jamais été inquiété.
Il plonge son regard de nuit dans les yeux d’Angèle et se sent emporté dans un tourbillon de désirs espiègles. Il a envie de l’étreindre mais se retient comme un gentleman.
Touré répond à Anne avec un accent africain forcé :
- Je vous l’avais bien dit madame, il fallait m’écouter…
- Appelez-moi Angèle, s’il vous plait.
- Avec plaisir Angèle, répond-t-il, en retournant ses mains contre les siennes.
Ces deux là aussi en ont fini de s’attendre.